« Je suis sale et vulgaire, et pauvre, entendez-vous, pauvre si vous savez ce que cela veut dire... Oui, même normalien, j’arrivais pauvrement par le métro du soir, je sonnais pauvrement, me saoulais pauvrement, forniquais pauvrement, oui, more pauperum, pas besoin de traduire... » Est-ce le narrateur Alain qui parle de lui-même ? est-ce l’auteur Alain Roger qui parle de son roman ? Quatre pauvres assassinats de femmes, précédés ou mêlés de viols dégoûtants. Pauvres aussi les mobiles : le Misogyne a la haine des femmes, et les tue – mais il porte une femme en lui – la fameuse bisexualité – et c’est sous l’inspiration d’une jeune fille également bisexuée, son double inversé, qu’il mène ses crimes... Le meurtre comme reconstitution de la scène primitive, ou d’une androgynie originelle (« savoir, savoir comment j’avais été conçu, voilà ce que voulait mon corps, la voir, la voir, la scène monstrueuse. Fou de dégoût, j’imaginais ma mère... »).
Il fallait cette pauvreté subie, voulue, cette variation psychanalytique une fois de plus, pour que quelque chose en sorte, une splendeur. Un premier signe alerte le lecteur. Discrètement, le roman semble écrit en hexamètres, ceux-ci affleurent sous le texte, ou tout d’un coup éclatent dans le texte (« c’était au mois de juin, et j’avais vingt-quatre ans », « j’avais des voluptés de femelle envahie, j’éprouvais dans mes flancs... ». Est-ce pour accuser l’archaïsme du Misogyne, le conformisme de son thème, psychanalyse en alexandrins ? Est-ce seulement l’humour, la puissance comique partout présente ? Ou bien quelque chose d’autre, comme si les hexamètres flottants nous portaient dans un nouvel élément, richesse somptueuse de ce roman.
Déjà dans un roman précédent Jerusalem Jerusalem1, une jeune fille au prénom démodé, après une pauvre vie, une pauvre aventure et un pauvre suicide, devenait l’objet d’un culte, d’une sanctification de groupe, récitations, confessions, prières, évangile, « ainsi Cécile ». Pages extraordinaires, c’est comme si le thème constant d’Alain Roger était la naissance d’une religion dans le plus quotidien, le plus minable. Le Misogyne renoue avec Jerusalem : une élection qui peut s’appliquer à n’importe quoi, un peuple, mais aussi bien une espèce, une personne, un prénom désuet qui désigne un événement. Pour qu’il y ait élection, sanctification, il suffit qu’il y ait une intensité qui, même imperceptible, même inconsciente, fulgure dans le plus quotidien ; un nom propre en un mot fonctionnant comme nom propre, en tant que marqueur de cette intensité ; un appareil adverse, ennemi, qui menace d’écraser les intensités, de les rabattre dans le quotidien pauvre.
Chez Alain Roger, c’est tout le langage qui fonctionne ainsi, comme un nom propre démodé, humble, fulgurant, mais menacé par l’appareil des mots quotidiens retourné contre lui, et qu’il faut sans cesse détruire pour retrouver la splendeur du Nom. Il y a là un style propre à Alain Roger, d’une beauté et d’une perfection fascinantes. Exemple libre dans le Misogyne, avec le texte paranoïaque de l’homme aux chats : 1. l’ensemble des Chats (nom propre) forme le peuple élu ; 2. la voiture est l’appareil ennemi qui écrase les Chats ; 3. pour tout Chat écrasé, il sera procédé à l’incinération d’une voiture.
Il arrive que le « procédé » (ce n’est nullement un artifice, c’est plutôt l’écriture comme processus) fonctionne dans l’autre sens, dans le sens d’une profanation, d’une vulgarisation. Ainsi à la fin du Misogyne, la jeune fille au prénom démodé, cette fois Solange, se tue aussi ; mais le narrateur se livre à la recherche d’une autre Solange, d’une fille ayant le même prénom, à laquelle il proposera de courtes phrases de la « vraie » Solange pour faire des associations d’idées. Et chaque fois, contrairement à Jerusalem, la petite phrase fulgurante de la vraie Solange retombe dans la platitude et la pauvreté des mots quotidiens de l’autre, la phrase – nom propre se profane en énoncé – mot commun : mort du style, comme il y a des suicides, des félicides, etc. Mais ce renversement importe peu ; il vaut seulement comme l’envers ou la doublure du seul mouvement qui compte, sanctification, sacralisation, élection immanente athée.
Ce mouvement, ce processus a un nom bien connu. C’est l’épiphanie. Une épiphanie particulièrement réussie, au sens le plus « joycien », apparaît au début du Misogyne, lorsque le narrateur, ayant commis son premier crime par personne interposée, va voir Paul qui a tué sa femme en auto et se trouve lui-même blessé, à l’hôpital : « Alors tel un ressort, Paul jaillit de ses draps ! Je sursautai. C’était hallucinant, ce sourire au milieu des bandages. C’était comme là-bas, le noyer solitaire... » Fulguration d’une intensité. Mais justement, comment pourrait-on parler de la nouveauté d’Alain Roger, s’il se contentait même parfaitement de reprendre le procédé-processus que Joyce a inventé, ou dont on trouve des précurseurs ou des correspondants chez des auteurs célèbres, Proust et d’autres ?
Il nous semble qu’Alain Roger donne aux épiphanies des dimensions tout à fait nouvelles. Jusqu’à maintenant l’épiphanie oscillait entre la passion ou la révélation soudaine d’une contemplation objective, et l’action, la mise en forme élaborée d’une expérimentation subjective. Mais de toute façon, elle arrivait à un personnage ou le personnage la faisait arriver. Ce n’était pas le personnage même qui était l’épiphanie, du moins pas principalement. Quand une personne devient elle-même épiphanie, elle cesse du coup d’être une personne, non pas pour devenir une entité transcendante, un dieu ou une déesse, mais pour devenir Evénement, multiplicité d’événements enveloppés les uns dans les autres, et de l’ordre de l’amour. C’est cette extension de l’épiphanie, sa coïncidence avec tout un personnage, et par là même la dépersonnalisation du personnage, la personne-événement devenant un événement non personnel, c’est cela que nous sentons comme la force d’Alain Roger. Non pas que nous prétendions faire une analyse, mais indiquer un trouble, une impression de lecteur – en quoi ce livre est un livre d’amour.
Le personnage-épiphanie, c’est Solange, la jeune fille. Le narrateur est un professeur, un petit professeur, Solange, une élève de sa classe. Le professeur Alain désire tuer des femmes, et n’ose pas, commence par en faire tuer une par Paul. Solange établit un étrange pacte, un contrat avec le professeur, auquel elle livre la classe entière, le « polypier », l’élément collectif. Scènes vilaines, pauvres, vulgaires. Puis elle inspirera les autres crimes, y participera par après, les devancera et même commettra le dernier. Re-scènes vilaines et pauvres. Elle ne couchera pas avec Alain parce qu’il l’aime et parce qu’elle l’aime trop (« c’est trop peu dire que je vous aime, dit-elle : ni comme enfant, ni comme frère, ni comme époux, mais les trois à la fois, et surtout cette femme enfouie au fond de vous, mais que je reconnais en chacun de vos gestes et chacun de vos crimes... »). Donc, Alain a une femme en lui, et qu’il veut tuer ; Solange a en elle un garçon, dont elle veut qu’il tue. Chacun bisexué : Alain misogyne, Solange « garçon féminin ». Tous les deux à la recherche de la scène primitive, l’union du père et de la mère, ce père que Solange hait, cette mère dont Alain souffre.
On peut toujours raconter l’histoire ainsi. C’est ça la saleté, la pauvreté, la vulgarité dont le narrateur se réclame comme du système des mots communs, même si la psychanalyse, le structuralisme, la signifiance et la subjectivité modernes en font partie assez explicitement (même chose dans Jerusalem Jerusalem). Mais il suffit de répéter le nom propre, Solange Solange, comme Cécile Cécile, pour que tout autre chose apparaisse, les intensités renfermées dans le nom, une tout autre histoire, une tout autre version de l’histoire.
Il y a un auteur peu connu, qu’Alain Roger ne semble pas connaître, une rencontre fictive est d’autant plus belle, et qui fit à travers plusieurs livres une étrange épiphanie de la jeune fille. Il s’appelle Trost, et décrit une jeune fille moderne, ou de l’avenir, comme « librement mécanique », machinique2. Elle ne se définit pas comme vierge, ni comme bisexuée, mais comme ayant un corps-machine souple aux degrés de liberté multiples : un état librement mécanique, autonome et mouvant, déformable, transformable. Trost appelait de tous ses vœux, ou voyait venir l’avènement de cette « Femme-Hasard », de « la jeune fille-femme, réplique ready-made et trouvée du monde extérieur, vrai produit simple de l’extrême complexité moderne qu’elle réfléchit d’ailleurs comme une brillante machine érotique ».
Trost pensait que la jeune fille-femme dans sa réalité sensible et visible, enveloppait une ligne abstraite, qui était comme l’épure d’un groupe humain à découvrir, à venir : groupe révolutionnaire, dont les militants auraient su combattre l’ennemi du dedans, le vieil ennemi phallus de la différence des sexes, ou, ce qui revient au même, de la bisexualité partagée, opposée, distribuée d’un côté et de l’autre. Non pas que la jeune fille figure ou préfigure ce groupe. Elle était non figurative, et rencontrée par « le non-figuratif de notre désir ». Elle était « intensité toute laïque du désir », avec sa robe ou son pantalon laïques. Pur désir elle-même, elle s’opposait à ce qu’il y a de biographique ou de mémoriel dans le désir : nul passé, nulle reconnaissance, nul souvenir ravivé, son mystère n’était pas celui d’une origine ou d’un objet perdu, mais d’un fonctionnement.
Inconsciente et désirante, elle s’oppose de toute son étrangeté à l’inconscient de la psychanalyse, à tout cet appareil moiïque, personnologique et familialiste « qui nous fait désirer les objets de notre perte, les plaisirs de l’entourage, qui nous guide vers les névroses et nous tient attaché aux réminiscences ». Enfantine, oublieuse, elle s’oppose à tout souvenir d’enfance, grâce aux blocs d’enfance qui la traversent en intensité et lui font chevaucher plusieurs âges. Incestueuse, essentiellement incestueuse, elle s’oppose d’autant plus à l’inceste œdipien régressif et biologique. Auto-destructive, elle s’oppose aux pulsions de mort comme au narcissisme, car l’auto-destruction chez elle était encore vie, ligne de fuite et voyage. Bref, c’était la jeune fille-machine aux n-sexes, mademoiselle Arkadin, Ulrike von Kleist...
Voilà donc ce qui se passe dans l’autre version coexistante du roman d’Alain Roger, Solange, Solange, désigne cette fulguration de la jeune fille, celle qui a « tous les sexes », « l’adulte impubère », le « garçon féminin », « incarnant toutes les étreintes, des plus naïves aux plus incestueuses », toutes les sexualités, même non humaines, même végétales. Non pas du tout la différence des sexes, encore moins la bisexualité où chacun des deux possède aussi l’autre. L’épiphanie, l’élection, est plutôt comme le surgissement d’une multiplicité intense qui se trouvera réduite, écrasée par la répartition des sexes et l’assignation de l’un ou de l’autre. Tout commence par la jeune fille : « Je me souviens d’un âge où j’avais tous les sexes, le mien, le vôtre et bien d’autres encore. Seulement à treize ans, c’était presque fini. J’avais beau m’acharner contre la puberté, ils s’évaporaient tous, je devenais si lourde... » C’est la jeune fille qui se trouve d’abord aux prises avec un appareil qui n’est pas seulement biologique pubertaire, mais tout un appareil social destiné à la réduire aux exigences de la conjugalité et de la reproduction.
Le garçon suivra : la fille lui servira d’exemple et de modèle, c’est elle la première victime qui l’entraîne à son tour, la première piégée qui va servir de piège, et qui imposera au garçon de passer par elle pour subir la réduction inverse et symétrique. Si bien que, à la limite, il n’y a plus qu’un seul sexe, celui des femmes, mais une seule sexualité, celle des hommes qui prend les femmes en objet. Le phallocratisme a toujours eu pour moyen la sexualité dite féminine. Alors la différence n’est nullement entre les deux sexes, mais entre l’état des n-sexes d’une part, et d’autre part sa réduction à l’un ou l’autre des deux sexes. A la fulgurante Solange s’opposent toutes les fausses Solange qui ont accepté, souhaité cette lourde réduction (cf. la fin du Misogyne) – comme à l’épiphanie de la jeune fille multiple s’oppose le quotidien de l’homme et de la femme – comme à l’état librement machinique s’oppose – l’appareil réducteur – comme au nom propre intense enserrant une multiplicité, s’oppose le système des mots communs distribuant la dualité...
Lisez le roman : c’est bien l’histoire vulgaire du misogyne qui tue des femmes parce qu’il en a une en lui, mais c’est aussi l’épiphanie de la jeune fille qui tue et se tue pour une tout autre histoire. Il faut imaginer Solange éternelle et vivante, et renaissant d’elle-même, sans besoin de se tuer, la Légère. Ce roman d’Alain Roger noue avec le précédent une chaîne de vie et de renouvellement.
* Titre de l’éditeur. « G. Deleuze fasciné par Le Misogyne », La Quinzaine littéraire, no 229, 16-31 mars 1976, p. 8-9. Sur le livre d’Alain Roger, Le misogyne, Denoël, 1976. Alain Roger, romancier et philosophe, né en 1936, a été l’étudiant de Deleuze lorsqu’il enseignait à Orléans dans les années 50. Ils ont toujours conservé des liens amicaux. Ce texte devait initialement préfacer le roman d’Alain Roger. Pour des raisons techniques, l’éditeur Maurice Nadeau le fit paraître dans sa revue.
1. Gallimard, 1969.
2. Notamment Visible et invisible, Arcanes, 1953, et Librement mécanique, Minotaure, 1955.