Permettez-moi de présenter seulement quatre propositions concernant la psychanalyse.
La première est celle-ci : comment la psychanalyse empêche toute production de désir. La psychanalyse est inséparable d’un péril politique qui lui est propre, et qui se distingue des dangers impliqués dans le vieil hôpital psychiatrique. Celui-ci constitue un lieu d’enfermement localisé. La psychanalyse au contraire, fonctionne à l’air libre. Le psychanalyste a en quelque sorte la position du marchand dans la société féodale selon Marx : fonctionnant dans les pores libres de la société, non seulement au niveau du cabinet privé, mais au niveau des écoles, des institutions, de la sectorisation, etc. Ce fonctionnement nous met dans une situation singulière par rapport à l’entreprise psychanalytique. Le fait est que la psychanalyse nous parle beaucoup de l’inconscient ; mais d’une certaine manière, c’est toujours pour le réduire, le détruire, le conjurer. L’inconscient est conçu comme une contre-conscience, un négatif, un parasitage de la conscience. C’est l’ennemi. « Wo es war, soll ich werden ». On a beau traduire : là ou c’était, là comme sujet dois-je advenir – ça ne change rien, y compris le « soll », cet étrange « devoir au sens moral ». Ce que la psychanalyse appelle production ou formation de l’inconscient, ce sont toujours des ratés, des conflits imbéciles, des compromis débiles ou de gros jeux de mots. Dès que ça réussit, c’est de la sublimation, de la désexualisation, de la pensée, ce n’est surtout pas le désir – l’ennemi qui niche au cœur de l’inconscient. Des désirs, il y en a toujours trop : pervers polymorphe. On vous apprendra le Manque, la Culture et la Loi, c’est-à-dire la réduction et l’abolition du désir.
Nous disons au contraire : l’inconscient, vous ne l’avez pas, vous ne l’avez jamais, ce n’est pas un « c’était » au lieu duquel le « Je » doit advenir. Il faut renverser la formule de Freud. L’inconscient, vous devez le produire, produisez-le ou sinon restez avec vos symptômes, votre moi et votre psychanalyste. Chacun travaille et fabrique avec le morceau de placenta qu’il a dérobé et qui ne cesse de lui être contemporain comme milieu d’expérimentation, non pas en fonction de l’œuf, des géniteurs, des interprétations et régressions qui nous y relient. Produisez de l’inconscient et ce n’est pas facile, ce n’est pas n’importe ou, pas avec un lapsus ni un mot d’esprit, pas même avec un rêve. L’inconscient, c’est une substance à fabriquer, à placer, à faire couler, un espace social et politique à conquérir. Une révolution, c’est une formidable production d’inconscient, et il n’y en a pas beaucoup d’autre, et ça n’a rien à voir avec un lapsus ou un acte manqué. L’inconscient n’est pas un sujet qui produirait des rejetons dans la conscience, c’est un objet de production, c’est lui qui doit être produit, à condition qu’on n’en soit pas empêché. Ou plutôt il n’y a pas de sujet du désir, pas plus que d’objet. Seuls, les flux sont l’objectivité du désir lui-même. Le désir, il n’y en a jamais assez. Le désir est le système des signes a-signifiants à partir desquels on produit des flux d’inconscient dans un champ social historique. Pas d’éclosion de désir, en quelque lieu que ce soit, petite famille ou école de quartier, qui ne fasse branler l’appareil ou ne mette en question le champ social. Le désir est révolutionnaire parce qu’il veut toujours plus de connexions. La psychanalyse coupe et rabat toutes les connexions, tous les agencements, c’est sa vocation, elle hait le désir, elle hait la politique. Production d’inconscient = expression de désirs = formation d’énoncés = substance ou matière d’intensités.
La seconde proposition concerne donc la manière dont la psychanalyse empêche la formation d’énoncés. C’est que la même chose est agencement machinique de désir et agencement collectif d’énonciation dans la production d’inconscient. C’est dans leur contenu que les agencements sont peuplés de devenirs et d’intensités, de circulations intensives, de multiplicités de nature quelconque (meutes, masses, espèces, races, populations). Et c’est dans leur expression qu’ils manient des indéfinis qui ne sont pourtant pas indéterminés (des ventres, un œil, un enfant...), des infinitifs qui ne sont certes pas infinis ni indifférenciés mais des processus (marcher, baiser, chier, tuer, aimer...), des noms propres qui ne sont surtout pas des personnes (ce peut être des groupes, des animaux, des entités, des singularités, tout ce qu’on écrit avec une majuscule). UN HANS DEVENIR – CHEVAL. Partout le signe (énoncé) connote des multiplicités (désir) ou pilote des flux. L’agencement machinique collectif n’est pas moins production matérielle de désirs que cause expressive d’énoncés. Ce qui a pour contenu le désir s’exprime comme un IL, le « il » de l’événement, l’indéfini de l’infinitif nom propre. Le « il » constitue l’articulation sémiotique des chaînes d’expression dont les contenus intensifs sont relativement les moins formalisés : Guattari montre en ce sens qu’il ne représente pas un sujet, mais diagrammatise un agencement, ne surcode pas les énoncés, mais les retient au contraire de basculer sous la tyrannie de constellations sémiologiques dites signifiantes.
Or, ce n’est pas difficile d’empêcher la formation d’énoncés non moins que la production de désir. Il suffit de couper le IL en deux, pour en extraire un sujet d’énonciation qui va surcoder et transcender les énoncés et d’autre part laisser retomber un sujet d’énoncé qui prend la forme d’un pronom personnel quelconque permutable. Les flux de désir passent sous la domination d’un système impérialiste signifiant ; ils sont rabattus sur un monde de représentation mentale où les intensités s’affaissent et les connexions se défont. On a fait d’un sujet d’énonciation fictif, JE absolu, la cause des énoncés dont le sujet relatif peut être aussi bien un je, un tu, un il comme pronoms personnels assignables dans une hiérarchie et une stratification de la réalité dominante. Loin d’être en rapport avec le nom propre, les pronoms personnels en sont l’annulation dans une fonction d’échange capitaliste. Savez-vous ce qu’il faut faire pour empêcher quelqu’un de parler en son nom ? Lui faire dire « je ». Plus l’énonciation a pour cause apparente un sujet, dont les énoncés renvoient eux-mêmes à des sujets tributaires du premier, plus l’agencement du désir se brise, plus la condition de formation des énoncés tend à fondre – plus le sujet d’énonciation sert à se rabattre sur des sujets d’énoncés devenus dociles et mornes. Nous ne disons pas qu’un tel procédé soit propre à la psychanalyse : il appartient fondamentalement à l’appareil d’Etat dit démocratique (l’identité du législateur et du sujet). Théoriquement il se confond avec la longue histoire du Cogito. Mais « thérapeutiquement » la psychanalyse a su le mettre en œuvre d’une façon particulière : nous ne pensons pas à la « topique », mais plutôt à l’opération par laquelle le patient est considéré comme sujet d’énonciation par rapport au psychanalyste et à l’interprétation psychanalytique – c’est toi, Patient, qui es le vrai psychanalysant ! – tandis qu’il est traité comme sujet d’énoncé dans ses désirs et ses activités à interpréter jusqu’à ce que le sujet d’énonciation se rabatte sur un sujet d’énoncé qui a renoncé à tout, tout ce qu’il avait à dire, tout ce qu’il avait à désirer. Cette situation, on la voit entre autre dans les IMPa où l’enfant se trouve clivé, d’une part dans toutes ses activités concrètes où il est sujet d’énoncé, d’autre part, dans la psychothérapie où il n’est élevé à l’état de sujet d’énonciation symbolique que pour être mieux rabattu sur les énoncés conformes tout faits qu’on lui impose et qu’on attend de lui. Sainte castration, qui n’est rien d’autre que cette coupure du « il » prolongée dans le fameux clivage du sujet.
Se fait-on psychanalyser, on croit parler et l’on accepte de payer pour cette croyance. En fait, on n’a pas la moindre chance de parler. La psychanalyse est faite tout entière pour empêcher les gens de parler et leur retirer toutes les conditions d’énonciation vraie. C’est ce que nous voudrions montrer dans les textes suivants : sur trois cas pris en exemple, comment on empêche les enfants de parler, comment ils n’ont aucune chance de s’en tirer. C’était le cas de l’Homme aux loups, mais c’est celui du petit Hans et des enfants de Melanie Klein, encore pire que Freud peut-être. C’est plus frappant chez les enfants, comment ils sont empêchés de produire leurs énoncés. La psychanalyse procède ainsi : elle part d’énoncés collectifs tout faits, du type Œdipe et elle prétend découvrir la cause de ces énoncés dans un sujet personnel d’énonciation qui doit tout à la psychanalyse. On est piégé dès le début. Il faudrait faire l’inverse et c’est la tâche de la schizo-analyse : partir des énoncés personnels de quelqu’un et découvrir leur véritable production qui n’est jamais un sujet mais toujours des agencements machiniques de désir, des agencements collectifs d’énonciation qui le traversent et circulent en lui, creusant ici, bloqués là-bas, toujours sous forme de multiplicités, de meutes, de masses d’unités d’ordre différents qui le hantent et le peuplent (rien à voir avec une thèse technologique, ni avec une thèse sociologique). Il n’y a pas de sujet d’énonciation, il n’y a que des agencements producteurs d’énoncés. Ah, quand Guattari et moi avons tenté la critique d’Œdipe, on nous a fait dire et on nous a répondu bien des bêtises : mais voyons, Œdipe, ce n’est pas papa-maman, c’est le symbolique, ou c’est le signifiant, c’est la marque de notre finitude, ce manque à être qu’est la vie... Mais, outre que c’est encore pire, et qu’il ne s’agit pas de savoir ce que les psychanalystes disent théoriquement, on voit bien ce qu’ils font pratiquement et quel bas usage d’Œdipe, car il n’y en pas d’autre. Même et surtout chez les tenants du signifiant, on ne peut pas dire « Bouches du Rhône » sans se faire rappeler bouche de la mère, ni « groupe hippy » sans se faire rectifier « gros pipi ». Structurale ou pas, la personnologie remplace tous les agencements de désir. A quel point le désir d’un enfant, la sexualité d’un enfant sont loin d’Œdipe, on ne risque pas de le savoir, voyez le petit Hans. La psychanalyse est un meurtre d’âmes. On se fait analyser dix ans, cent ans, et plus ça va, moins au aura eu l’occasion de parler. C’est fait pour ça.
Il faut aller plus vite pour notre compte. La troisième proposition devrait montrer comment la psychanalyse procède pour obtenir cet effet, l’écrasement d’énoncé, la destruction de désir. C’est qu’elle dispose d’une double machine : d’abord une machine d’interprétation qui fait que tout ce que le patient peut dire est déjà traduit dans un autre langage, tout ce qu’il dit est censé vouloir dire autre chose. C’est une sorte de régime paranoïaque où chaque signe renvoie au signe dans un réseau illimité, dans une irradiation circulaire en perpétuelle expansion : le signe constitué comme signifiant renvoie au signifié, qui redonne lui-même du signifiant (l’hystérique est fait pour assurer ce retour ou cet écho qui nourrit à l’infini le discours de la psychanalyse). Et puis, en même temps, une machine de subjectivation, qui représente un autre régime du signe : cette fois, le signifiant n’est plus considéré par rapport à un signifié quelconque, mais par rapport à un sujet. Le point de signifiance est devenu point de subjectivation : le psychanalyste lui-même. Et à partir de ce point, au lieu d’une irradiation des signes renvoyant les uns aux autres, un signe ou un bloc de signes se mettent à filer sur leur propre ligne, constituant un sujet d’énonciation, puis un sujet d’énoncé sur lequel le premier se rabat – et la névrose obsessionnelle serait le processus par lequel, cette fois, le sujet d’énoncé redonnerait toujours du sujet d’énonciation. Il n’y a pas seulement coexistence de ces deux machines ou de ces deux régimes, d’interprétation et de subjectivation.
Enfin, quatrième proposition que nous voudrions plus rapide encore, concernant le pouvoir en psychanalyse. Car la psychanalyse implique un rapport de forces très particulier comme le montre admirablement le livre récent de Robert Castel, Le Psychanalysmeb. Répondre comme beaucoup de psychanalystes le font que la source du pouvoir en psychanalyse est le transfert, est une réponse éminemment comique, du même genre que celle qui trouverait dans l’argent, la source du pouvoir bancaire (les deux s’impliquent d’ailleurs, vu les rapports du transfert et de l’argent). Toute la psychanalyse est construite sur la forme libérale-bourgeoise du contrat ; même le silence du psychanalyste représente le maximum d’interprétation qui passe par le contrat et où celui-ci culmine. Mais à l’intérieur du contrat externe entre le psychanalyste et le patient, se déroule en secret, dans un silence encore plus grand, un contrat d’une autre nature : celui qui va échanger le flux de libido du patient, le monnayer en rêves, en fantasmes, en paroles, etc. C’est au croisement d’un flux libidinal, indécomposable et mutant, et d’un flux segmentarisable qu’on échange à sa place, que va s’installer le pouvoir du psychanalyste ; et comme tout pouvoir, il a pour objet de rendre impuissantes la production de désir et la formation d’énoncés, bref, de neutraliser la libido.
Nous voudrions terminer sur une dernière remarque : pourquoi, pour notre compte, nous ne désirons participer à aucune tentative qui s’inscrive dans une perspective freudo-marxiste. Ceci pour deux raisons. La première est que généralement une tentative freudo-marxiste procède par un retour aux origines, c’est-à-dire aux textes sacrés, textes sacrés de Freud, textes sacrés de Marx. Notre point de départ doit être entièrement différent. Ne pas s’adresser aux textes sacrés plus ou moins interprétés, mais s’adresser à la situation telle qu’elle est : situation de l’appareil bureaucratique dans la psychanalyse, dans le PC, tentative pour subvertir de tels appareils. Le marxisme et la psychanalyse, de deux manières différentes, mais peu importe, parlent au nom d’une espèce de mémoire, d’une culture de la mémoire, et s’expriment aussi de deux manières différentes, mais peu importe encore, au nom d’une exigence de développement. Nous croyons au contraire qu’il faut parler au nom d’une force positive d’oubli, au nom de ce qui est pour chacun de nous son propre sous-développement ; ce que David Cooper nomme si bien le troisième monde intime de chacunc, et qui ne fait qu’un avec l’expérimentation. La deuxième raison qui nous distingue de toute tentative freudo-marxiste, c’est que de telles tentatives se proposent de réconcilier deux économies : économie politique et économie libidinale. Même chez Reich, il y a maintien de cette dualité et de cette combinaison. Notre point de vue au contraire est qu’il y a une seule économie, et que le problème d’une vraie analyse anti-psychanalytique est de montrer comment le désir inconscient investit sexuellement les formes de cette économie tout entière.
* Deleuze-Guattari, Psychanalyse et politique, Alençon, Bibliothèque des mots perdus, 1977, p. 12-17. Ce texte – et le suivant – ont été publiés ensemble dans une brochure dactylographiée, en partie pour s’opposer à une publication pirate de la conférence de Deleuze prononcée à Milan en 1973 (ici abrégée et modifiée) et parue in Armando Verdiglione, éd., Psicanalisi e politica : Atti del convegno di studi tenuto a Milano l’8-9 maggio 1973, Milan, Feltrinelli, 1973, p. 7-11. On peut comparer avec L’Île déserte et autres textes, le texte no 36, qui en présente la traduction.
a IMP : Institut médico-pédagogique.
b Robert Castel, Le Psychanalysme, Paris, Maspero, 1973.
c D. Cooper, Mort de la famille, Paris, Seuil, coll. « Combats », 1972, p. 25.