En philosophie, une révolution s’est opérée sur plusieurs siècles, des Grecs à Kant : la subordination du temps au mouvement s’est renversée, le temps cesse d’être la mesure du mouvement normal, il se manifeste de plus en plus pour lui-même et crée des mouvements paradoxaux. Le temps sort de ses gonds : le mot d’Hamlet signifie que le temps n’est plus subordonné au mouvement, mais le mouvement au temps. Il se peut que le cinéma ait refait pour son compte la même expérience, le même renversement, dans des conditions plus rapides. L’image-mouvement du cinéma dit « classique » fit place, après guerre, à une image-temps directe. Evidemment une telle idée générale doit être nuancée, corrigée, adaptée aux cas concrets.
Pourquoi la guerre comme coupure ? C’est que l’après-guerre en Europe a fait proliférer des situations auxquelles nous ne savions plus comment réagir, dans des espaces dont nous ne savions plus comment les qualifier. C’était des espaces « quelconques », déserts pourtant peuplés, entrepôts désaffectés, terrains vagues, villes en démolition ou reconstruction. Et dans ces espaces quelconques, s’agitaient de nouvelle race de personnages, un peu mutants : ils voyaient plutôt qu’ils n’agissaient, c’était des Voyants. Ainsi la grande trilogie de Rossellini, Europe 51, Stromboli, Allemagne année O : un enfant dans la ville détruite, une étrangère dans l’île, une femme bourgeoise qui se met à « voir » autour d’elle. Les situations pouvaient être extrêmes, ou au contraire celles de la banalité quotidienne, ou les deux à la fois : ce qui tend à s’effondrer, ou du moins à se disqualifier, c’est le schème sensori-moteur tel qu’il a constitué l’image-action de l’ancien cinéma. Et à la faveur de ce relâchement du lien sensori-moteur, c’est le Temps, « un peu de temps à l’état pur », qui monte à la surface de l’écran. Le temps cesse de découler du mouvement, il se manifeste en lui-même et suscite lui-même de faux-mouvements. D’où l’importance du faux-raccord dans le cinéma moderne : les images ne s’enchaînent plus par coupures et raccords rationnels, mais se ré-enchaînent sur des faux-raccords ou des coupures irrationnelles. Même le corps n’est plus exactement le mobile, sujet du mouvement et instrument de l’action, il devient plutôt le révélateur du temps, il témoigne du temps par ses fatigues et ses attentes (Antonioni).
Il n’est pas exact que l’image cinématographique soit au présent. Ce qui est au présent, c’est ce que l’image « représente », mais non pas l’image même qui ne se confond jamais avec ce qu’elle représente, au cinéma pas plus qu’en peinture. L’image même est le système des rapports entre ses éléments, c’est-à-dire un ensemble de rapports de temps dont le présent variable ne fait que découler. C’est en ce sens, je crois, que Tarkovski récuse la distinction du montage et du plan, en définissant le cinéma par la « pression du temps » dans le plana. Ce qui est propre à l’image, dès qu’elle est créatrice, c’est de rendre sensibles, visibles, des rapports de temps qui ne se laissent pas voir dans l’objet représenté, et ne se laissent pas réduire au présent. Soit une profondeur de champ de Welles, un travelling de Visconti : on s’enfonce dans le temps plus encore qu’on ne parcourt de l’espace. La voiture de Sandra, au début du film de Visconti, se meut déjà dans le temps, et les personnages de Welles occupent dans le temps une place de géants plutôt qu’ils ne changent de lieu dans l’espace.
C’est dire que l’image-temps n’a rien à voir avec un flash-back, ni même avec un souvenir. Le souvenir est seulement un ancien présent, tandis que les personnages amnésiques du cinéma moderne s’enfoncent littéralement dans le passé, ou en émergent, pour faire voir ce qui se dérobe même au souvenir. Le flash-back n’est qu’un écriteau, et, quand il est utilisé par de grands auteurs, n’est là que pour manifester des structures temporelles beaucoup plus complexes (par exemple chez Mankiewicz, le temps qui « bifurque » : ressaisir le moment où le temps aurait pu prendre un autre cours...). De toute manière, ce que nous appelons structure temporelle, ou image-temps directe, déborde évidemment la succession purement empirique du temps, passé-présent-furur. C’est par exemple une coexistence de durées distinctes, ou de niveaux de durée, un même événement pouvant appartenir à plusieurs niveaux : les nappes de passé coexistent dans un ordre non-chronologique, on le voit chez Welles avec sa puissante intuition de la Terre, puis chez Resnais avec des personnages qui reviennent du pays des morts.
Il y a bien d’autres structures temporelles encore : tout l’objet de ce livre est de dégager celles que l’image cinématographique a su saisir et révéler, et qui peuvent faire écho avec ce que la science nous apprend, ce que les autres arts nous dévoilent, ou ce que la philosophie nous fait comprendre, en toute indépendance respective. Quand on parle d’une mort du cinéma, c’est une bêtise, parce que le cinéma en est encore au début de ses recherches : rendre visibles ces rapports de temps qui ne peuvent apparaître que dans une création de l’image. Ce n’est pas le cinéma qui a besoin de la télévision, elle dont l’image reste déplorablement au présent si elle n’est pas fécondée par l’art du cinéma. Les rapports et les disjonctions entre le visuel et le sonore, entre ce qui est vu et ce qui est dit, relancent encore le problème, et donnent au cinéma de nouvelles puissances pour capturer le temps dans l’image (de manière très différente Pierre Perraut, Straub, Syberberg...). Oui, le cinéma s’il n’est pas tué de mort violente garde la puissance d’un commencement. Inversement nous devons chercher déjà dans le cinéma d’avant-guerre, et même dans le muet, le travail d’une image-temps très pure qui n’a pas cessé de percer, de retenir ou d’englober l’image-mouvement : une nature-morte d’Ozu, comme forme immuable du temps ? Que Robert Galeta soit remercié pour le soin qu’il a mis à traduire cette aventure du mouvement et du temps.
* Titre de l’éditeur. Le texte manuscrit est daté de juillet 1988. « Preface to the English Edition » in Gilles Deleuze, Cinema 2 : The Time-Image, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1989, p. xi-xii, Trad. ang. Hugh Tomlinson et Robert Galeta.
a Tarkovski, « De la figure cinématographique », Positif, no 249, décembre 1981.