1) Il y a une grande différence entre écrire en histoire de la philosophie, et en philosophie. Dans un cas on étudie la flèche ou les outils d’un grand penseur, ses proies et ses trophées, les continents qu’il a découverts. Dans l’autre cas, on taille sa propre flèche, ou bien l’on en ramasse qui vous paraissent les plus belles, mais pour essayer de les envoyer dans d’autres directions, même si la distance franchie est relativement petite au lieu d’être stellaire. On aura tenté de parler en son propre nom, et l’on aura appris que le nom propre ne pouvait désigner que le résultat d’un travail, c’est-à-dire les concepts qu’on a découverts, à condition d’avoir su les faire vivre et les exprimer par toutes les possibilités du langage.
2) Après avoir étudié Hume, Spinoza, Nietzsche, Proust, qui me frappaient d’enthousiasme, Différence et répétition était le premier livre où j’essayais de « faire de la philosophie ». Tout ce que j’ai fait ensuite s’enchaînait avec ce livre, même ce que nous avons écrit avec Guattari (je parle évidemment de mon point de vue). Il est très difficile de dire ce qui unit quelqu’un à tel ou tel problème : pourquoi était-ce la différence et la répétition qui me hantaient plutôt qu’autre chose, et non pas séparément, mais les deux réunies ? Ce n’était pas exactement des problèmes nouveaux, puisque l’histoire de la philosophie et surtout la philosophie contemporaine s’en occupaient constamment. Mais peut-être la plupart des philosophes avaient-ils subordonné la différence à l’identité ou au même, au Semblable, à l’Opposé, ou à l’Analogue : ils avaient introduit la différence dans l’identité du concept, ils avaient mis la différence dans le concept, ils avaient atteint à une différence conceptuelle, mais non pas à un concept de la différence.
3) Pour penser la différence, nous avons tendance à la subordonner à l’identité (du point de vue du concept ou du sujet : par exemple la différence spécifique suppose un genre comme concept identique). Nous avons tendance aussi à la subordonner à la ressemblance (du point de vue de la perception), à l’opposition (du point de vue des prédicats), à l’analogue (du point de vue du jugement). C’est dire que nous ne pensons pas la différence en elle-même. La philosophie a pu se faire une représentation organique de la différence avec Aristote, ou même une représentation orgiaque, infinie, avec Leibniz et Hegel : elle n’a pas pour cela atteint la différence en elle-même.
Et la situation n’était peut-être pas meilleure pour la répétition elle aussi, d’une autre manière, nous la pensons comme l’identique, le semblable, l’égal ou l’opposé. Cette fois nous en faisons une différence sans concept : deux choses se répètent quand elles diffèrent tout en ayant exactement le même concept. Dès lors, tout ce qui vient varier la répétition nous semble en même temps la recouvrir ou la cacher. Là encore nous n’atteignons pas à un concept de la répétition. Se peut-il au contraire que nous formions celui-ci, lorsque nous nous apercevons que la variation ne s’ajoute pas à la répétition pour la cacher, mais en est la condition ou l’élément constitutif, l’intériorité par excellence ? Le déguisement n’appartient pas moins à la répétition que le déplacement, à la différence : un commun transport, diaphora. A la limite, y aurait-il une seule et même puissance, de différence ou de répétition, mais qui s’exercerait seulement dans le multiple et déterminerait les multiplicités ?
4) Chaque philosophie doit conquérir sa manière de parler des sciences et des arts, comme d’établir des alliances avec eux. C’est très difficile, parce que la philosophie ne peut prétendre évidemment à la moindre supériorité, mais ne crée et n’expose ses propres concepts qu’en rapport avec ce qu’ils peuvent saisir des fonctions scientifiques et des constructions artistiques. Un concept philosophique ne se confond jamais avec une fonction scientifique ou une construction artistique, mais se trouve en affinité avec eux, dans tel domaine de science et de style d’art. Le contenu scientifique ou artistique d’une philosophie peut être très élémentaire, puisqu’elle n’a pas à faire avancer l’art ou la science, mais elle ne peut elle-même avancer qu’en formant les concepts proprement philosophiques de telle fonction ou de telle construction mêmes élémentaires. La philosophie ne peut pas se faire indépendamment de la science ni de l’art. C’est en ce sens que nous avons essayé de constituer un concept philosophique de la différenciation comme fonction mathématique, et de la différenciation comme fonction biologique, en cherchant s’il n’y avait pas entre les deux concepts un rapport énonçable qui ne pouvait pas apparaître au niveau de leur objet respectif. L’art, la science et la philosophie nous semblent dans des rapports mouvants où chacun doit répondre à l’autre, mais par ses propres moyens.
5) Finalement dans ce livre, il me semblait qu’on ne pouvait atteindre aux puissances de la différence et de la répétition qu’en mettant en question l’image qu’on se faisait de la pensée. Je veux dire que nous ne pensons pas seulement d’après une méthode, tandis qu’il y a une image de la pensée, plus ou moins implicite, tacite et présupposée, qui détermine nos buts et nos moyens quand nous nous efforçons de penser. Par exemple, on suppose que la pensée possède une bonne nature, et le penseur, une bonne volonté (vouloir « naturellement » le vrai) ; on se donne comme modèle la récognition, c’est-à-dire le sens commun, l’usage de toutes les facultés sur un objet supposé le même ; on désigne l’ennemi à combattre, l’erreur, rien d’autre que l’erreur ; et l’on suppose que le vrai concerne les solutions, c’est-à-dire des propositions capables de servir de réponses. Telle est l’image classique de la pensée, et tant qu’on n’a pas porté la critique au cœur de cette image, il est difficile de mener la pensée jusqu’à des problèmes qui débordent le mode propositionnel, de lui faire opérer des rencontres qui se dérobent à toute récognition, de lui faire affronter ses vrais ennemis tout autres que l’erreur, et d’atteindre à ce qui force à penser, ou qui arrache la pensée à sa torpeur naturelle, à sa mauvaise volonté notoire. Une nouvelle image de la pensée, ou plutôt une libération de la pensée par rapport aux images qui l’emprisonnent, c’est ce que j’avais déjà cherché chez Prousta. Mais là, dans Différence et répétition, cette recherche devient autonome, et devient la condition pour la découverte des deux concepts. Aussi est-ce le chapitre III qui me paraît maintenant le plus nécessaire et le plus concret, et introduire aux livres suivants, jusqu’aux recherches avec Guattari, quand nous invoquions pour la pensée un modèle végétal de rhizome par opposition au modèle de l’arbre, une pensée-rhizome au lieu d’arborescente.