Cahiers. – Comment le cinéma est-il entré dans votre vie, à la fois en tant que spectateur, et bien sûr que philosophe ? Quand vous êtes-vous mis à l’aimer et avez-vous commencé de penser que c’était un domaine digne de la philosophie ?
Gilles Deleuze. – J’ai une expérience privilégiée parce que j’ai eu deux périodes très séparées. Avant guerre, enfant, j’allais assez souvent au cinéma : il y avait, je crois, une structure familiale du cinéma, des salles à abonnement comme la salle Pleyel, on pouvait y envoyer des enfants tout seuls, je n’avais donc pas le choix du programme, et tantôt c’était Harold Lloyd ou Buster Keaton, tantôt Les Croix de bois qui m’angoissait, on redonnait même Fantômas et j’avais très peur. Ce serait curieux de chercher quelles salles ont disparu, après la guerre, dans un quartier restreint : de nouvelles salles ont surgi, mais beaucoup ont disparu.
Et puis, après la guerre, je suis retourné au cinéma, mais d’une autre façon. J’étais étudiant en philosophie, et je n’étais pas bête au point de vouloir faire une philosophie du cinéma, mais une rencontre m’impressionnait : j’aimais des auteurs qui réclamaient qu’on introduise le mouvement dans la pensée, le « vrai » mouvement (ils dénonçaient la dialectique hégélienne comme un mouvement abstrait). Comment ne pas rencontrer le cinéma qui introduisait le « vrai » mouvement dans l’image ? Il ne s’agissait pas d’appliquer la philosophie au cinéma, mais on allait tout droit de la philosophie au cinéma. Et inversement aussi, on allait tout droit du cinéma à la philosophie. C’est que quelque chose de bizarre m’a frappé dans le cinéma : son aptitude inattendue à manifester, non pas le comportement, mais la vie spirituelle (en même temps que les comportements aberrants). La vie spirituelle, ce n’est pas le rêve ou le fantasme, qui ont toujours été des impasses du cinéma, c’est plutôt le domaine de la froide décision, de l’entêtement absolu, du choix de l’existence. Comment se fait-il que le cinéma soit si apte à fouiller la vie spirituelle ? Ça peut donner le pire, un catholicisme, un sulpicisme propre au cinéma, mais aussi le plus haut, Dreyer, Sternberg, Bresson, Rossellini, Rohmer aujourd’hui. C’est curieux comme Rohmer assigne au cinéma l’étude des sphères d’existence, l’existence esthétique de La Collectionneuse, l’existence éthique du Beau mariage, l’existence religieuse de Ma nuit chez Maud : c’est proche de Kierkegaard qui, bien avant le cinéma, éprouvait déjà le besoin d’écrire par d’étranges synopsis. Bref, le cinéma ne met pas seulement le mouvement dans l’image, il le met aussi dans l’esprit. La vie spirituelle, c’est le mouvement de l’esprit. On va tout naturellement de la philosophie au cinéma, mais aussi du cinéma à la philosophie.
Le cerveau, c’est ça l’unité. Le cerveau, c’est l’écran. Je ne crois pas que la linguistique, la psychanalyse soient d’une grande aide pour le cinéma. En revanche la biologie du cerveau, la biologie moléculaire. La pensée est moléculaire, il y a des vitesses moléculaires qui composent les êtres lents que nous sommes. Le mot de Michaux : « L’homme est un être lent, qui n’est possible que grâce à des vitesses fantastiques »a. Les circuits et les enchaînements cérébraux ne préexistent pas aux stimuli, corpuscules ou grains qui les tracent. Le cinéma n’est pas un théâtre, il compose les corps avec des grains. Les enchaînements sont souvent paradoxaux, et débordent de toutes parts les simples associations d’images. Le cinéma, précisément parce qu’il met l’image en mouvement, ou plutôt dote l’image d’un auto-mouvement, ne cesse de tracer et de retracer des circuits cérébraux. Là encore, c’est pour le meilleur ou pour le pire. L’écran, c’est-à-dire nous-mêmes, peut être un cervelet déficient d’idiot autant qu’un cerveau créatif. Voyez les clips : leur puissance était dans de nouvelles vitesses, de nouveaux enchaînements et ré-enchaînements, mais avant même de développer leur puissance, ils ont déjà sombré dans de lamentables tics et grimaces, et des coupures distribuées n’importe comment. Le mauvais cinéma passe toujours par des circuits tout faits du bas-cerveau, violence et sexualité dans ce qui est représenté, un mélange de cruauté gratuite et de débilité organisée. Le vrai cinéma atteint à une autre violence, une autre sexualité, moléculaires, non localisables : les personnages de Losey, par exemple, sont des comprimés de violence statique, d’autant plus violents qu’ils ne bougent pas. Ces histoires de vitesses de la pensée, précipitations ou pétrifications, sont inséparables de l’image-mouvement : voyez la vitesse chez Lubitsch, comment il met de véritables raisonnements dans l’image, des éclairs, la vie de l’esprit.
La rencontre de deux disciplines ne se fait pas lorsque l’une se met à réfléchir sur l’autre, mais lorsque l’une s’aperçoit qu’elle doit résoudre pour son compte et avec ses moyens propres un problème semblable à celui qui se pose aussi dans une autre. On peut concevoir que des problèmes semblables, à des moments différents, dans des occasions et des conditions différentes, secouent diverses sciences, et la peinture, et la musique et la philosophie, et la littérature, et le cinéma. Ce sont les mêmes secousses dans des terrains tout différents. Il n’y a de critique que comparée (et la critique de cinéma devient mauvaise quand elle se referme sur le cinéma comme sur un ghetto), parce que toute œuvre dans un domaine est elle-même auto-comparante. Godard affronte la peinture dans Passion et la musique dans Prénom Carmen, et fait un cinéma sériel, mais aussi un cinéma de la catastrophe, en un sens qui répond à la conception mathématique de René Thom. Il n’y a pas d’œuvre qui n’ait sa suite ou son début dans d’autres arts. J’ai pu écrire sur le cinéma, non pas par droit de réflexion, mais quand des problèmes de philosophie m’ont poussé à chercher des réponses dans le cinéma, quitte à ce que celles-ci relancent d’autres problèmes. Tout travail s’insère dans un système de relais.
Cahiers. – Ce qui nous frappe dans vos deux livres sur le cinéma, c’est quelque chose qu’on trouve déjà dans vos autres livres, mais jamais à ce point, c’est la taxinomie, l’amour du classement. Est-ce que vous aviez depuis toujours ces dispositions, ou sont-elles venues en cours d’existence ? Le classement a-t-il un lien particulier avec le cinéma ?
G. Deleuze. – Oui, il n’y a rien de plus amusant que les classifications, les tables. C’est comme le squelette d’un livre, ou son vocabulaire, son dictionnaire. Ce n’est pas l’essentiel, qui vient ensuite, mais c’est un travail préparatoire indispensable. Rien n’est plus beau que les classifications d’histoire naturelle. L’œuvre de Balzac se construit sur d’étonnantes classifications. Borges proposait une classification chinoise des animaux qui réjouissait Foucault : appartenant à l’empereur, embaumés, apprivoisés, cochons de lait, sirènes, etc. Toutes les classifications sont de ce genre : elles sont mobiles, varient leurs critères suivant les cases, sont rétroactives et remaniables, illlimitées. Certaines cases sont très peuplées, d’autres vides. Il s’agit toujours dans une classification de rapprocher des choses très différentes en apparence, et d’en séparer de très voisines. C’est la formation des concepts. On dit parfois que « classique », « romantique », ou bien « nouveau roman », ou bien « néo-réalisme », sont des abstractions insuffisantes. Je crois que ce sont des catégories bien fondées, à condition qu’on les rapporte, non pas à des formes générales, mais à des signes ou symptômes singuliers. Une classification, c’est toujours une symptomatologie, et ce qu’on classe, ce sont des signes, pour en tirer un concept qui se présente comme événement, non pas comme essence abstraite. A cet égard, les différentes disciplines sont vraiment des matières signalétiques. Les classifications varieront compte tenu de la matière, mais aussi se recouperont compte tenu des affinités variables entre matières. Parce qu’il meut et temporalise l’image, le cinéma est à la fois une matière très particulière, mais qui possède un haut degré d’affinité avec d’autres matières, picturale, musicale, littéraire... Ce n’est pas comme langage, c’est comme matière signalétique qu’il faut comprendre le cinéma.
Par exemple, j’essaie une classification des lumières au cinéma. Il y a la lumière comme milieu physique composé, et dont la composition donne le blanc, une sorte de lumière newtonienne, qu’on trouve dans le cinéma américain, peut-être aussi d’une autre manière chez Antonioni. Et puis la lumière goethéenne, comme force indécomposable qui se heurte aux ténèbres et en tire les choses (expressionnisme, mais Ford, Welles, ne sont-ils pas aussi de ce côté ?). Il y a encore une lumière qui se définit, non plus dans son affrontement avec les ténèbres, mais avec le blanc, cette fois le blanc comme première opacité (c’est un autre aspect de Goethe, c’est Sternberg). Il y a aussi une lumière qui ne se définit plus ni par la composition ni par l’affrontement, mais, par l’alternance, par la production de figures lunaires (c’est la lumière de l’école française d’avant-guerre, notamment Epstein et Grémillon, peut-être aussi Rivette aujourd’hui : c’est proche des conceptions et de la pratique de Delaunay). Et la liste ne doit pas s’arrêter, parce qu’on peut toujours créer de nouveaux événements de lumière, par exemple Godard dans Passion. De même une classification ouverte des espaces au cinéma : on pourrait distinguer les espaces organiques ou englobants (le western, mais aussi Kurosawa qui donne à l’englobant une immense amplitude) ; les lignes d’univers, fonctionnelles (le néo-western, mais surtout Mizoguchi) ; les espaces plats de Losey, terrasses, falaises ou plateaux, qui lui font découvrir dans ses deux derniers films l’espace japonais ; les espaces déconnectés, aux raccordements non déterminés, à la manière de Bresson ; les espaces vides, à la façon d’Ozu, ou bien d’Antonioni ; les espaces stratigraphiques, qui valent par ce qu’ils recouvrent, au point qu’on « lit » l’espace, comme chez les Straub ; les espaces topologiques de Resnais, etc. Là, encore, il y a autant d’espaces que d’inventeurs. Et les lumières et espaces se combinent de façon très variée. On voit dans tous les cas que ces classifications de signes lumineux ou spatiaux sont propres au cinéma, et pourtant renvoient à d’autres domaines, sciences ou arts, Newton ou Delaunay, qui les prendraient dans un autre ordre, dans d’autres contextes et relations, d’autres divisions.
Cahiers. – Il y a une « crise » de la notion d’auteur au cinéma. Le discours actuel dans le cinéma pourrait être celui-ci : « Il n’y a plus d’auteurs, tout le monde est auteur, et ceux qui le sont nous emmerdent. »
G. Deleuze. – Il y a beaucoup de forces aujourd’hui qui se proposent de nier toute distinction entre le commercial et le créatif. Plus on nie cette distinction, plus on pense être drôle, compréhensif et averti. En fait, on traduit seulement une exigence du capitalisme, la rotation rapide. Quand les publicitaires expliquent que la publicité, c’est la poésie du monde moderne, cette proposition éhontée oublie qu’il n’y a pas d’art qui se propose de composer ou révéler un produit répondant à l’attente du public. La publicité peut choquer ou vouloir choquer, elle répond à une attente supposée. Au contraire, un art produit nécessairement de l’inattendu, du non-reconnu, du non-reconnaissable. Il n’y a pas d’art commercial, c’est un non-sens. Il y a des arts populaires, bien sûr. Il y a aussi des arts qui nécessitent plus ou moins d’investissements financiers, il y a un commerce des arts, mais pas d’arts commerciaux. Ce qui complique tout en apparence, c’est que la même forme sert au créatif et au commercial. On le voit déjà au niveau de la forme-livre : c’est la même pour la collection Harlequin et pour un roman de Tolstoï. On peut toujours faire concourir des livres de gare et un grand roman, c’est forcément le livre de gare ou le best-seller qui gagneront dans un marché unique de la rotation rapide, ou, pire, c’est eux qui prétendront aux qualités de l’autre, qui prendront l’autre en otage. C’est ce qui se passe à la télévision, où le jugement esthétique devient « c’est savoureux », comme un petit plat, ou « c’est imparable », comme un penalty au football. C’est une promotion par le bas, un alignement de toute la littérature sur la grande consommation. « Auteur » est une fonction qui renvoie à l’œuvre d’art (et dans d’autres conditions au crime). Pour les autres produits, il y a d’autres noms, aussi respectables, rédacteurs, programmateur, réalisateur, producteur... Les gens qui disent « il n’y a plus d’auteurs aujourd’hui » supposent qu’ils auraient été capables de reconnaître ceux d’hier, au moment où ils n’étaient pas encore connus. C’est très vaniteux. Il n’y a pas d’art qui puisse vivre sans la condition d’un double secteur, sans la distinction toujours actuelle du commercial et du créatif.
Les Cahiers ont beaucoup fait pour faire passer cette distinction dans le cinéma même, et montrer ce qu’est un auteur de films (même si c’est un domaine où il y a aussi des producteurs, des rédacteurs, des agents commerciaux, etc.). Païni a dit récemment des choses très intéressantes sur tous ces points1. Aujourd’hui, on se croit malin en niant la distinction du commercial et du créatif : c’est qu’on y a intérêt. Il est difficile de faire une œuvre, mais c’est facile de trouver les critères. Il n’y a pas d’œuvre, même courte, qui n’implique une grande entreprise ou une longue durée interne (par exemple, l’entreprise de raconter ses souvenirs de famille n’est pas une grande entreprise). Une œuvre est toujours la création d’espace-temps nouveaux (il ne s’agit pas de raconter une histoire dans un espace et un temps déterminés, il faut que les rythmes, les lumières, les espaces-temps deviennent, eux-mêmes les vrais personnages). Une œuvre est censée faire jaillir des problèmes et des questions dans lesquels nous sommes pris, plutôt que donner des réponses. Une œuvre est une nouvelle syntaxe, ce qui est beaucoup plus important que le vocabulaire et creuse une langue étrangère dans la langue. La syntaxe, au cinéma, ce sont les enchaînements et réenchaînements d’images, mais aussi des rapports son-image visuelle (il y a un lien intime entre ces deux aspects). S’il fallait définir la culture, on pourrait dire que ce n’est pas du tout conquérir un domaine difficile ou abstrait, mais s’apercevoir que les œuvres d’art sont beaucoup plus concrètes, drôles, émouvantes, que les produits commerciaux : il y a dans les œuvres créatives une multiplication de l’émotion, une libération de l’émotion, l’invention de nouvelles émotions, qui se distinguent des modèles émotifs préfabriqués du commerce. On le voit singulièrement chez Bresson, chez Dreyer : ce sont les maîtres mêmes d’un nouveau comique. La question du cinéma d’auteur, c’est bien sûr d’assurer la distribution des films qui existent, et qui ne peuvent pas supporter la concurrence avec le commercial puisqu’ils sollicitent une autre durée, mais c’est aussi de rendre possible la création de films qui n’existent pas encore. Peut-être le cinéma n’est-il pas encore assez capitaliste. Il y a des circuits d’argent de durée très différente : il faudrait que la longue, la moyenne et la courte durées arrivent à se distinguer dans l’investissement cinématographique. Dans la science, le capitalisme arrive bien à redécouvrir de temps en temps l’intérêt de la recherche fondamentale.
Cahiers. – Il y a dans votre livre une thèse en apparence « scandaleuse », qui s’oppose à tout ce qui s’est écrit sur le cinéma, et qui concerne précisément l’image-temps. L’analyse filmologique a toujours eu comme argument que dans un film, malgré la présence de flashes-back, de rêves, de souvenirs ou même de scènes d’anticipation, quel que soit le temps évoqué, le mouvement s’accomplit devant vous au présent. Or, vous affirmez que l’image cinématographique n’est pas au présent.
G. Deleuze. – C’est curieux en effet, parce qu’il me semble évident que l’image n’est pas au présent. Ce qui est au présent, c’est ce que l’image « représente », mais pas l’image elle-même. L’image même, c’est un ensemble de rapports de temps dont le présent ne fait que découler, soit comme commun multiple, soit comme plus petit diviseur. Les rapports de temps ne sont jamais vu dans la perception ordinaire, mais ils le sont dans l’image, dès qu’elle est créatrice. Elle rend sensibles, visibles, les rapports de temps irréductibles au présent. Par exemple, une image montre un homme en train de marcher le long d’un cours d’eau, dans un paysage de montagne : il y a là au moins trois « durées » coexistantes, trois rythmes, et le rapport de temps, c’est la coexistence des durées dans l’image, qui ne se confond pas du tout avec le présent dans ce que représente l’image. C’est en ce sens que Tarkovski récuse la distinction du montage et du plan, parce qu’il définit le cinéma par la « pression du temps » dans le planb. C’est évident si l’on prend des exemples : une nature morte d’Ozu, un travelling de Visconti, une profondeur de champ de Welles. Si l’on en reste au représenté, c’est une bicyclette immobile, ou une montagne, c’est une voiture, ou un homme, qui parcourent un espace. Mais du point de vue de l’image, la nature morte d’Ozu est la forme du temps qui ne change pas elle-même, bien que tout change en elle (rapport de ce qui est dans le temps avec le temps). De même, la voiture de Sandra, dans le film de Visconti, s’enfonce dans le passé, et on le voit, en même temps qu’elle parcourt un espace au présent. Ça n’a rien à voir avec du flash-back ni avec du souvenir, parce que le souvenir est seulement un ancien présent, tandis que le personnage dans l’image s’enfonce littéralement dans le passé, ou émerge du passé. En règle générale, dès qu’un espace cesse d’être « euclidien », dès qu’il y a création d’espaces, à la manière d’Ozu, d’Antonioni, de Bresson, l’espace ne rend plus compte de ses propres caractères qui font appel à des rapports de temps. Resnais est sûrement un des auteurs dont l’image est le moins au présent, parce qu’elle se fonde entièrement sur la coexistence de durées hétérogènes. La variation des rapports de temps, c’est le sujet même de Je t’aime Je t’aime, indépendamment de tout flash-back. Qu’est-ce qu’un faux-raccord, ou bien une disjonction voir-parler comme chez les Straub ou Marguerite Duras, ou bien l’écran plumeux de Resnais, les coupures noires ou blanches de Garrel ? Chaque fois, c’est « un peu de temps à l’état pur », et non pas un présent. Le cinéma ne reproduit pas des corps, il les produit avec des grains, qui sont des grains de temps. Quand on dit que le cinéma est mort, c’est particulièrement stupide, parce que le cinéma en est au tout début d’une exploration des rapports son-visuel, qui sont des rapports de temps, et renouvelle complètement son rapport avec la musique. La grande infériorité de la télévision, c’est qu’elle en reste à des images au présent, elle présentifie tout, sauf si elle est maniée par de grands cinéastes. L’idée de l’image au présent ne qualifie que les œuvres médiocres ou commerciales. C’est une idée toute faite et fausse, le type même d’une fausse évidence. A ma connaissance, il n’y a que Robbe-Grillet qui la reprenne. Mais justement, s’il la reprend, c’est avec une malice diabolique. C’est qu’il est un des seuls auteurs à produire effectivement des images au présent, mais grâce à des rapports de temps très complexes et qui lui sont propres. Il est la preuve vivante que de telles images sont très difficiles à créer, si l’on ne se contente pas du représenté, et ne sont pas du tout une donnée naturelle de l’image.
* Cahiers du cinéma, no 380, février 1986, p. 25-32.
Ce texte, remis en forme par Deleuze, est issu d’une table ronde avec Alain Bergala, Pascal Bonitzer, Marc Chevrie, Jean Narboni, Charles Tesson, Serge Toubiana à l’occasion de la parution de Cinéma 2 : L’Image-temps, Paris, Editions de Minuit, 1985.
a Michaux, Les Grandes épreuves de l’esprit, Paris, Gallimard, 1966, p. 33.
1. Dans un entretien des Cahiers du cinéma, no 357, mars 1984.
b Tarkovski, « De la figure cinématographique », Positif, no 249, décembre 1981.