2010. Le débat sur le voile intégral


La question du voile — intégral ou non — que portent parfois les femmes musulmanes n’a cessé d’agiter la société française depuis la fin du XXe siècle. Il rebondit dans la première décennie du troisième millénaire. Ainsi, le président de la République, Jacques Chirac, nomme le 3 juillet 2003 Bernard Stasi, ancien parlementaire et alors médiateur de la République, à la présidence d’une commission chargée de réfléchir à l’application du principe de laïcité dans la République. Cette commission recommande, entre autres, de prohiber les signes religieux « ostensibles » dans les lieux publics sans pour autant apaiser le débat. Le 22 juin 2009, le président Sarkozy reprend la question et suggère que le Parlement s’en saisisse. Répondant à l’invitation, l’Assemblée nationale crée, dès le 23 juin 2009, une mission d’information que préside le député communiste de Vénissieux, André Gerin, son collègue UMP de Seine-Saint-Denis, Éric Raoult (dont on pourra lire ici l’avant-propos), assumant la charge de rapporteur. La commission remet son rapport en janvier 2010. Saisi par le Premier ministre, le Conseil d’État précise cependant le 30 mars 2010 qu’une interdiction générale et absolue du port du voile intégral ne pourrait trouver aucun fondement juridique incontestable. Ce débat mobilise des références différentes. Aux partisans d’une République laïque défendant le droit des femmes s’opposent les tenants d’une liberté individuelle absolue qui invoquent le droit, pour chacun, de vivre sa religion comme il l’entend. Mais cette controverse ne doit pas occulter les arrière-pensées politiciennes qui la sous-tendent, une partie de la droite souhaitant satisfaire les attentes d’un électorat prompt à diaboliser l’islam et les communautés d’origine maghrébine.

 

Mesdames, Messieurs,

Le port de la burqa, du niqab ou de tout autre voile intégral est un sujet incandescent, à tel point que certains ont pu craindre qu’aborder publiquement cette question suscite passions, incompréhensions et conflits. Mais laisser se développer cette pratique contraire aux valeurs de la République, sans oser en débattre, par confort intellectuel ou, pire encore, par peur, n’est-ce pas prendre le risque d’être rattrapé un jour par la réalité ? C’est justement pour préserver l’avenir, pour permettre à chacun, quelles que soient ses origines, ses convictions, sa confession, de vivre paisiblement dans notre République que nous avons souhaité affronter cette question avec la volonté d’observer, de comprendre, de proposer.

[…]

La pratique du port du voile intégral surprend et même stupéfie bon nombre de nos concitoyens, de toutes origines, de toutes confessions ; elle les met mal à l’aise et, souvent, les inquiète. Dans un pays qui a fait de la civilité, de la courtoisie, une valeur sociale et même politique, le fait de refuser d’échanger à visage découvert avec l’autre est ressenti comme une attitude de défiance, de rejet voire de menace.

Mais ce phénomène du port du voile intégral — terme plus neutre et plus général que l’on préférera à celui de burqa ou de niqab — est, avant toutes choses, marqué par une grande complexité, tant dans son origine, ses manifestations, que ses conséquences et les moyens de lui faire face. Lorsque la conférence des présidents a créé cette mission d’information — de préférence à une commission d’enquête dont les mécanismes apparaissaient, ajuste titre, trop lourds pour ce type d’investigation —, chacun a eu conscience que ce travail supposerait de la nuance.

Ce n’est pas à nous qu’il appartient de dire si, in fine, cette exigence a été respectée — d’autres en jugeront —, mais une certitude demeure : sans vouloir employer des termes trop solennels, on peut dire cependant que la mission d’information n’a eu de cesse de s’inscrire dans une démarche profondément républicaine.

[…]

L’objectif était clair et il fut, dans ce paysage mouvant, complexe, un point fixe que les députés ne quittèrent pas des yeux un instant : il importe que tous les habitants de ce pays — quels que soient leur nationalité, leur origine, leur sexe, leur confession, leur opinion… — puissent vivre en bonne harmonie dans le respect de ce qui constitue le pacte républicain et de ses trois valeurs fondatrices : la liberté, l’égalité et la fraternité.

[…]

La manière dont le débat s’est organisé publiquement sur ce thème sans jamais s’étioler montre que les députés qui avaient décidé de se saisir de cette question ont pressenti fort justement qu’il y avait là un sujet qui travaillait en profondeur notre société. On a pu nous opposer qu’il s’agissait d’un épiphénomène, d’une tendance marginale, d’un prétexte. Nos travaux prouvent, au contraire, que derrière une pratique qui demeure encore — heureusement — très minoritaire surgissent des questions fondamentales, des défis à relever, des choix politiques.

 

Des questions fondamentales

 

En démêlant l’écheveau que constitue cette pratique choquante, la mission a pu mettre en évidence des enjeux considérables.

C’est tout d’abord la question des droits des femmes qui se pose et de l’implantation dans notre pays de traditions culturelles ou d’idéologies qui tentent d’imposer un rapport homme-femme fondé sur la domination, la pression et même la menace, ce qui est proprement inacceptable.

En partie liée à cette première question apparaît la situation des mineures contraintes de porter de tels voiles intégraux. Notre société ne peut tolérer que des enfants ou des adolescentes subissent un tel sort.

On voit poindre aussi la question de la dignité des personnes. Sans cesse, lors de nos nombreuses auditions, a été posée cette question : peut-on laisser un individu accepter, voire revendiquer un tel signe d’asservissement et porter atteinte de la sorte à sa propre dignité ? On a mis ainsi en évidence des éléments qui relèvent du comportement sectaire dans la revendication du port du voile intégral.

Mais ce qui est également en cause, c’est le refus que nous devons et pouvons opposer à des idéologies ou des systèmes de pensée qu’on peut qualifier de « barbares » au sens où ils nient l’idée de progrès, de civilisation, de démocratie, d’égalité entre les sexes…

On ne peut aussi évidemment passer sous silence la laïcité, même si les auditions ont largement montré — et assez rapidement d’ailleurs — que le port du voile intégral n’était pas une prescription de l’islam.

Les risques en termes de sécurité en raison du port d’un voile intégral ont également été mis très justement en avant. Comment assurer la sûreté publique, principe figurant à l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, si des individus dissimulent ainsi totalement leur visage ?

Enfin, il apparaît que, derrière cette pratique, émerge une question qui englobe peut-être toutes les autres : la société française, notre ordre social, fondés sur l’égalité et la fraternité, peuvent-ils accepter cette fin de non-recevoir à tout échange humain que signifie le port du voile intégral ?

On le voit, les questions posées par la pratique du port du voile intégral sont nombreuses et d’une sensibilité extrême. Mais ce phénomène ne se contente pas de nous interroger, il nous somme de relever des défis cruciaux.

 

Des défis à relever

 

Le principal de ces défis est la capacité de la République à faire face à des courants dont la visée plus ou moins affichée est bien de la déstabiliser dans ses fondements. Ne nous y trompons pas : c’est bien la question de notre système de valeurs qui est ici mise en cause ; c’est notre République que l’on teste de la sorte. Mais, pour autant, dans cette lutte contre de tels mouvements ou phénomènes, nous devons aussi veiller à rester fidèles à nos valeurs.

Comment ainsi gérer, en France, la diversité des cultures, des croyances, des identités sans transiger sur l’essentiel ? Comment condamner cette pratique du voile intégral et la prohiber sans donner le sentiment que l’on s’attaque à une partie de la population en raison de ses origines ou de sa confession ?

Il ressort de nos auditions que le port du voile intégral n’est pas une prescription de l’islam mais une pratique culturelle pour certains et militante pour d’autres ; mais il est apparu de manière tout aussi évidente que notre République devait fortement encourager, conforter les représentants et les responsables de l’islam de France pour qu’ils puissent prendre toute leur part dans la lutte contre ces pratiques radicales qui donnent une image déformée de cette religion. Il faut que toutes celles et ceux qui, en France, souhaitent vivre la religion musulmane dans la liberté, la dignité et le respect puissent trouver dans notre pays les moyens de le faire. C’est aussi, pour la France, un défi à relever et sans délai. Nous souhaiterions que le présent rapport soit perçu comme un message fort d’encouragement en ce domaine. Nous voulons convaincre, plus que contraindre.

 

Des choix politiques

La pratique du voile intégral est unanimement condamnée pour de nombreuses raisons que nous allons présenter. Mais les moyens de faire cesser cette pratique sur le territoire de notre pays ne sont pas des plus simples à définir en raison de la complexité du phénomène — le port du voile est-il contraint, par la pression physique, morale ou sociale, ou est-il un choix personnel librement consenti, une conviction, une provocation ? —, en raison également de la grande diversité des situations — dans les lieux privés, accueillant du public, dans la rue — et enfin, parce que le législateur doit respecter des impératifs juridiques constitutionnels et européens.

La mission d’information a fait le choix de proposer des préconisations diverses, tout un éventail de solutions afin de saisir au plus près la pratique du port du voile intégral et les différentes situations qu’elle recoupe. L’objectif est, quant à lui, sans ambiguïté : faire reculer et finalement disparaître cette pratique dans notre pays.

Dans ses conclusions, la mission a souhaité mettre en avant les solutions qui unissent et non celles qui divisent. La République, c’est cette volonté de permettre à la multitude des citoyens de se penser comme un seul corps sans que personne ait à abdiquer sa liberté et son identité personnelle. Les préconisations que nous faisons ici — dont les forces politiques de notre pays auront maintenant à débattre — n’ont d’autre but que de montrer qu’à travers une question difficile, il est possible d’être ferme et nuancé, d’être respectueux de l’autre, tout en assumant un modèle de civilisation dont on peut tirer une légitime fierté et qui tient en trois mots simples : liberté, égalité, fraternité.

Éric Raoult, Rapport d’information fait au nom de la mission d’information sur la pratique du voile intégral sur le territoire national, Assemblée nationale, rapport n° 2262, janvier 2010.