Je me demande ce que mon père penserait de tout cela, de ma mise à pied, de la tournure pathétique qu’a prise ma vie. Ce qu’il aurait pensé de Sarah, de mon mariage qui n’a jamais eu lieu. J’aimerais tant avoir son avis. Celui des autres, je m’en fiche pas mal. Ma mère parle trop, tout le temps et le plus souvent pour ne rien dire. Mon frère et ma sœur ont subi trop de vexations quand nous étions enfants, ils doivent probablement jubiler dans leur coin et ils auraient tort de s’en priver.
Nous sommes le résultat d’une erreur, comme si nous n’avions jamais été faits pour appartenir à la même famille. Après tout, faire partie de la même famille ne signifie pas pour autant que l’on doit s’aimer. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un œil à nos photos de famille. Sur l’une d’entre elles, on peut voir Angèle et Charlie se tenir par l’épaule, serrés l’un contre l’autre et moi, qui me tiens à un mètre de distance. S’il fallait désigner un coupable, je blâmerais volontiers ma mère. Combien de fois pouvions-nous entendre « Charlie, Angèle, faites moins de bruit et laissez votre frère lire tranquillement ! », « Charlie, Angèle, allez jouer dehors !, « Charlie, Angèle, prenez exemple sur votre frère. ». Très vite, ils ont développé des goûts en tout point opposés aux miens. Je n’ai pas un seul souvenir de nous trois jouant ensemble. Pas un seul souvenir d’un moment de rigolade avec eux, d’un moment où j’ai pu me sentir proche d’eux. Nous n’étions rien de plus que des colocataires et je voyais très bien qu’ils attendaient avec impatience le jour où je quitterais la maison pour de bon. Ils ont eu un mal fou à cacher leur joie quand je suis parti à l’université. Quand je rentrais pour les vacances, ils affichaient une mine déçue et se contentaient de m’adresser un « Tiens, t’es là. » ou un simple « Salut ». Je faisais avec, enfin, sans eux. J’avais d’autres confidents, d’autres personnes avec qui m’amuser et sortir. Je ne peux pas dire que j’ai réellement souffert de notre manque de complicité, j’avais appris à m’en accommoder et Charlie et Angèle avaient fait de même. Nous avions compris très jeunes qu’à la mort de nos parents, nos rapports se déliteraient et que nous finirions par devenir des inconnus, des figures du passé. Nous cesserions de nous voir sans en ressentir le manque.
Récemment, j’ai pensé que le mieux à faire était de demander ma mutation. Quitter une bonne fois pour toutes ma ville natale qui n’a plus rien à m’offrir si ce n’est des mauvais souvenirs et des situations embarrassantes à tous les coins de rue. Partir. Recommencer à zéro. Faire peau neuve. Tirer un trait sur tout cela, et surtout, surtout, ne plus entendre ma mère me rabâcher sans arrêt que cette mise à pied est une honte et que je devrais porter plainte. Elle ne comprend pas que je suis fautif dans cette affaire. S’il m’arrivait de tuer quelqu’un devant ses yeux, elle trouverait le moyen de clamer mon innocence. Son absence d’objectivité, son amour étouffant me sont devenus insupportables. Il est temps pour moi de mettre les voiles.
Je n’ai pas été surpris de ne recevoir ni visite, ni coup de fil, ni aucun message, de la part d’Angèle ou de Charlie. J’aimerais savoir si les déboires de leur grand frère les laissent ou non indifférents. Est-ce qu’ils en rient ? Est-ce qu’ils pensent que ce qui arrive « au fils prodige à sa maman chérie » est mérité ? Peut-être attendaient-ils ce jour avec impatience. Le jour où le petit prince tomberait de son piédestal. Mais peut-être n’en ont-ils tout simplement rien à faire. Lors de mes longues journées où les minutes sont des heures, je pense à eux. Cela m’est bien égal. Je suis très bien, seul dans mon appartement avec Suzanne. Je lui fais la conversation et jamais elle ne me juge. Elle se contente de ronronner quand je la caresse derrière la tête et c’est tout ce que je lui demande. Je n’en veux pas à mon frère et ma sœur de ne pas me rendre visite alors que je traverse une mauvaise passe. Cela nous évite à tous les trois une situation gênante. Il n’y a rien à dire. Je n’ai rien à leur confier. Je ne leur ai jamais rien confié et ce n’est pas aujourd’hui que je me sens l’envie de commencer. C’est bien mieux ainsi. De toute façon, je n’ai envie de parler à personne. Suzanne est la confidente parfaite bien qu’elle semble peu réceptive à mes lamentations. Elle doit se demander ce que signifie ce flot de paroles entrecoupées de sanglots.
Aujourd’hui était une journée calme et grise. Suzanne se remet sagement de son séjour chez le vétérinaire. La voilà stérilisée. Elle n’a pas quitté mon lit de toute la journée et dort comme un loir. Moi, je lis. Pas de télévision aujourd’hui, elle me donne mal à la tête. Nous sommes plongés dans un silence de cathédrale des plus apaisants. Une fine pluie vient lécher les fenêtres. Le vent agite les branches des arbres. Il a l’air de faire froid. Je me blottis dans le canapé, un coussin bien calé derrière la tête, une tasse de café à portée de main et un bon roman sous les yeux. Je laisse la journée s’écouler. Suzanne et moi sommes en convalescence. Vers 19 h, elle sort de sa tanière et se dirige d’un pas mal assuré vers sa gamelle. Quelques lampées, quelques croquettes avalées puis elle fait le chemin en sens inverse. Elle s’arrête quelques secondes et regarde les gouttes de pluie qui s’accumulent sur la baie vitrée. Elle n’avait jamais vu la pluie. J’ai oublié que je ne voulais pas d’elle il y a quelques semaines encore. Il me semble aujourd’hui qu’elle a toujours fait partie de ma vie.