Ce livre ne se propose pas de constituer une histoire du cinéma, mais de dégager certains concepts cinématographiques. Ces concepts ne sont pas techniques (comme les divers plans ou les différents mouvements d’appareil), ni critiques (par exemple les grands genres, western, policier, film d’Histoire, etc.). Ils ne sont pas non plus linguistiques, au sens où l’on a dit que le cinéma était la langue universelle, ou bien au sens où l’on dit encore que le cinéma est un langage. Le cinéma nous semble être une composition d’images et de signes, c’est-à-dire une matière intelligible préverbale (sémiotique pure), tandis que la sémiologie d’inspiration linguistique abolit l’image et tend à se passer du signe. Ce que nous appelons concepts cinématographiques, ce sont donc les types d’images et les signes qui correspondent à chaque type. Ainsi l’image de cinéma étant « automatique », et se présentant d’abord comme image-mouvement, nous avons cherché dans quelles conditions elle se spécifiait en types différents. Ces types sont principalement l’image-perception, l’image-affection et l’image-action. Leur distribution détermine certainement une représentation du temps, mais il faut remarquer que le temps reste l’objet d’une représentation indirecte tant qu’il dépend du montage et découle des images-mouvement.
Il se peut que, depuis la guerre, une image-temps directe se soit formée et imposée au cinéma. Nous ne voulons pas dire qu’il n’y aurait plus de mouvement, mais que, tout comme c’était arrivé il y a bien longtemps en philosophie, un renversement s’est produit dans le rapport mouvement-temps : ce n’est plus le temps qui se rapporte au mouvement, ce sont les anomalies de mouvement qui dépendent du temps. Au lieu d’une représentation indirecte du temps qui découle du mouvement, c’est l’image-temps directe du temps qui découle du mouvement, c’est l’image-temps directe qui commande au faux-mouvement. Pourquoi la guerre a-t-elle rendu possible ce renversement, cette émergence d’un cinéma du temps, avec Welles, avec le néo-réalisme, avec la nouvelle vague...? Là encore, il faudra chercher quels types d’images correspondent avec la nouvelle image-temps, et quels signes se combinent avec ces types. Peut-être tout surgit dans un éclatement du schème sensori-moteur : ce schème, qui avait enchaîné les perceptions, les affections et les actions, n’entre pas dans une crise profonde sans que le régime général de l’image n’en soit changé. En tout cas, le cinéma a subi ici une mutation beaucoup plus importante que celle qu’elle connut avec le parlant.
Il n’est pas question de dire que le cinéma moderne de l’image-temps « vaut mieux » que le cinéma classique de l’image-mouvement. Nous ne parlons que de chefs-d’œuvre auxquels ne s’applique aucune hiérarchie de valeur. Le cinéma est toujours aussi parfait qu’il peut l’être, compte tenu des images et des signes qu’il invente et dont il dispose à tel moment. C’est pourquoi cette étude doit entrelacer les analyses concrètes d’images et de signes, avec des monographies de grands auteurs qui les ont créés ou renouvelés.
Le premier volume porte sur l’image-mouvement, le second portera sur l’image-temps. Si, à la fin de ce premier volume, nous essayons de comprendre toute l’importance d’Hitchcock, un des plus grands cinéastes anglais, c’est parce qu’il nous semble avoir inventé un type d’image extraordinaire : l’image des relations mentales. Les relations, comme extérieures à leurs termes, ont toujours été l’objet de la pensée philosophique anglaise. Quand une relation tombe, ou change, qu’arrive-t-il à ses termes ? Ainsi Hitchcock, dans une comédie mineure Mr and Mrs Smith, demande : qu’arrive-t-il à un homme et à une femme qui apprennent tout d’un coup que, leur mariage n’étant pas légal, ils n’ont jamais été mariés ? Hitchcock fait un cinéma de la relation, comme la philosophie anglaise faisait une philosophie de la relation. Peut-être est-il en ce sens à la charnière des deux cinémas, le classique qu’il parachève et le moderne qu’il prépare. A tous ces égards, il ne suffit pas de confronter les grands auteurs de cinéma à des peintres, des architectes, ou même des musiciens, mais aussi à des penseurs. Il est souvent question d’une crise du cinéma, sous la pression de la télévision, puis de l’image électronique. Mais les capacités créatrices de l’une et de l’autre sont déjà inséparables de ce que les grands auteurs de cinéma leur ont apporté. Un peu comme Varèse en musique, ils réclament les nouveaux matériaux et moyens que l’avenir rend possibles.
* Titre de l’éditeur. « Preface to the English Edition » in Gilles Deleuze, Cinema 1 : The Movement-Image, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1986, p. ix-x. Trad. ang. par Hugh Tomlinson et Barbara Habberjam.