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PRÉFACE POUR L’ÉDITION AMÉRICAINE

DE EMPIRISME ET SUBJECTIVITÉ*

 

On rêve parfois d’une histoire de la philosophie qui se contenterait d’énumérer les nouveaux concepts apportés par un grand philosophe, son apport créateur le plus essentiel. Dans le cas de Hume, on pourrait dire :

– Il a imposé le concept de croyance, et l’a mis à la place de la connaissance. Il a laïcisé la croyance, en faisant de la connaissance une croyance légitime. Il a demandé : à quelles conditions une croyance est-elle légitime ?, et par là a ébauché toute une théorie des probabilités. La conséquence est très importante : si l’acte de pensée est croyance, la pensée a moins à se défendre contre l’erreur que contre l’illusion. Les croyances illégitimes entourent la pensée come un nuage d’illusions peut-être inévitables. Hume à cet égard annonce Kant. Et il faudra tout un art, toutes sortes de règles pour dégager les croyances légitimes des illusions qui les accompagnent.

– Il a donné à l’association des idées son vrai sens, qui n’est nullement une théorie de l’esprit humain, mais une pratique des formations culturelles et conventionnelles (conventionnelles, et non contractuelles). Ainsi l’association des idées est pour le Droit, pour l’Economie politique pour l’Esthétique... On demande par exemple s’il suffit de tirer une flèche sur un lieu pour en devenir possesseur, ou s’il faut le toucher avec la main : il s’agit de savoir quelle doit être l’association entre quelqu’un et quelque chose, pour que quelqu’un devienne possesseur de la chose.

– Il a fondé la première grande logique des relations, en montrant que toute relation (non seulement les « matters of fact », mais les relations d’idées) était extérieure à ses termes. Ainsi il constitue un monde de l’expérience extrêmement divers, suivant un principe d’extériorité des relations : des parties atomiques, mais avec des transitions, des passages, des « tendances » qui vont des unes aux autres. Ces tendances engendrent des habitudes. Mais n’est-ce pas la réponse à la question : Que sommes-nous ? Nous sommes des habitudes, rien d’autre que des habitudes, l’habitude de dire Moi... Peut-être n’y a-t-il pas plus surprenante réponse au problème du Moi.

On pourrait encore prolonger ce recensement qui témoigne du génie de Hume.


* Titre de l’éditeur. « Preface to the English-language Edition » in Gilles Deleuze, Empiricism and Subjectivity. An Essay on Hume’s Theory of Human Nature, New York, Columbia University Press, 1991, pp. ix-x. Trad. ang. Constantin V. Boundas.