Morgan.
Bouche bée, je vois ma belle-sœur s’avancer dans le faisceau de lumière. Un lent sourire se dessine sur ses lèvres. Elle est élégante, comme toujours, vêtue d’un long manteau beige qui lui va à merveille, coiffée d’une casquette en cuir bleu clair, d’où s’échappent les boucles ondulantes d’une perruque blonde. Tout devient clair, brusquement : cette maison, c’est elle – cette modernité froide, respirant le design sobre et en fin de compte plutôt stérile.
— Tu as toujours été trop stupide pour Art, assène-t-elle.
Son visage est pincé, son regard sombre et dur. Et c’est à ce moment-là que je comprends.
— Toi ?
Mon cerveau a du mal à accepter ce qui doit être la vérité.
— C’est toi qui as pris mon bébé ?
— Bravo, Geniver, répond-elle, sarcastique.
Elle porte des gants assortis à sa casquette. En un éclair, je comprends aussi que c’est elle que Bernard O’Donnell a vue entrer dans le garage avec Art.
Que c’est elle qui l’a tué.
Je la fixe, totalement abasourdie.
Lorcan tape des pieds et s’agite sur sa chaise. Je recommence à tâtonner, cette fois avec le nœud de son bâillon. Il est trop serré pour que je le défasse. Je me rabats sur la corde et tire dessus de nouveau, sans quitter Morgan des yeux. Elle m’observe avec mépris.
— Laisse-le tranquille, ordonne-t-elle. Sinon, j’appelle Jared pour qu’il te force à obéir.
La porte de la cuisine s’est ouverte à demi et je devine tout juste le profil imposant du colosse. Il a la posture d’un soldat, les mains derrière le dos, les jambes légèrement écartées. Il a l’air d’une brute. Je lâche les liens de Lorcan, que je n’ai pas réussi à desserrer d’un millimètre.
— Mais enfin, Morgan, qu’est-ce que tout ça veut dire, bon sang ? Qu’est-ce que je t’ai fait ?
— Il ne s’agit pas de toi, rétorque-t-elle avec dédain. Mais d’Art et de moi.
— Comment ça ?
Les paroles d’Art me reviennent en mémoire. Une… expiation.
— En quoi notre enfant peut-il te concerner ?
Morgan incline la tête de côté.
— De quel droit oses-tu t’introduire chez moi et exiger quoi que ce soit ?
— Moi ? Exiger quoi que ce soit ?
Je ne comprends rien à ce qu’elle dit.
— Tu… Tu m’as volé mon bébé !
— Je l’ai eu avant même que tu saches qui il était, riposte-t-elle.
Je n’en crois pas mes oreilles. Qu’est-ce qu’elle raconte ?
— Art s’est complètement trompé sur ton compte, ricane-t-elle. Il disait que tu renoncerais, que tu faisais toujours ce qu’il voulait. Moi, je savais que tu en serais incapable. Et j’avais raison. Tu es allée droit à la police après l’avoir vu, n’est-ce pas ? Il ne voulait pas croire non plus que tu serais prête à foutre toute sa carrière en l’air… jusqu’à ce que Jared rapporte le film de Rodriguez.
Ce dernier monte toujours la garde devant la porte, obstruant l’essentiel de la lumière qui vient de la cuisine.
— C’est toi qui l’as envoyé le récupérer ?
Morgan acquiesce.
— Jared était le chauffeur de mon père. Après sa mort, il est resté à notre service. Il me connaît depuis ma plus tendre enfance. Il ferait n’importe quoi pour moi.
Les yeux durs du géant sont rivés sur le visage de Morgan. Je ne doute pas une seconde de sa loyauté.
— Pourquoi voulais-tu ce film ?
— Parce qu’il est compromettant pour Art, répond-elle doucement. Quand Rodriguez m’a prévenue que tu l’avais volé, il a fallu que je le récupère pour le protéger.
— Pour protéger Art ?
Je secoue la tête.
— Je n’y comprends rien, Morgan. Art est ton frère. Qu’est-ce que tu as à voir avec notre… notre bébé ?
Morgan tape du pied avec impatience, l’air songeur.
— Je t’aurais bien volontiers épargné cela, Geniver, mais franchement, je suis tellement en colère contre toi que je m’en moque.
— Épargné quoi ?
Elle désigne la porte.
— Par ici. Je vais te montrer.
Je me tourne vers Lorcan qui s’agite de plus belle sur sa chaise, voulant visiblement que je reste. En réalité, je ne pense pas avoir le choix. Morgan n’est peut-être pas armée, mais Jared si.
De toute manière, je veux des réponses.
Dans la cuisine, Morgan retire sa casquette et sa perruque blonde et les pose sur le plan de travail, puis me fait signe de la suivre et enfile le couloir pour gagner le salon. C’est une grande pièce carrée, dont le mobilier est en poirier lui aussi. Un grand écran de télévision est placé dans un coin, en face d’un canapé en cuir flanqué de deux fauteuils élégants. Cet espace semble plus habité que le reste de la maison. Des livres et des revues sont étalés sur la table basse et une pile de DVD pour enfants est posée sur le sol.
Morgan traverse la pièce, écarte les DVD et ouvre le placard sous le téléviseur. Elle sort de sa poche un DVD qu’elle introduit dans le lecteur.
— C’est une copie, avertit-elle. L’original était sur cassette VHS.
— L’original de quoi ?
— Tu vas voir.
Elle fixe l’écran.
— Voici qui est vraiment ton mari, Geniver.
J’ai soudain l’impression que Morgan est dans son élément. Qu’en dépit de ce qu’elle affirme, elle mourait d’envie de me montrer ce qu’il y a sur ce DVD. Une image apparaît. Elle est granuleuse… en couleur mais de mauvaise qualité – on y voit une chambre, une chambre de fille, avec des rideaux en dentelle blanche autour du lit et une rangée de poupées alignées sur l’étagère peinte en rose au-dessus. La lampe de chevet diffuse une lumière rose.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ma chambre à Édimbourg. J’étais rentrée à la maison pour les vacances de Pâques. J’avais presque vingt ans.
Les battements de mon cœur s’accélèrent. Que suis-je donc sur le point de voir ?
Une Morgan toute jeune crève l’écran, reculant vers le lit. Mince et bronzée, elle est superbe, vêtue d’une minijupe et d’un haut rose à bretelles fines. Il émane d’elle une douceur que je ne lui ai jamais connue. Elle sourit à quelqu’un d’invisible, rejette ses cheveux bruns – plus longs qu’ils ne le sont à présent – derrière son épaule.
Elle s’assied sur le lit et tend les mains. Art entre dans le cadre. Il porte un jean et un tee-shirt et a l’air incroyablement jeune. Je fronce les sourcils, cherchant à comprendre. Si Morgan avait presque vingt ans, Art devait en avoir dix-huit. Il la rejoint sur le lit de sorte qu’ils sont tous les deux de profil par rapport à la caméra. Ni l’un ni l’autre ne la regarde. Je suis certaine qu’Art ignore totalement qu’elle est là. Il aurait détesté l’idée d’être filmé. Il se penche et attire Morgan à lui. Ils s’embrassent.
Prise d’un haut-le-cœur, je détourne les yeux.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? Pourquoi me… ?
— Regarde !
À regret, je m’exécute. Art retire le haut de Morgan, sa bouche se referme sur un sein, sa main libre tâtonne sous la jupe. Morgan a rejeté la tête en arrière, ses cheveux retombent sur le dessus-de-lit blanc. Elle a l’air aux anges.
Un mélange de douleur, de jalousie et de dégoût me submerge.
Morgan m’observe, un petit sourire mesquin sur les lèvres.
— C’est ça que tu voulais me montrer. C’est répugnant.
— Ce n’était pas répugnant, dit-elle, tandis que son sourire s’efface. Certainement moins répugnant que tes escapades avec Lorcan dans des hôtels sordides. Art et moi nous aimions.
— Quoi ?
L’expression extatique du visage de Morgan s’impose de nouveau à mon esprit.
— Tu t’étais peut-être entichée de lui, mais il devait être trop ivre pour…
J’essaie de ne pas regarder l’écran. Je ne veux pas voir ce film, mais je ne peux pas résister à la tentation d’y jeter un dernier coup d’œil. C’est suffisant pour confirmer ce que j’avais déjà imaginé. Je me détourne de nouveau, très vite, mais la vision s’est gravée au fer rouge dans ma mémoire.
— Il n’était pas ivre, rétorque-t-elle d’un ton sec. Et ce n’était pas la première fois qu’on faisait l’amour. On le faisait chaque fois que mes parents étaient sortis. On ne pouvait pas s’en empêcher.
— Mais c’était ton frère !
— On venait tout juste de se rencontrer, réplique Morgan avec impatience. Art avait débarqué chez nous la semaine précédente. Papa a refusé de lui parler, mais j’ai tout entendu. Quand Art est parti, j’ai couru après lui pour le rattraper.
Elle marque une pause.
— Je t’ai raconté tout ça. Tu t’en souviens, non ?
C’est vrai, bien sûr. Morgan me l’a dit en effet – son récit était tellement vivant que je n’avais eu aucun mal à imaginer la scène : l’adolescente se ruant au-dehors, en larmes, pour offrir à Art son soutien et son amitié. La sœur qu’Art n’avait jamais connue. Et je n’oublierai jamais le visage défait d’Art lorsque je l’avais enfin convaincu de me raconter cet incident, et qu’il avait décrit la froideur de son père, et combien il s’était senti rejeté…
Il ne m’était pas venu à l’esprit une seconde que l’histoire ne se limitait pas à l’alliance de deux enfants contre un père tyrannique.
— On a parlé un peu et puis on s’est revus, poursuit-elle. On s’est rapprochés… c’était chimique. Inévitable.
— Et mal.
J’ai la nausée.
— De quel droit nous juges-tu ? rétorque-t-elle avec mépris. De quel droit quiconque peut-il nous juger ?
— Pourquoi as-tu enregistré ça ? Art ne savait pas que tu filmais cette scène, n’est-ce pas ?
Morgan hausse les épaules.
— On s’est vus chaque jour pendant près d’une semaine. Quand Art a dû repartir, j’ai compris que je voulais avoir un vrai souvenir de lui.
Une rougeur colore ses joues.
Je la dévisage, comprenant ce qu’elle veut dire. Un frisson me parcourt.
— Tu étais vraiment amoureuse de lui, dis-je, horrifiée. Oh ! Mon Dieu, tu…
— Je suis tombée enceinte.
Les paroles de Morgan claquent dans l’air comme un fouet.
— Enceinte d’Art. Il m’a dit qu’il m’aimait aussi, mais qu’on ne pouvait pas garder le bébé. Que personne ne l’accepterait.
Mon cœur se serre. Un instant, j’ai si mal que je ne peux penser à rien d’autre.
— Que s’est-il passé ?
Morgan continue à me regarder froidement.
— J’ai fait ce qu’il voulait. J’ai avorté. Il y a eu des complications – un problème rarissime, imprévisible, qui n’arrive qu’une fois sur un million – et le médecin m’a dit que je ne pourrais plus jamais avoir d’enfant.
Je suis accablée.
— Un avortement.
Le mot m’échappe dans un soupir.
— Morgan.
Elle grimace.
— Ç’a été affreux. Je ne l’ai dit à personne sauf à Art. Mais j’ai su. J’ai tout de suite su que ç’avait été l’erreur de ma vie.
— Oh ! Mon Dieu.
C’est un cauchemar. Dans une seconde, je vais me réveiller, sûrement.
— Il m’a fallu du temps pour m’en remettre, reprend-elle, d’une voix sourde et empreinte de tristesse. Je n’ai revu Art que quatre ans plus tard – quand Lorcan et lui sont venus aux États-Unis. Je leur avais proposé de séjourner à Martha’s Vineyard – et je me suis débrouillée pour être là aussi. Lorsqu’ils sont arrivés, je n’en croyais pas mes yeux. Art se droguait. N’allait nulle part. On aurait dit une épave. Et Lorcan était un tel raté…
Elle se tait un instant.
— J’ai supplié Art de se reprendre en main. Je lui ai offert de l’argent, tant qu’il en voulait. Il était trop fier pour accepter, mais, par la suite, il a réussi à retourner la situation. Deux ou trois ans après, il a créé Loxley Benson. Il parlait constamment de toi… de cette fille qu’il avait rencontrée… pourtant je savais, même si Art ne pouvait pas formuler ça avec des mots, que nos sentiments l’un pour l’autre n’avaient pas changé. Et dès que j’ai appris que tu étais enceinte, j’ai su qu’Art nous devait ce bébé.
Le souffle coupé, je comprends enfin ce qu’Art a voulu dire en parlant d’« expiation ». Une nouvelle vie pour remplacer une vie perdue.
— Mais c’était notre bébé ! Le mien et celui d’Art.
Je cherche frénétiquement à appréhender ce qu’on me demande de croire. Comment Art a-t-il pu renoncer à Ed comme il l’a fait ? Au nom de l’amour ? Non, il nous aimait, nous. Il voulait que nous ayons un bébé… il veut toujours que nous ayons un bébé.
— Art était d’accord.
L’expression de Morgan est empreinte de fierté, de défi.
— Il m’a aidée à tout arranger. Il t’a même administré un médicament pour endormir le bébé le jour de la césarienne. Il te l’a fait prendre avec tes vitamines.
Interdite, je fouille fiévreusement mes souvenirs. Voilà pourquoi je m’étais sentie assommée, étourdie, toute la journée. Art m’avait droguée, trompée. Cette pensée est insoutenable.
— Il a fait tout ça pour moi, continue-t-elle. Il savait que je serais une mère fantastique.
— Et moi ? Tu n’as pas pensé une seconde que c’était cruel de me laisser croire que mon bébé était mort ? Que c’était inhumain ? Injuste ?
Morgan sourit.
— Quand on était enfants, mon père nous disait toujours : « Qui t’a dit que la vie était juste ? » Elle ne l’est pas. On prend ce qu’on peut, quand on peut. C’est une question de survie. Et la seule chose qui nous permet d’obtenir ce qu’on veut, c’est l’argent.
— Tu dis n’importe quoi.
— Vraiment ? Et comment avons-nous obtenu un faux certificat de décès ? Comment avons-nous pu garantir le silence du personnel de la clinique et de l’établissement de pompes funèbres ? Comment avons-nous eu les papiers prouvant qu’Ed était à moi ? Et tout garder secret jusqu’au moment où cet imbécile d’O’Donnell nous a suivis à Shepton Longchamp ?
La vision du corps sans vie de Bernard surgit devant mes yeux.
— Je sais que tu l’as tué. Et que tu as tué sa femme, Lucy.
— Ne sois pas ridicule. O’Donnell était un accident. J’ai… J’ai paniqué et appuyé sur la détente. La mort de sa femme n’a rien à voir avec moi.
— Pas directement, dis-je lentement. Mais tu as envoyé Jared, n’est-ce pas ? Tu as envoyé ton chauffeur la renverser.
Morgan me fixe. Ses yeux ne trahissent rien.
— Comment as-tu pu faire ça, Morgan ? Les O’Donnell étaient de braves gens. Ils essayaient seulement de m’aider à retrouver mon enfant.
— De braves gens ?
Elle croise les bras avec mépris.
— C’est surtout l’argent d’Art qui les intéressait.
— Non. Non, pas du tout.
— Tu en es sûre, Geniver ? Réfléchis. Es-tu sérieusement en train de me dire qu’il n’a jamais été question d’argent entre eux et toi ? Tu crois qu’ils auraient pris la peine de te rapporter la confession faite par Mary Duncan sur son lit de mort s’ils n’avaient pas su qu’Art était un riche homme d’affaires ?
Je songe au visage anxieux de Lucy, à sa rougeur quand elle m’a avoué leurs soucis financiers, au soulagement embarrassé de Bernard quand j’ai transféré les vingt mille livres sur son compte.
— Ça ne justifie pas le meurtre, dis-je calmement. Et Gary Bloode, l’anesthésiste ? Tu l’as fait tuer, lui aussi, n’est-ce pas ? Pourquoi ? Il menaçait de te dénoncer ?
— Bloode est devenu trop gourmand, rétorque-t-elle. Il exigeait plus d’argent que je n’étais prête à lui en donner. Tu vois, Geniver ? Aucun d’entre eux n’était innocent. Et seuls les véritables innocents devraient être protégés.
— Comme les enfants, tu veux dire ?
La colère m’envahit de nouveau.
— En quoi as-tu protégé mon enfant en l’empêchant de vivre avec sa vraie mère ?
— Je suis sa mère.
Elle me toise d’un regard d’acier.
— Ed ne manque de rien.
— Qui d’autre est au courant ?
— Personne à part Art.
— Alors, l’argent t’a permis de tout acheter, dis-je, sarcastique.
— Presque tout, répond-elle sans ironie. Art vient nous voir quand il peut. C’est ça, l’amour.
La fureur bouillonne en moi.
— Ed était mon bébé, Morgan. Mon bébé et celui d’Art. Comment peux-tu vivre avec ça ?
— J’ai vécu avec bien pire.
Un long silence s’abat sur la pièce. Il pleut – la nuit tombe derrière les fenêtres nues. Je frissonne, bien qu’il ne fasse pas froid dans le salon. Je ne crois pas qu’Art aime Morgan. Pas comme elle le prétend. Pourquoi l’a-t-il laissée prendre notre bébé ? Morgan s’approche du lecteur DVD et retire le disque. Une image du film me transperce brusquement.
— Tu l’as menacé, c’est ça ?
Je balbutie, cherchant à comprendre.
— Tu lui as dit que tu montrerais ce film aux gens s’il ne renonçait pas à notre bébé.
— Ce n’était pas aussi simple.
— Si. Tu t’es servie de ce film pour le faire chanter.
Le visage de Morgan est glacial.
— Tu ne sais pas de quoi tu parles.
— Si.
J’insiste, car je sens que j’ai raison.
— Tu t’en es servie pour punir Art parce qu’il… parce qu’il ne t’aimait pas autant que tu l’aimais.
Elle garde le silence, mais je sais que j’ai vu juste.
Elle remet le DVD dans sa poche et me désigne la porte. Je réfléchis à ce que m’a dit Art dans le bois. Y avait-il une part de vérité ? Il n’a pas mentionné de film.
— Et… quand j’étais enceinte, tu as menacé de me faire du mal s’il ne renonçait pas à notre bébé ?
— C’est ce qu’il t’a raconté ? renifle-t-elle. Pauvre Art. Non. Art m’a donné Ed parce qu’il m’aimait.
— Pas parce que tu as menacé de t’en prendre à moi ? Pas parce que tu menaçais de montrer ce film de vous deux ?
— Il n’était pas question de toi. Et la cassette vidéo n’était pas le problème principal. C’était seulement… une assurance, comme les images d’Art sur la caméra de surveillance de Fair Angel étaient l’assurance contre Rodriguez. Mais c’est vrai, Art ne voulait pas que les gens soient au courant… de ce que nous avions fait.
Pas même moi.
— Mais si Art me l’avait dit, j’aurais compris !
Les mots ont jailli d’eux-mêmes, pourtant je ne suis pas sûre que ce soit la vérité.
Morgan éclate d’un rire dédaigneux.
— Écoute-toi, Geniver ! Tu penses vraiment que c’est ta réaction qui l’inquiétait ? Tu étais beaucoup plus bas sur la liste, je t’assure. Art dirige une société qui est fondée sur des principes éthiques. Si ce film de nous deux était sorti au grand jour, il aurait été ruiné.
Je la fixe, terrassée. Voilà la raison de la conduite d’Art. Quoi qu’elle en dise, il n’a pas agi par amour pour elle, ni, quoi qu’il en dise, davantage pour me protéger. Je vois d’ici la manière dont la presse aurait présenté le scandale il y a huit ans, à l’époque de la naissance d’Ed. Les journalistes auraient souligné l’hypocrisie de sa prise de position publique et insisté sur les détails sordides enregistrés sur la cassette vidéo. Sa carrière aurait été stoppée net alors même qu’elle prenait son essor.
Mes genoux menacent de se dérober sous moi. Tous ces mensonges. Toute cette souffrance. Pour permettre à Art de conserver son image d’homme d’affaires éthique… pour que rien ne vienne entraver son ambition inébranlable, sa soif de réussite. Je voudrais hurler à Morgan qu’elle ment. Mais je connais trop bien Art pour ça.
Quelque chose en moi se déchire.
— Tout ça pour le pouvoir et l’argent…
Les mots m’échappent dans un souffle.
— Évidemment, c’est moi qui me suis occupée du côté financier, dit Morgan, se méprenant sur le sens de mes paroles. Art m’a aidée. Nous avons payé tout le monde en espèces. Plus d’un million au total.
J’ai le vertige. Les cinquante mille livres qu’Art a versées à MDO semblent subitement insignifiantes. Et innocentes. Oh ! Hen, je suis tellement désolée.
— Tu ne le comprends pas, voilà tout, continue Morgan, les lèvres pincées. Pas comme moi. Il est comme notre père – c’est quelqu’un d’immense, d’immense, qu’on ne peut pas soumettre aux conventions. Il m’aime avec une force que tu ne peux même pas soupçonner. Nous nous aimons.
Je secoue la tête. Morgan indique la porte du couloir.
— Tu sais comment tout a commencé. Il est temps d’en finir à présent.
La peur me comprime la gorge.
— Que veux-tu dire ?
— Jared ?
Au cri de Morgan, le garde apparaît sur le seuil. Son visage est encore à moitié caché par sa capuche, mais je vois sa mâchoire crispée. Sévère et résolue.
— Fais monter Lorcan dans la voiture. On y va.
Elle me fait signe d’avancer.
— Allez, Geniver.
Je regarde autour de moi, cherchant désespérément quelque chose… n’importe quoi… qui puisse me servir d’arme. Il n’y a rien.
Dans le couloir, Morgan passe devant moi. Dans la cuisine, j’entends Jared grogner, et les cris étouffés de Lorcan.
D’instinct, je me rue vers Morgan, la bouscule, traverse le couloir en courant et ouvre la porte d’entrée à la volée. Il fait complètement nuit à présent. Je me précipite dans l’allée, me jette contre la grille. Si seulement je pouvais l’escalader, faire signe à une voiture de s’arrêter…
— Geniver !
La voix de Morgan résonne sur le perron.
— Ne fais pas l’idiote.
Je m’immobilise. Me tourne à demi. Adossée à l’un des piliers, elle m’observe, ses cheveux bruns et soyeux brillant dans la lueur provenant du couloir.
— Jared a une arme braquée sur la tempe de Lorcan. Si tu ne reviens pas immédiatement, je lui dirai de tirer. Lorcan sera mort avant que tu atteignes la rue. Je compte jusqu’à trois… un…
J’hésite. Morgan elle-même n’est pas armée. Il n’y a qu’un seul revolver. Mais je ne doute pas une seconde qu’elle soit capable de donner l’ordre d’abattre Lorcan.
—… deux…
Si je rebrousse chemin, aurons-nous encore une chance de nous en sortir tous les deux ?
— Geniver ?
La voix de Morgan est froide et posée.
— Qu’est-ce que tu choisis ?
Quand je me suis réveillé et que j’ai regardé par la fenêtre, la Méchante Dame était là – dans notre allée ! J’étais fâché contre elle parce que Maman avait été très en colère que je me sois laissé prendre en photo et elle m’avait envoyé au lit. Je me suis souvenu que j’étais un preux chevalier et j’ai pris mon épée, ce qui était vraiment idiot parce que, même alors, quand j’étais petit, je savais que ce n’était qu’un jouet et qu’elle ne ferait de mal à personne.
Bon, j’avais peur mais j’étais prêt à suivre le Plan spécial, comme je l’avais promis à Maman. J’ai regardé dehors encore une fois et j’ai vu la Méchante Dame remonter l’allée en direction de la maison. Maman était là aussi et, pour la première fois, j’ai compris qu’elle allait avoir besoin de mon aide.
J’ai révisé le Plan spécial. Je n’avais que deux choses à faire.
Tout bas, je lui ai promis que je réussirai.