Suzanne, héroïne de fiction

 

 

 

C’est tout naturellement que Suzanne s’est transformée en héroïne de fiction. Il y avait une raison, une raison évidente au fait que, chaque jour, à cinq heures du matin, elle veuille aller dehors.

Attention, ce qui suit n’est qu’une ébauche, une simple idée que j’ai commencé à développer. Je compte sur vous pour ne pas me juger trop sévèrement. D’une part, parce que je ne le supporterais pas, et d’autre part car, ne l’oubliez pas, je n’en suis qu’au stade de l’élaboration. Il y a de fortes chances pour que tout cela aille directement à la poubelle ou au fond d’un tiroir pour ne jamais en ressortir. L’histoire se déroule dans un futur plus ou moins proche. Le réchauffement climatique est plus présent que jamais et personne sur Terre n’est épargné. Nous en sommes tous victimes. Les gouvernements, contre toute attente, ont renforcé leur emprise. Le nationalisme a fini par triompher. Des lois drastiques ont été mises en place. La société est désormais divisée en castes. Les personnes célibataires et sans enfant ne sont plus autorisées à vivre seules car l’espace manque cruellement. On ne peut plus se permettre d’être égoïste, c’est une affaire de survie. Seul le collectif compte dorénavant, et tout le monde est mis à contribution, les animaux aussi… Les célibataires ont donc l’obligation d’héberger et de prendre soin d’un animal. C’est là que Suzanne rentre en jeu. Suzanne est un chat ouvrier. Oui, les animaux non plus ne peuvent plus rester oisifs. Elle a été programmée, comme beaucoup d’autres chats, pour travailler. C’est pour cela que chaque matin, à cinq heures, elle se lève pour aller travailler. Elle travaille dans une usine de tri. Le plastique est un problème que nous connaissons aujourd’hui, mais dans un futur proche, le plastique sera partout, dans nos rues, dans nos jardins, dans nos écoles, dans nos parcs, partout où notre regard se pose. Nous sommes littéralement envahis par le plastique. Suzanne travaille dans une usine côtière spécialisée dans la pêche. Le poisson, pêché dans la nuit, arrive à l’usine, mais il est, comme vous vous en doutez, noyé dans une quantité importante de déchets plastiques. Le travail de Suzanne consiste donc à trier les déchets afin que le poisson soit comestible et sans risque pour le consommateur. Il peut paraître risqué de faire travailler des chats avec du poisson car nous savons qu’ils en sont particulièrement friands. Cependant, des études ont démontré que ces derniers étaient plus efficaces lorsqu’ils travaillaient sur un produit qu’ils apprécient. Les chats qui travaillent dans le bâtiment par exemple ne sont pas les plus productifs. Des études le prouvent. Mais, avec le poisson, ils travaillent avec ardeur. Bien entendu, ils sont surveillés de très près par des chiens, programmés eux aussi, pour les empêcher de céder à la tentation. Les chats craignent les chiens et se risquent donc moins au vol. C’est dans cette société où chaque citoyen et chaque animal est contrôlé que Suzanne évolue. Et c’est ainsi que j’en ai fait un chat ouvrier qui se lève à cinq heures du matin pour aller travailler. Je ne veux pas trop en dévoiler pour l’instant mais je peux tout de même vous confier que Suzanne sera un chat particulièrement rebelle et plutôt bagarreur. Il y aura certainement aussi une histoire d’espionnage. Son travail à l’usine ne pourrait être qu’une couverture, mais j’ignore encore en quoi consiste sa mission ni quels sont les risques encourus et les différentes péripéties qu’elles pourraient traverser. Mais, ce qui est certain, c’est que Suzanne est un chat hors du commun. Elle ne se laisse pas impressionner par ses geôliers. Pourtant, elle est plus petite que les autres chats, la faute à sa mère qui l’a abandonnée très tôt. Suzanne a longtemps erré dans les rues, luttant pour sa survie, avant d’être trouvée puis confiée à moi. Ces rudes premiers mois d’existence ont eu une répercussion sur son développement et sa croissance. Le vétérinaire m’a avoué qu’elle n’atteindrait jamais une taille dite « normale ». Il a ajouté qu’elle devait sa survie à une force de caractère tout à fait extraordinaire. Bien des fois, elle a dû sortir les griffes pour se défendre des dangers du monde extérieur. C’est une des raisons pour lesquelles elle a tant de mal à accepter la tendresse et l’affection de l’homme. Bien qu’elle semble me faire confiance, je sais qu’elle reste sur ses gardes.

 

Je transpose en Suzanne l’audace que je n’ai pas et une détermination qui, dernièrement, me fait défaut. Elle est l’exploratrice, elle qui s’aventure dehors des heures durant quand moi je peine à quitter mon canapé. Elle vit de folles aventures tandis que je me contente de les imaginer. Elle se bat contre plus fort qu’elle. Elle n’a pas peur de prendre des coups et moi, je tremble à l’évocation d’un souvenir douloureux. Une chanson m’accable, un nuage gris me pèse sur le cœur et les nuits me terrifient. Suzanne marche la tête haute, avec confiance tandis que je traîne des pieds, les bras ballants. Comme un petit garçon apeuré, je cherche un endroit où me cacher, un endroit où personne ne saurait me trouver. Tandis que je ne cherche qu’à disparaître, Suzanne resplendit, elle vit comme si demain n’existait pas.

 

J’ai l’étrange sensation de lentement me soustraire au monde réel. Je perds la notion du temps. Les jours se suivent et se ressemblent. Je ne sais même plus depuis combien de temps j’ai arrêté de travailler, ou plutôt, de quand date ma mise à pied… J’y reviendrais, ne vous inquiétez pas. Je ne suis pas encore prêt à en parler. J’ai besoin de temps. Du temps pour réfléchir au pourquoi du comment. Du temps pour savoir comment tout cela est arrivé mais promis, j’y reviendrais. Laissez-moi fuir ma réalité. Laissez-moi m’envelopper dans une fiction qui m’arrange.

 

Connaissez-vous l’expression, sept fois à terre, huit fois debout ? Je l’aime beaucoup. J’ai toujours aimé cette idée de combativité. Mais aujourd’hui, je ne puis vous dire combien de fois je suis tombé, combien de fois je me suis relevé. Alors c’est bien simple, je n’ose plus. Je n’ose plus me risquer à tomber. Je préfère ne rien faire. J’ai bien trop peur du jour où je n’aurais plus la force ni le courage de me relever. Le jour où cela n’en vaudra plus la peine. Que se passera-t-il ce jour-là ? Y aura-t-il quelqu’un pour m’aider ? Aujourd’hui, j’ai peur. C’est une peur de la pire espèce, une peur irrationnelle. Plus j’essaie de la comprendre, plus elle m’échappe. J’ai soudain l’impression de ne plus pouvoir respirer. J’étouffe, ma gorge se resserre, l’oxygène ne passe plus, je porte mes mains à mon cou, je tente d’appeler à l’aide, mais aucun son ne sort. Je suffoque. La panique s’empare de moi. Je tente de me calmer mais rien n’y fait. Quand le calme revient enfin. Quand ma poitrine se soulève de nouveau, je suis par terre, les bras en croix, haletant. J’ai honte. Je me roule en boule sur le côté et je pleure. J’entends Suzanne arriver. Elle ne comprend pas à quoi rime ce cirque. Elle me contourne pour continuer sa route. Imperturbable. Ses moustaches viennent frôler mon visage et traversent mes larmes. Ses miaulements me rappellent à l’ordre. Après tout, elle se lève chaque jour à l’aube pour aller travailler et jamais je ne l’entends s’en plaindre.