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Je n’aime pas le dire, mais il arrive que mon frère pue. La question de l’hygiène personnelle chez les schizophrènes est souvent problématique. Sont-­ils à ce point dissociés d’eux-­mêmes qu’ils ne se sentent plus ? Oublient-­ils tout simplement de se laver ? Hier, le plus difficile a été de convaincre mon frère de l’urgente nécessité pour lui de s’immerger dans l’eau de notre baignoire. « Pourquoi ? » s’objecta-­t-­il, étonné, hirsute, raide comme un clou, tandis que je lui ôtais ses premiers vêtements et que Livia sortait de sa petite boîte de carton une savonnette toute neuve. Quelques protestations rebondirent encore sur les murs recouverts de céramique. À la fin mon frère s’est tu et, dans un spectaculaire geste d’abdication, a enlevé son caleçon. Livia retirée, nous nous sommes retrouvés seuls.

Le long corps efflanqué et comme sans poids semblait flotter parmi la mousse. Le mien, assis bien au sec sur le rebord de la baignoire, était envahi d’une légèreté d’un autre genre : c’était un de ces moments de grâce où le temps s’arrête, dirait-­on, et laisse sa place à quelque chose de plus matériel, de plus humainement saisissable, et de moins cruel. Dans l’air de la petite pièce embuée on­doyaient des effluves de lavande. Nous ne disions rien, peut-­être parce que nous sentions que les mots qui auraient surgi alors allaient nous révéler des choses que nous préférions ne pas connaître, pas maintenant. Ensuite j’ai pris la savonnette et j’ai commencé à laver très doucement mon frère. Son extrême docilité m’étonnait, mais je n’ignorais pas ce qu’elle contenait d’involontaire insoumission au Monde, de dure révolte contre l’injustice d’un esprit qui le plus souvent refuse de répondre à l’âme qui l’appelle. « Même quand l’oiseau marche il sent qu’il a des ailes », disait le poète.

Une heure s’était écoulée lorsqu’à la fin j’ai enroulé mon frère dans la serviette et saisi le peigne pour au moins tenter de donner une forme à cette chevelure insurgée. C’est ce moment qu’il a choisi pour prononcer ces mots déchirants de lucidité : « Je suis un puits sans fond. J’ai beau fouiller en moi, je n’aperçois rien qu’une nuit profonde. Je suis perdu. » Et moi, l’écrivain, le spécialiste des mots, je n’ai pas su quoi lui répondre. Le soir tombait. De la forêt toute proche nous parvenaient les premiers hululements d’un hibou.