53

LES TROIS CERCLES DE RIVETTE*

 

Un premier cercle apparaît (ou un segment de cercle). Nous le nommons A, puisqu’il apparaît en premier, mais il ne cesse pas durant tout le film. C’est un ancien théâtre, qui sert d’école, où des jeunes filles répètent des rôles, Marivaux, Racine, Corneille, sous la direction de Constance (Bulle Ogier). Le difficile est que les élèves arrivent à exprimer le sentiment juste, colère, amour, désespoir, mais avec des mots qui ne sont pas les leurs, qui sont ceux d’un auteur. C’est le premier sens de jouer : Les Rôles.

L’une d’entre elles, Cécile, a laissé à quatre filles un pavillon de banlieue : elle va vivre ailleurs avec l’homme qu’elle aime. Les quatre filles vont cohabiter dans le pavillon : elles y vivent les retombées de leurs rôles, mais aussi leurs humeurs et postures personnelles de fin de journée, les effets de leurs amours privées qu’on ne connaît que par allusion, leurs attitudes les unes par rapport aux autres. C’est comme si elles rebondissaient sur le mur du théâtre pour mener dans le pavillon une vie vaguement commune ; elles y emportent des morceaux de rôle, mais pris dans leurs propres mots, distribués dans leurs propres vies, chacune menant sa propre affaire. Ce n’est plus une succession de rôles suivant un programme, mais plutôt un enchaînement hasardeux d’attitudes et de postures, suivant plusieurs histoires à la fois qui ne se recoupent pas. C’est le second sens de jouer : les Attitudes et Postures dans des vies quotidiennes entrecroisées. C’est à la fois le groupe des quatre filles, et leur individuation, les comiques et les tragiques, les déprimées et les toniques, les maladroites et les habiles, et surtout les Solaires et les Lunaires qui ne cessent d’inspirer Rivette. C’est un second cercle B, intérieur au premier, puisqu’il en dépend pour une part, puisqu’il en recueille des effets, mais les redistribue à sa manière, et s’éloigne du théâtre pour y revenir sans cesse.

Les quatre filles sont poursuivies par un homme indéterminé, escroc, espion, policier, qui recherche l’amant de Cécile (sans doute un bandit). Est-ce une affaire de fausse cartes d’identité, de tableaux volés, de trafic d’armes, de scandale judiciaire ? Il cherche les clefs d’un coffre. Il tente de séduire les filles tour à tour, et se fait aimer de l’une. Les trois autres essaieront de le tuer, l’une théâtralement, l’autre froidement, l’autre impulsivement. La troisième y réussit, à coups de bâton. Beauté des trois scènes, qui sont de grands moments de Rivette. C’est un troisième sens de jouer : les Masques, dans un complot politico-policier qui nous dépasse, et dans lequel tout le monde est pris, une sorte de complot mondial. C’est un troisième cercle, C, qui est dans un rapport complexe avec les deux autres : il prolonge le second, il s’y mêle intimement, puisqu’il polarise de plus en plus l’attitude des filles, leur donne une commune mesure, et les envoûte. Mais aussi il s’étend sur le théâtre entier, il le recouvre, il réunit peut-être toutes les pièces d’un répertoire infini, et Constance, la directrice, semble bien être depuis le début un élément essentiel du complot. (N’y a-t-il pas dans sa vie un trou de plusieurs années ? N’habite-t-elle pas le théâtre sans jamais sortir, et en recelant le mauvais garçon de Cécile qui est peut-être son propre amant ?). Et les filles elles-mêmes : l’une a un ami américain du même nom que le policier, l’autre porte le nom de sa sœur mystérieusement disparue, et Lucia, la Portugaise, la Lunaire par excellence, a tout de suite trouvé les clefs et possède un tableau qui est peut-être vrai... Bref les trois cercles se mêlent, progressent l’un par l’autre, réagissent l’un sur l’autre, et s’organisent sans jamais perdre leur énigme.

Nous jouons des pièces que nous ne savons pas encore (nos rôles). Nous nous coulons dans des caractères que nous ne maîtrisons pas (nos attitudes et postures). Nous servons un complot dont nous ignorons tout (nos masques). Rivette a su apporter une vision du monde. Il a besoin du théâtre pour que le cinéma existe : c’est que les attitudes et les postures des jeunes filles forment une théâtralité de cinéma, qui ne cesse de se mesurer à la théâtralité de théâtre, et l’affronte pour s’en distinguer. Et si tous les complots politiques, juridiques, policiers qui pèsent sur nous suffisent à montrer que le monde réel s’est mis à faire un horrible cinéma, alors il appartient au cinéma de nous rendre un peu de réel, un peu de monde enfin. Un cinéma qui oppose sa théâtralité à celle du théâtre, sa réalité à celle du monde devenu irréel : Rivette a maintenu ce projet, pour sauver le cinéma du théâtre et des complots qui le détruisaient.

Si les trois cercles communiquent, c’est dans des lieux qui sont ceux de Rivette : ainsi le dos du théâtre, ou le pavillon des filles. Ce sont des lieux où la Nature ne vit pas, mais survit avec une grâce étrange. Là où la Nature survit, c’et dans des régions de banlieue non encore aménagées, ou c’est en pleine ville, dans des passages encore campagnards ou des impasses peu visibles du dehors. Les magazines de mode ont pu tirer de ces lieux des photos parfaites et glacées, mais personne ne savait déjà plus qu’ils venaient de Rivette et qu’ils étaient imprégnés de son rêve. Là, des complots s’ourdissent, des jeunes filles cohabitent, des écoles s’installent. Mais c’est là que le rêveur peut encore saisir le jour et la nuit, le soleil et la lune, comme un grand Cercle extérieur qui commande tous les autres, et répartit les ombres et les lumières.

D’une certaine manière, Rivette n’a jamais filmé qu’une chose, la lumière, et sa transformation, tantôt lunaire, et tantôt solaire, Lucia et Constance. Ce ne sont pas des personnes, mais des forces. L’une n’est pas le bien, ni l’autre le mal, mais Rivette va dans ces lieux de survivance, banlieue ou passages, vérifier l’état dans lequel elles subsistent encore, toutes deux. Le cinéma de Rivette n’a pas cessé d’être proche de la poésie de Gérard de Nerval, c’est comme si Rivette était habité par Nerval. Il revisite les restes d’une Ile-de-France hallucinée, il met en scène les nouvelles Filles du feu, il sent venir le complot d’une folie indéterminable. Ce n’est pas une influence, mais ce qui fait de Rivette l’auteur le plus inspiré du cinéma, un de ses plus grands poètes.


* Cahiers du Cinéma, no 416, février 1989, p. 18-19. A propos du film La Bande des quatre de Jacques Rivette.