Le temps s’arrête. Morgan esquisse un geste vers Art. Il recule, le revolver pend à ses doigts. Les bras de Morgan retombent. Ses yeux se ferment, elle se recroqueville et s’effondre sur le sol avec un bruit sourd.
Elle est parfaitement immobile. Du sang coule sur sa poitrine… rouge vif sur la moquette bleue.
Je me précipite vers elle.
— Morgan ?
Ses paupières frémissent, s’ouvrent et elle pose sur moi un regard de triomphe.
— Il vous aura, murmure-t-elle. J’y ai veillé. Il vous aura tous les deux.
Un instant encore, elle me regarde – agitée et furieuse – et puis ses yeux se voilent, s’éteignent et soudain son corps n’est plus qu’une coquille vide. C’est fini.
Art se laisse tomber à genoux, le revolver encore à la main. Quand je lève la tête, Ed est debout sur le seuil. Quelques secondes s’écoulent. Elles semblent durer une éternité. Brusquement, Ed prend une énorme inspiration et lâche un hurlement de désespoir.
Je l’atteins avant même d’avoir su que j’allais bouger. Je l’attire à moi mais il se tortille pour m’échapper et traverse la cuisine en courant. J’entends ses pas précipités dans l’entrée, dans les marches de l’escalier.
Art me retient par le bras alors que je m’apprête à le suivre.
— Attends une minute, s’il te plaît.
Lorcan s’est agenouillé à côté de Morgan. Il palpe son poignet à la recherche d’un pouls. Met la main devant sa bouche pour sentir sa respiration. Il y a du sang partout.
— Elle est morte.
Une bouffée de nausée monte en moi. Je ferme les yeux.
Art me secoue.
— Gen ?
Je me rends compte qu’il m’a parlé. Je n’ai rien entendu de ce qu’il a dit.
— Quoi ?
Il pose le revolver sur le sol à ses pieds.
— Je vais laisser ça ici. Il y a mes empreintes dessus. N’y touche pas.
Ensuite, il se tourne vers Lorcan. Les deux hommes se considèrent avec une franche hostilité.
— Où est Jared ? Comment t’es-tu échappé ? demande Art.
— Je l’ai assommé. Il est dehors, dans l’allée.
Art s’approche de la porte-fenêtre. Comme il fait mine de sortir, Lorcan intervient.
— Où vas-tu ?
— Il risque de se réveiller. Il faut qu’on l’empêche de s’enfuir. Je vais le ligoter.
— Sûrement pas. Il est hors de question que tu sortes de cette pièce.
— Il faut qu’on mette Jared hors d’état de nuire, insiste Art.
Une douleur terrible se lit dans ses yeux mais je reconnais sa mâchoire crispée… la détermination de sa bouche pincée.
— Reste ici, ordonne Lorcan. Je m’en occupe.
— Non, écoute. Je sais où est la corde. Je reviens tout de suite.
— Je ne te crois pas.
Lorcan s’avance vers lui. Ils s’affrontent du regard, les poings serrés.
— Je me fiche de ce que tu crois. Je fais ça pour Gen.
— Il me semble que tu as perdu tout droit de faire quoi que ce soit pour elle.
— Arrêtez ! Il faut avertir la police. Tout de suite. Et Ed ?
Je songe avec horreur au petit garçon qui se terre quelque part en haut, seul et terrifié.
Lorcan décoche à Art un dernier regard assassin.
— Très bien. Je reste avec Gen.
Art lève les mains en l’air, un geste qui évoque à la fois la défaite et le mépris de lui-même.
— Appelle la police, Gen. Montre-leur tout ça. Explique-leur ce qui s’est passé. Sauf qu’il y a une chose dont tu ne devrais pas parler.
— Ah oui ? Et laquelle ? demande Lorcan.
Art pointe le doigt vers le couteau qui gît sur le sol.
— À ta place, j’effacerais les empreintes et je le remettrais dans le tiroir.
Lorcan cille, visiblement pris au dépourvu.
— Bien.
Il se lève, ramasse le couteau et se rend dans la cuisine. Une seconde plus tard, j’entends couler l’eau du robinet.
— Oh ! Gen…, murmure Art. S’il faut que ce soit lui, fais en sorte qu’il veille toujours sur toi. Je sais que je n’ai pas le droit de te demander quoi que ce soit, mais je t’en prie, sois prudente.
Jamais je ne l’ai vu aussi malheureux, aussi hanté, et pourtant je perçois dans ses yeux un vestige de la chaleur d’Art, de sa personnalité.
Je voudrais lui dire quelque chose, mais mes sentiments sont trop forts et trop compliqués pour que je puisse les exprimer par des mots. Une partie de moi l’aime encore. Une partie de moi l’aimera toujours.
Tant de vies ont été gâchées.
— Je regrette tellement, Gen. S’il te plaît, dis à Ed que je l’aime.
Sa voix se brise. Sans me donner le temps de répondre, il tourne les talons, ouvre la porte-fenêtre à la volée et sort dans le noir.
Je regarde Morgan de nouveau… la flaque de sang sombre qui l’entoure. Puis je traverse la pièce et compose le 999. Je suis toujours en train de répondre aux questions du standardiste quand Lorcan revient. Il passe un bras autour de mes épaules et je le laisse me serrer contre lui un instant. Je voudrais fermer les yeux, ne plus voir le corps de Morgan… l’expression désespérée d’Art… la terreur du petit garçon qui se cache en haut… mais je sais que rien de tout cela ne va disparaître comme par magie.
Je ne peux pas me dérober.
Je me dégage et pars à la recherche de mon fils.
Un jour passe. Un autre. Avant que je m’en sois rendu compte, une semaine s’est écoulée. Un mois. Deux. Six. Et ma vie entière a été bouleversée.
Art a tenu parole. Après avoir ligoté Jared, il est revenu à la maison, juste avant l’arrivée de la police. Nous avons été interrogés séparément, bien sûr, mais j’ai appris par la suite qu’il avait tout avoué sur-le-champ : l’enlèvement d’Ed – et le meurtre de Bernard O’Donnell par Morgan. Le Dr Rodriguez est parvenu à se volatiliser et n’a jusqu’ici pas été retrouvé. Sans doute vit-il confortablement quelque part au bout du monde – mais j’espère qu’il passera le reste de ses jours à redouter d’avoir à rendre des comptes à la justice.
Jared a admis sa culpabilité dès qu’il a appris la mort de Morgan. Au tribunal, il était trop anéanti pour essayer de se disculper. Il a plaidé coupable pour le meurtre de Lucy O’Donnell et celui de Gary Bloode. La seule chose qu’il a refusé d’admettre c’est que Morgan lui avait donné l’ordre de nous tuer, Lorcan et moi, si elle venait à mourir.
Longtemps, les dernières paroles de Morgan – « Il vous aura tous les deux » – m’ont hantée, s’immisçant dans mes rêves pour me réveiller en sursaut, le cœur battant. Mais six mois ont passé, aucun tueur à gages n’est sorti de l’ombre et Jared lui-même est derrière les barreaux pour un bout de temps.
Art a été arrêté et d’abord inculpé de meurtre, puis d’homicide volontaire. La déposition de Lorcan et la mienne ont corroboré sa version des faits, de sorte que sa peine est moins lourde qu’elle n’aurait pu l’être. Il est devenu quelqu’un d’autre depuis son incarcération – pas seulement à cause de sa résignation stoïque. Il semble diminué dans son uniforme de prisonnier, plus petit sans ses complets élégants et son iPhone.
En dépit de ma colère, je ne peux m’empêcher d’éprouver de la compassion pour lui. Art a presque tout perdu… sa liberté, son mariage, son foyer, sa société et sa réputation. Loxley Benson a été rachetée par le conseil d’administration et Kyle continue à la faire tourner, mais la survie de l’entreprise est menacée. L’existence d’Ed et de la liaison incestueuse entre Morgan et Art n’ont jamais été officiellement rapportées à la presse. Dans l’intérêt d’Ed, je ne voulais pas qu’Art soit poursuivi pour son enlèvement, ce qui signifie que nombre de détails n’ont jamais été mentionnés au tribunal. Cependant, il y a eu des fuites qui, associées à la condamnation d’Art pour homicide volontaire, ont déjà fait perdre à Loxley Benson la moitié de ses clients.
Kyle rend visite à Art chaque semaine. De leur côté, Tris et Perry sont allés le voir deux fois, mais la plupart de ses anciens collaborateurs lui ont tourné le dos. Ce n’est guère étonnant, je suppose. Pourtant, Art l’a mal pris. Bien sûr, il mérite sa sentence – et une bonne partie du temps, je suis encore furieuse contre lui. Mais il est difficile de rester fâché contre quelqu’un dont la déchéance est si totale et le remords si dévorant. Art est un homme brisé. Les seules fois où je le vois sourire, c’est quand j’emmène Ed le voir en prison.
Ed lui-même a été mon plus grand souci – et mon plus grand réconfort – au cours de ces six derniers mois. En ce moment, il joue avec un bâton dans le jardin, et fait semblant de tirer sur les fleurs. Je m’inquiète qu’il joue si souvent au revolver. Certes, il n’a pas vu la scène elle-même, mais il a entendu la détonation et vu le corps, et il sait que Morgan – qui a été sa mère pendant près de huit ans – est morte. D’après la psychologue pour enfants, son obsession pour les revolvers n’est sans doute qu’une phase normale de son développement. Nous n’avons pas révélé à Ed que c’était son père qui avait tué Morgan. Il est inutile qu’il le sache pour le moment mais j’ai peur qu’il ne soit impossible de le lui cacher indéfiniment. Beaucoup de détails – y compris des informations erronées – figurent sur Internet. Tous les articles de journaux citent Art comme l’auteur du crime, avec des gros titres tels que : « Le gourou de Jugement jugé pour homicide ». Ed a déjà dû affronter tant d’épreuves. Il a perdu sa mère, son père est en prison, et il a aussi été hébergé temporairement dans une famille d’accueil.
Au bout de quelques jours, le temps que les tests ADN confirment mon récit, les services sociaux m’ont autorisée à le ramener à la maison. Il n’a pas parlé pendant une semaine entière et il lui arrive encore de se recroqueviller sous la couette et de refuser d’en sortir. J’ai peur qu’en plus d’être marqué par la mort de Morgan, il n’ait hérité aussi de la nature obsessionnelle et dépressive de mon père. La psychologue est optimiste. Ed la voit depuis quelques mois à présent. Elle recommande de lui faire reprendre l’école le plus tôt possible. Cependant, ce sera une nouvelle école, exactement comme cette maison est un nouveau foyer. J’y ai longuement réfléchi, mais ayant pesé les avantages et les inconvénients de le laisser à Shepton Longchamp ou de prendre un nouveau départ ici, j’ai conclu que sa vie devait être ici.
Une des premières questions qu’Ed m’a posées était de savoir comment il devait m’appeler. La psychologue lui a expliqué – en ma présence – que j’étais sa maman de naissance, pourtant jusqu’ici Ed n’a pas utilisé ce mot. Ce que j’accepte. Je ne veux pas le bousculer.
Pour ce qui est de Hen, je m’efforce de recoller les morceaux. Je regrette toujours qu’Art et elle ne m’aient pas dit plus tôt qu’il lui avait prêté tout cet argent, mais à côté de ce que j’ai appris depuis, cela ne semble plus si important. Hen est occupée avec son nouveau bébé, bien sûr, mais la plupart de mes autres amies ont été géniales. Elles amènent leurs enfants jouer avec Ed – non qu’il s’intéresse vraiment à eux pour l’instant, il est toujours si absorbé par ses propres pensées – et puis, une fois les enfants couchés, elles restent m’écouter parler autour d’une bouteille de vin rouge.
J’ai renoncé à enseigner afin de rester à la maison avec Ed. Charlotte West a appelé plusieurs fois pour me demander à nouveau de lui donner des cours particuliers, et laisser entendre qu’elle aimerait aller voir Art en prison. J’ai pris le parti d’ignorer ses appels et ses textos, et elle a fini par se lasser.
Au moins n’ai-je pas de problèmes financiers, grâce à Art. Il m’a transféré tous ses biens et ne s’oppose pas à la demande de divorce que j’ai engagée.
Je me redresse, ferme mon ordinateur portable. Par la fenêtre de la cuisine, je vois Ed piquer son bâton dans le sol, transperçant quelque chose au bout, son petit visage plissé par la concentration.
L’avoir avec moi est un million de fois plus difficile que je n’aurais pu l’imaginer. Et pourtant, sa présence donne un sens à tout – comme si rien n’était à sa place depuis que je l’avais perdu. Et maintenant que je l’ai trouvé, je me suis retrouvée, moi aussi.
La meilleure preuve de cela, à mes yeux, c’est que j’ai recommencé à écrire. Je raconte notre histoire – j’éprouve le besoin de m’en libérer… J’espère que, ce récit terminé, je pourrai recommencer à écrire de la fiction.
Lorcan en est persuadé. Nous nous sommes beaucoup vus récemment, mais pas ici – et pas avec Ed dans les parages. Nous aurons tout le temps de le faire plus tard. De toute façon, pour le moment, Lorcan est retourné en Irlande. J’aurais pu emmener Ed et partir aussi, mais ç’aurait été injuste. Ed a besoin de s’habituer à vivre avec moi, tout comme Lorcan et moi avons besoin de réfléchir à notre avenir ensemble. Nous savons l’un et l’autre qu’entamer notre liaison dans ces circonstances particulières a tout biaisé. C’est drôle… une relation qui commence de cette façon est en général vouée à l’échec mais je ne peux m’empêcher de croire que la nôtre fera exception à cette règle.
Ed est toujours dehors. Je me lève pour lui préparer une boisson. Désormais, à l’endroit où je rangeais autrefois la porcelaine Arts and Crafts d’Art, j’ai une pile de tasses et de bols en plastique. J’ai encore du mal à y croire. Mais, en fin de compte, j’ai ce que je voulais.
Mon fils, mon enfant, mon graal.
Debout devant l’évier, je fais couler l’eau, laisse cette pensée devenir réalité.