Il y a quelques jours, Suzanne a fait ses premiers pas dehors. La voilà enfin dans le grand monde ! J’aimerais qu’elle reste dans les limites du jardin mais j’ai dû me faire à l’idée qu’elle ne m’appartenait pas. Je la nourris, je lui fournis un toit, un foyer, mais elle reste libre d’aller où elle veut. Si un jour, elle trouve ce qui lui semble être un meilleur endroit où vivre, et bien, il faudra que je fasse avec. Elle était impatiente de sortir, moi j’étais nerveux. Je ne cessais de lui montrer que ce petit carré de pelouse disposé devant elle correspondait aux limites de son territoire et qu’elle devait éviter d’en sortir. Au-delà de ce périmètre se trouvaient d’autres jardins qui appartenaient à d’autres personnes, des personnes qui ne seraient peut-être pas ravies de voir un chat se balader chez eux. Surtout si le chat en question y fait ses besoins ou gratte dans le potager. Je n’ai pas envie que des gens mal intentionnés l’empoisonnent. Accroupi, je la regarde avancer avec précaution dans l’herbe fraîche. Elle avance à petits pas, étonnée par cette nouvelle sensation sous ses coussinets, c’est doux, humide et froid tout à la fois. Elle regarde partout, elle agite ses petites moustaches dans toutes les directions. Elle ne tarde pas à répandre de-ci de-là son odeur par de petits jets d’urine. Elle s’approche de la clôture au fond du jardin, comme si elle jaugeait sa hauteur, puis elle s’en détourne. Elle rentre de nouveau dans l’appartement, comme si cette nouvelle découverte lui avait finalement paru bien fade et sans grand intérêt. Elle retourne dans la chambre à sa place habituelle. Je suis déçu par son manque d’enthousiasme. J’étais impatient de voir quelles seraient ses toutes premières réactions. Il faut croire que nous avons tous les deux été déçus.
Et pourtant, dans la nuit, je l’entends miauler. J’émerge difficilement d’un sommeil profond. Le réveil affiche cinq heures du matin. Qu’est-ce qu’il lui prend de miauler à une heure pareille ? À moitié endormi, je la cherche dans le lit en tâtonnant mais elle n’est pas là. Les miaulements ne proviennent pas de ma chambre. Je me lève d’un pas mal assuré. Les miaulements se font plus fort. J’ai l’impression qu’elle appelle à l’aide. Je commence à croire que quelque chose ne va pas. Je la trouve devant la porte vitrée. Elle regarde quelque chose dehors et se déplace nerveusement le long de la porte. J’allume la lumière extérieure pour voir ce qui peut avoir attiré son attention à ce point. Peut-être y a-t-il un chat dans le jardin. Mais non, il n’y a rien. L’endroit est désert. Je regarde Suzanne qui miaule encore et encore. J’essaie de lui expliquer qu’il n’y a rien dans le jardin et qu’il est l’heure de dormir. La situation est cocasse. Ni l’un ni l’autre ne parvenons à nous faire comprendre. Je suis tout de même censé être celui qui a le dernier mot. Je crois qu’elle veut sortir. Je sais que les chats sont par nature des chasseurs et qu’ils exercent cette activité principalement la nuit. Mais je m’attendais à ce que Suzanne se comporte comme un chat domestiqué, libre de ses mouvements la journée, et bien au chaud à la maison quand vient la nuit. Je faisais erreur. À peine ai-je entre-ouvert la porte vitrée qu’elle s’y jette la tête la première et la voilà qui file à toute allure dans l’obscurité. Est-ce qu’elle répondait à une envie pressante ? Si oui, sera-t-elle bientôt de retour ? Deux options s’offraient à moi : attendre qu’elle rentre ou retourner me coucher. Attendre oui, mais combien de temps ? Retourner me coucher, d’accord, mais en la laissant enfermée dehors ? Je me suis assis devant la porte ouverte, scrutant le jardin avec attention. Je ne la voyais plus, elle était partie. La clôture n’est pas très haute et un chat peut facilement sauter par-dessus… Je tendais l’oreille, en quête d’un bruit qui pourrait m’indiquer ses mouvements, mais rien. Au bout de dix minutes, ne la voyant pas revenir, je pris la décision de me coucher mais impossible de fermer l’œil. Et si elle était revenue et attendait que je lui ouvre ? Je finis par me rendormir. Il était environ sept heures quand je rouvris les yeux. Je ne suis jamais levé aussi tôt d’habitude. Maintenant que je ne travaille plus, le réveil est devenu un accessoire superflu. Suzanne avait passé la nuit dehors et je devais m’assurer qu’elle n’était pas à attendre que je lui ouvre. Cela faisait une éternité que je n’avais pas vu le soleil se lever. Je bâille. J’étire mes membres encore endormis. Aucune trace de Suzanne. Il fait encore sombre, j’allume la lumière de la cuisine pour me faire un café. Quitte à être debout, autant me montrer utile. Les ronrons mécaniques de la machine à café me bercent tandis que je peine à émerger. Je me dirige à nouveau vers le jardin. Suzanne est là, dressée sur ses pattes arrières, martelant la vitre avec ses pattes avant. Je me surprends à l’accueillir comme une mère qui aurait perdu de vue son nourrisson. Une fois mon café avalé, une fois Suzanne nourrie, nous décidons d’un commun accord d’aller nous recoucher. J’émerge difficilement sur les coups de neuf heures mais Suzanne, peu courageuse, n’ouvre qu’une paupière et décide de rester au lit. Je ne peux pas lui en vouloir.
Désormais, Suzanne sort quotidiennement. Cela fait donc plusieurs jours qu’elle miaule pour que je lui ouvre à cinq heures du matin. J’ai bien essayé de la raisonner, de la gronder, de l’envoyer dans une autre pièce, rien n’y fait. Elle miaule de plus belle, elle gratte à la porte comme si sa vie en dépendait. Et, tel un grand perdant, je me lève tous les jours que Dieu fait au petit matin pour lui ouvrir. C’est épatant comme son horloge interne est réglée à la perfection. Si seulement, elle pouvait être décalée de quelques heures, je lui en serais très reconnaissant. Mais non, tous les jours, je me lève, complètement hagard, et je la regarde partir en sautillant dans l’herbe mouillée par la rosée du matin. Elle hume à droite à gauche, franchit la clôture d’un bond et disparaît de mon champ de vision. À peine ma tête a-t-elle touché l’oreiller que je me rendors aussitôt.
Chaque matin, c’est le même rituel. Café en main, chaussons au pied, enveloppé dans mon peignoir, je me plante devant mon ordinateur, une page blanche devant les yeux. C’est décidé, je vais écrire un roman. Oui, c’est décidé. Ça y est. Je me lance. C’est parti. Allez. Allez, on s’y met. En avant toute. Rien ne vient. Absolument rien. C’est une terrible sensation d’impuissance. Ma matinée se résume à d’incessants aller-retour de mon bureau à la cuisine. Si seulement je pouvais être aussi productif que ma machine à café. Mais rien ne vient. Je sirote mon café. Je regarde des vidéos de chats sur Internet mais, en attendant, la page reste blanche. Un matin, n’en pouvant plus de rester assis derrière mon bureau, j’ai tenté d’aller courir. Je dis bien tenté ! Je me suis persuadé que la course à pied me viderait l’esprit et que cela m’aiderait à y voir plus clair pour mon roman. Ma première sortie fut loin d’être glorieuse. Un violent point de côté a mis à bas ma motivation et j’ai dû rebrousser chemin après avoir péniblement parcouru un tout petit kilomètre. Je suis rentré en me tenant la hanche, essayant tant bien que mal de reprendre mon souffle. L’expérience s’est avérée vexante, voire humiliante.
Je sortais peu, je ne voyais presque personne et ma mère passait de plus en plus rarement. Il n’y avait plus que Suzanne. Un chat pour seul compagnon. Un chat qui était au centre de mon attention. Un chat qui pouvait devenir une source d’inspiration ! Mais oui, elle était la solution. La parfaite solution pour mon roman. Suzanne allait devenir un personnage de fiction ! Pourquoi ne serait-ce pas elle l’héroïne de mon histoire ? L’idée pouvait paraître farfelue mais elle me plaisait plutôt bien. Suzanne aurait sa propre histoire avec ses péripéties et ses rebondissements ! Tout à coup, je me sentais gagné par une énergie nouvelle. J’étais de nouveau confiant et plein d’entrain.