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Le patron de mon frère est venu me voir. « J’adore ce gars-­­là, m’a-­t-­il dit d’emblée quand nous nous sommes assis au jardin. C’est un employé discret, doué avec les plantes, ça oui. Pas toujours très ponctuel, mais d’une grande efficacité dans la serre. » Il s’exprimait plutôt aisément, et cependant on devinait par les petites pauses qu’il insérait entre ses phrases qu’il était davantage à son aise avec le silence. Ses grosses mains terreuses restaient posées sur la table. De grands yeux bleus étonnés illuminaient cette face d’adolescent de cinquante ans. « Je l’adore, ça oui. Mais il y a un problème. Il s’habille comme un clochard. Moi je veux bien le garder, ça oui, à la pépinière c’est mon meilleur employé, je le jure. Mais avec ces guenilles sur le dos, il fait fuir la clientèle. Ah j’ai essayé de le convaincre de se vêtir comme un homme réglementaire. Mais votre frère c’est un entêté, ça oui, on peut le dire. Alors voilà, je suis venu vous demander d’intervenir si possible et de l’encourager à s’habiller avant de se présenter au travail. »

Le soir j’ai téléphoné à mon frère et lui ai dit que j’allais le lendemain l’accompagner chez Lafortune et fils pour lui acheter de nouveaux vêtements. Monsieur Lafortune lui-­même nous a accueillis dans sa boutique de la rue Principale. C’est un homme charmant et d’une gentillesse extrême, qui d’habitude sait s’y prendre avec les gens difficiles à satisfaire. Mais il faut bien l’admettre : ce que mon frère recherche, que ce soit le bonheur, la paix de l’esprit ou une culotte qu’il aime, n’est pas de ce monde. Deux heures au moins passèrent à essayer les pantalons, les chandails, les chaussettes proposés par monsieur Lafortune. Épuisé, j’ai finalement remercié ce dernier et suis reparti avec mon frère sans avoir fait le moindre achat.

Le retour à la maison a été tendre : Livia nous attendait avec du thé bien chaud. Le soleil descendait par degrés derrière la grange, déjà la lumière changeait et laissait sa place à quelques ombres qui se répandaient sur le jar­din comme des taches d’huile. Le chien et le chat dormaient l’un contre l’autre dans un bosquet. Installée dans le hamac, une épaisse couverture recouvrant son beau corps rassasié de songes, Livia relisait pour la centième fois le même petit livre formidable. À un moment mon frère s’est levé et est entré dans la maison. Il en est ressorti un quart d’heure plus tard avec un gros sac plein de mes vêtements, subtilisés par lui dans mes tiroirs. « S’il me faut absolument être un autre que moi-­même, annonça-­t-­il, c’est à toi que je veux ressembler. Mainte­nant, ramène-­moi chez nous dans la Prius. »