Il ne s’agit certainement pas de l’adjectif qui qualifie l’ensemble des phénomènes dont la sociologie s’occupe : LE social renvoie à un secteur particulier dans lequel on range des problèmes au besoin très divers, des cas spéciaux, des institutions spécifiques, tout un personnel qualifié (assistantes « sociales », travailleurs « sociaux »). On parle de fléaux sociaux, de l’alcoolisme à la drogue ; de programmes sociaux, de la repopulation au contrôle des naissances ; d’inadaptations ou d’adaptations sociales (du pré-délinquant, du caractériel ou du handicapé, jusqu’aux divers types de promotion). Le livre de Jacques Donzelot a une grande force, parce qu’il propose une genèse de ce secteur bizarre, de formation récente, d’importance grandissante, le social : un nouveau paysage s’est planté. Comme les contours de ce domaine sont flous, on doit d’abord le reconnaître à la manière dont il se forme, à partir du XVIIIe-XIXe siècle, dont il esquisse sa propre originalité, par rapport à des secteurs plus anciens, quitte à réagir sur ceux-ci et à en opérer une nouvelle distribution. Parmi les pages les plus frappantes de Donzelot, on se reportera à celles qui décrivent l’instance du « tribunal pour enfants » : c’est du social par excellence. Or, à première vue, on pourrait n’y voir qu’une juridiction miniaturisée. Mais comme pour une gravure étudiée à la loupe, Donzelot y découvre une autre organisation de l’espace, d’autres finalités, d’autres personnages, même déguisés ou assimilés dans un appareil juridique : des notables comme assesseurs, des éducateurs comme témoins, tout un cercle de tuteurs et de techniciens qui serrent de près la famille éclatée ou « libéralisée ».
Comme le social est un domaine hybride, notamment dans les rapports entre le public et le privé, la méthode de Donzelot va consister à dégager des petites lignées pures, successives ou simultanées, qui vont chacune agir pour former un contour ou un pan, un caractère du nouveau domaine. Le social se trouvera à l’entrecroisement de toutes ces petites lignées. Encore faut-il distinguer le milieu sur lequel ces lignes agissent, de manière à l’investir et à le faire muer : la famille – non pas que la famille soit incapable d’être elle-même moteur d’évolution, mais elle l’est nécessairement par couplage avec d’autres vecteurs, tout comme les autres vecteurs entrent dans des rapports de couplage ou de croisement pour agir sur elle. Donzelot ne fait donc pas du tout un livre de plus sur la crise de la famille : la crise n’est que l’effet négatif de la montée des petites lignes ; ou plutôt, l’ascension du social et la crise de la famille sont le double effet politique des mêmes causes élémentaires. D’où le titre « Police des familles », qui exprime avant tout cette corrélation, et échappe au double danger d’une analyse sociologique trop globale et d’une analyse morale trop sommaire.
Une troisième ligne se trace, dans la mesure où la famille conjugale tend elle-même à se dégager partiellement de l’autorité paternelle ou maritale du chef de famille. Le divorce, le développement de l’avortement des femmes mariées, la possibilité de déchéance paternelle sont les points les plus remarquables sur cette ligne. Mais, plus profondément, ce qui est compromis, c’est la subjectivité que la famille trouvait dans son « chef » responsable, capable de la gouverner, et l’objectivité, qu’elle tenait de tout un réseau de dépendances et de complémentarités la rendant elle-même gouvernable. Il faudra d’une part trouver de nouvelles incitations subjectives ; et c’est là que Donzelot montre le rôle de l’appel à l’épargne, qui devient pièce maîtresse du nouveau dispositif d’assistance (d’où la différence entre l’ancienne charité et la nouvelle philanthropie, où l’aide doit être conçue comme investissement). Il faudra d’autre part que le réseau des anciennes dépendances soit remplacé par des interventions directes où le système industriel lui-même vient remédier aux tares dont il rend la famille responsable (ainsi la législation sur le travail des enfants, où le système est censé défendre l’enfant contre sa propre famille : deuxième aspect de la philanthropie). Or, dans le premier cas, l’Etat tend à se libérer de charges trop lourdes en faisant jouer l’incitation à l’épargne et l’investissement privé ; tandis que, dans le second cas, l’Etat est amené à intervenir directement, en faisant de la sphère industrielle une « civilisation des mœurs ». Si bien que la famille peut être simultanément l’objet d’une louange libérale, en tant que lieu de l’épargne, et l’objet d’une critique sociale et même socialiste, en tant qu’agent d’exploitation (protéger la femme et l’enfant). Simultanément, l’occasion d’une décharge de l’Etat libéral, et la cible ou la charge de l’Etat interventionniste : non pas querelle idéologique, mais deux pôles d’une stratégie sur la même ligne. C’est là que l’hybridation des deux secteurs, public et privé, prend une valeur positive pour former le social.
Et puis une quatrième ligne, qui opère une nouvelle alliance de la médecine de l’Etat. Sous l’action de facteurs très divers (développement de l’école obligatoire, régime du soldat, dégagement des valeurs conjugales qui met l’accent sur la descendance, contrôle des populations, etc.), « l’hygiène » va devenir publique en même temps que la psychiatrie va sortir du secteur privé. Pourtant, il y a toujours hybridation, dans la mesure où la médecine garde un caractère libéral privé (contrat), tandis que l’Etat intervient nécessairement par actions publiques et statuaires (tutelle)1. Mais la proportion de ces éléments est variable ; les oppositions et les tensions subsistent (par exemple, entre le pouvoir judiciaire et la « compétence » psychiatrique). Bien plus, ces noces de la médecine et de l’Etat prennent une allure différente, non seulement suivant la politique commune poursuivie (eugénisme, malthusianisme, planning, etc.), mais suivant la nature de l’Etat supposé mener cette politique. Donzelot écrit de belles pages sur l’aventure de Paul Robin et de groupes anarchistes, qui témoignent d’un « gauchisme » de cette époque, avec intervention dans les usines, soutien des grèves, propagande pour un néo-malthusianisme, et où l’anarchisme passe quand même par la promotion d’un Etat fort. Comme dans les cas précédents, c’est bien sur la même ligne que s’affrontent les points d’autoritarisme, les points de réforme, les points de résistance et de révolution, autour de ce nouvel enjeu, « le social », où la médecine et l’Etat conjugués deviennent hygiénistes, de plusieurs façons même opposées qui investissent ou re-modèlent la famille. Sur l’Ecole des parents, sur les débuts du planning familial, on apprend beaucoup de choses inquiétantes en lisant Donzelot : surprise que les répartitions politiques ne soient pas exactement celles qu’on croyait. Pour servir à un problème plus général : l’analyse politique des énoncés – comment un énoncé renvoie à une politique, et change singulièrement de sens, d’une politique à l’autre.
Il y a encore une autre ligne, celle de la psychanalyse. Donzelot lui accorde beaucoup d’importance, en fonction d’une hypothèse originale. Le souci se manifeste aujourd’hui d’arriver à une véritable histoire de la psychanalyse, qui rompe avec les anecdotes intimistes sur Freud, ses disciples et ses dissidents, ou avec les questions idéologiques, pour mieux définir les problèmes d’organisation. Or, si l’histoire de la psychanalyse en général est restée jusqu’à maintenant marquée d’intimisme, même au niveau de la formation des associations psychanalytiques, c’est parce qu’on restait prisonnier d’un schéma tout fait : la psychanalyse serait née dans des relations privées (contractuelles), aurait formé des cabinets privés, et n’en serait sortie que tardivement pour mordre sur un secteur public (IMPa, dispensaires, sectorisation, enseignement). Donzelot pense au contraire que, d’une certaine façon, la psychanalyse s’est établie très vite dans un milieu hybride de public et de privé, et que ce fut là une raison fondamentale de son succès. Sans doute la psychanalyse s’introduit-elle tardivement en France ; mais justement c’est dans des secteurs semi-publics tels que le Planning qu’elle va prendre appui, en rapport avec des problèmes du type « Comment éviter les enfants non désirés ? » Il faudrait vérifier cette hypothèse dans d’autres pays. Elle permet au moins de rompre avec le dualisme sommaire « Freud libéral-Reich dissident marxiste »), pour marquer un champ politique et social de la psychanalyse au sein duquel se font les ruptures et les affrontements.
Mais, dans l’hypothèse de Donzelot, d’où vient ce pouvoir de la psychanalyse d’investir immédiatement un secteur mixte, « le » social, pour y tracer une nouvelle ligne ? Ce n’est pas que le psychanalyste soit lui-même un travailleur social, tel que les autres lignes en produisaient. Au contraire, beaucoup de choses le distinguent du travailleur social : il ne vient pas chez vous, il ne vérifie pas ce que vous dites, il n’invoque aucune contrainte. Mais il faut repartir de la situation précédente : il y avait encore beaucoup de tensions entre l’ordre judiciaire et l’ordre psychiatrique (insuffisance de la grille psychiatrique, notion trop grosse de dégénérescence, etc.), beaucoup d’oppositions entre les exigences de l’Etat et les critères de la psychiatrie2. Bref, manquaient des règles d’équivalence et de traductibilité entre les deux systèmes. Tout se passe alors comme si la psychanalyse enregistrait cette absence d’équivalence, et proposait d’y substituer un nouveau système de flottaison, en créant les concepts théoriques et pratiques nécessaires à ce nouvel état de choses. Exactement comme en économie, une monnaie sera dite flottante quand sa valeur ne sera plus déterminée par rapport à un étalon fixe, mais par rapport aux prix d’un marché hybride variable. Ce qui n’exclut évidemment pas des mécanismes de régulation d’un type nouveau (par exemple « le serpent », qui marque le maximum et le minimum de la flottaison de monnaie). D’où l’importance de la comparaison que Donzelot fait entre Freud et Keynes – c’est beaucoup plus qu’une métaphore. Notamment le rôle très particulier de l’argent en psychanalyse n’a plus besoin d’être interprété sous des formes libérales anciennes, ou des formes symboliques ineptes, mais prend la véritable valeur d’un « serpent » psychanalytique. Or, en quoi la psychanalyse assure-t-elle cette flottaison tout à fait spéciale, que la psychiatrie ne pouvait pas réussir ? Suivant Donzelot, son rôle fondamental fut de faire flotter les normes publiques et les principes privés, les expertises et les confessions, les tests et les souvenirs, grâce à tout un jeu de déplacements, condensations, symbolisations, lié aux images parentales et aux instances psychiques que la psychanalyse met en œuvre. Tout se passe comme si les rapports Public-Privé, Etat-Famille, Droit-Médecine, etc., avaient longtemps été sous un régime d’étalon, c’est-à-dire de loi, fixant des rapports et des parités, même avec de grandes marges de souplesse et de variation. Mais « le » social naît avec un régime de flottaison, où les normes remplacent la loi, les mécanismes régulateurs et correctifs remplacent l’étalon3. Freud avec Keynes. La psychanalyse a beau parler beaucoup de la Loi, elle fait partie d’un autre régime. Non pas qu’elle soit le dernier mot dans le social : si le social est bien constitué par ce système de flottaison réglée, la psychanalyse n’est qu’un mécanisme parmi beaucoup d’autres, et pas le plus puissant ; mais elle les a tous imprégnés, même si elle doit disparaître ou se fondre en eux.
De la ligne « basse » à la ligne de flottaison, en passant par toutes les autres lignes (conjugale, philanthropique, hygiéniste, industrielle), Donzelot a fait la carte du social, de son apparition et de son expansion. Il nous fait voir la naissance de l’Hybride moderne : comment les désirs et les pouvoirs, les nouvelles exigences de contrôle, mais aussi les nouvelles capacités de résistance et de libération, vont s’organiser, s’affronter sur ces lignes. « Avoir une chambre à soi » est un désir, mais aussi un contrôle. Inversement, un mécanisme régulateur est hanté par tout ce qui le déborde et le fait déjà craquer du dedans. Que Donzelot laisse au lecteur le soin de conclure provisoirement n’est pas signe d’indifférence, mais annonce plutôt la direction de ses prochains travaux dans le terrain qu’il a jalonné.
* Postface à Jacques Donzelot, La Police des familles, Paris, Editions de Minuit, 1977, p. 213-220.
1. Sur la formation d’une « bio-politique », ou d’un pouvoir qui se propose de gérer la vie, cf. Foucault, La Volonté de savoir, Gallimard, p. 183 sq. Et sur les rapports contrat-tutelle à cet égard, cf. Castel, L’Ordre psychiatrique, Editions de Minuit.
a IMP : Institut médico-pédagogique.
2. Par exemple, dans le cas des délires, les instances civiles ou pénales reprochent à la psychiatrie, à la fois, de considérer comme fous des gens qui ne le sont pas « vraiment » (cas du Président Schreber), et de ne pas détecter à temps des gens qui sont fous sans en avoir l’air (cas des monomanies ou des délires passionnels).
3. Sur cette différence entre la norme et la loi, Foucault, La Volonté de savoir, p. 189 sq.