Aujourd’hui, j’ai eu une visite aussi inattendue que déplaisante. Un jeune collègue, qui enseigne comme moi la littérature, a tenu à venir me passer le bonjour. Je ne lui en demandais pas tant. Mais je m’y attendais. Tout est une question de patience dans la vie et je savais qu’un jour il sonnerait à ma porte. Il est venu plus tard que je ne l’avais prédit… Peut-être craignait-il d’être accueilli par un coup de poing au visage, ce sale traître, ce dénonciateur. Il aurait fait un parfait collabo durant la Seconde Guerre mondiale, un fonctionnaire exemplaire sous le régime de Vichy, ce petit fumier d’arriviste. Il est à peine sorti des bancs de l’université qu’il se croit autorisé à donner des conseils à tout va. Il n’est pas pédagogue pour un sou et ne le sera jamais. Pour lui, il n’y a que les règles qui comptent. Il faut que tout le monde file droit. Il me fait penser au doyen dans Le cercle des poètes disparus. Pour lui, tout s’évalue. Il n’a même pas 25 ans et pourtant, il enseigne comme s’il était un vieux gâteux. Je crois qu’il a peur. Peur de mal faire. Peur d’être mal jugé. Il s’accroche au règlement de toutes ses forces comme s’il s’agissait de la Bible et que tout ce qui y était écrit avait valeur de commandements. Il s’en tient strictement au programme et ne se permet aucun retard mais, avec une telle attitude, il en oublie de prendre en considération les besoins de ses élèves. Il ne voit qu’une classe, qu’un groupe, incapable de voir les individualités qui se tiennent devant lui. Il cache sa peur derrière une arrogance crâne et une culture abondante. Parce qu’il croit avoir tout lu, il se pense hors de portée de tout problème mais il n’est pas fichu de reconnaître un élève dyslexique. Cela ne l’intéresse pas. Seuls les résultats comptent. Si jeune et déjà sur la mauvaise voie. Il ne sait pas le tort qu’il cause. Il a bien failli foutre en l’air ma carrière. C’est à lui que je dois ma mise à pied. Sans lui, je n’aurais jamais eu tous ces problèmes, je n’aurais jamais été inquiété et traité de la sorte. S’il se tenait aujourd’hui devant ma porte d’entrée, ce n’est certainement pas pour prendre de mes nouvelles, bien sûr que non, il cherchait simplement à soulager sa conscience. Il voulait mon pardon, voilà tout. Tout ce qu’il voulait entendre, c’est : « ne t’inquiète pas, je ne t’en veux pas, tu as fait ce qu’il fallait. ». Ce petit merdeux veut ma bénédiction. Tu peux dormir sur tes deux oreilles. Ma vie est un désastre, je suis au bord de la dépression mais si, d’une quelconque façon, je peux t’aider à ce que tu te sentes mieux dans tes baskets, j’en serais ravi. Je devrais te poignarder et te balancer dans un fossé, te rouer de coups et te donner à bouffer aux lions, mais une tape dans le dos et une tasse de café feront bien l’affaire. Il a trouvé que j’avais bonne mine et que j’avais un « joli » appartement, faux-cul va ! Une fois les amabilités faites, il a déroulé son mea culpa. Il y mettait tellement de cœur qu’il a bien failli m’avoir. La voix tremblotante, tout ratatiné sur son fauteuil, quelques bafouilles, le regard de chien battu, il ne manquait rien ! Même si tout cela n’était que du vent, j’ai apprécié le spectacle. Au moins, une chose est sûre, le lycée a bien fait de lui confier la responsabilité de l’atelier théâtre. S’il est aussi talentueux dans la mise en scène que dans son jeu de comédien, la pièce cette année vaudra le détour. Une fois sa litanie faite, il a préparé sa sortie : « je vais y aller, je ne veux pas abuser de ton temps ». Penses-tu ? C’est vrai que mon temps est précieux et mes journées bien remplies. J’ai failli glisser un billet dans sa poche pour le remercier d’être passé. Je lui enverrais une carte pour Noël, cela compensera. Il y a au moins une chose bénéfique dans tout cela, ce petit salaud m’a donné l’énergie de retourner courir.
Malgré tout, je lui en veux sans lui en vouloir. Je fais l’erreur, comme bien souvent, de me mettre à la place des autres. Il n’a pas pensé à mal. C’est un petit con et il n’a pas réalisé ce qu’il faisait. Comme Jésus a dit : « Pardonnez-leur, mon père, car ils ne savent pas ce qu’ils font ». J’ai été victime de ma négligence et j’ai eu tort de lui faire confiance. Il venait d’arriver au sein de l’établissement, j’ai pensé que la moindre des choses était de faire en sorte qu’il se sente accueilli. Si j’avais su, je lui aurais roulé dessus sur le parking…
L’histoire est toute bête mais elle a eu des conséquences dramatiques. Avec ma classe de Première, nous avons travaillé sur le genre de l’autobiographie. Anne Frank et tout le tremblement. Seulement voilà, le référentiel fourni par le ministère de l’Éducation nationale n’est plus le même que celui que j’avais connu à mes débuts. Aujourd’hui, on n’enseigne plus aux élèves à penser par eux-mêmes. Nous ne sommes plus chargés de leur apprendre à s’exprimer, à exprimer leurs opinions, leur point de vue, etc. Non, ils doivent savoir lire, écrire et parler, sans faire de fautes. Qu’ils ne soient plus capables de mettre des mots sur leurs émotions, le ministère estime que ce n’est pas son problème. Mais qu’ils soient incapables de repérer dans un texte un subjonctif ou qu’ils ne connaissent pas leur conjugaison, c’est inacceptable. La faute à une étude menée il y a deux ans maintenant et qui a pointé du doigt des failles dans la connaissance de la langue française. Les journaux se sont emparés de l’affaire qui s’est transformée en crise nationale. On pouvait lire en Une de la presse nationale : « les jeunes lycéens au bord de l’illettrisme ? ». Notre ministre, un gars qui aime bien faire du zèle, un ancien premier de la classe sûrement, a pris l’affaire très au sérieux. « Les jeunes Français ne savent plus écrire, ne savent plus s’exprimer et ils ne lisent plus ! » l’entendait-on clamer dans tous les médias. C’était devenu son cheval de bataille. Nous, les profs, avions l’impression qu’une croisade se préparait. Un nouveau programme et de nouveaux référentiels ont donc fait leur apparition. Parmi les nouveautés, la dictée hebdomadaire obligatoire, et ce, jusqu’au Bac. On évaluait un devoir sur la qualité de la langue française et sur le nombre de fautes commises plutôt que sur son contenu. La forme importait plus que le fond. Un sous-secrétaire d’État avait déclaré en plein JT « Peu importe qu’ils ignorent qui est Voltaire ou Victor Hugo, du moment qu’ils ne fassent pas de fautes. » Cette profession que j’aimais tant, cette matière que j’avais pris tant plaisir à enseigner depuis maintenant huit ans venait de changer du tout au tout. La pilule avait du mal à passer. Nous avons bien essayé de manifester dans les premiers temps, mais toute cette histoire avait pris une ampleur sans précédent. L’opinion publique était contre nous. Nous, les professeurs, étions accusés de laxisme. « C’est bien beau de lire de la poésie en classe, mais moi, j’veux qu’mon gamin sache parler correctement ! J’veux qu’il fasse sa lettre de motivation sans faire de fautes. C’est pas Verlaine et compagnie qui vont lui donner du travail. », avait beuglé un type à la télévision. Des témoignages comme celui-ci se comptaient par dizaines. J’étais atterré. Une société comme la nôtre, avec son patrimoine, sa richesse culturelle, ses grands auteurs, ses artistes mondialement connus, tout cela était balayé d’un revers de la main. On aurait pu croire que la littérature était devenue néfaste. Dans ce cas-là, pourquoi ne pas faire lire aux élèves des comptes rendus de conseils municipaux, des procès-verbaux ou encore des tweets sélectionnés au hasard !
Quoi qu’il en soit, nous avions perdu la bataille. Il fallait accepter le changement ou bien laisser la place à d’autres candidats. J’étais tout de même confiant. Je me disais qu’un jour, les choses changeraient, que la crise passerait. La première année n’a pas été simple. Les cours étaient tristes et mornes. Je n’apprenais plus à mes élèves à argumenter ou à faire des dissertations. J’en faisais des machines prêtes pour le marché de l’emploi. J’avais l’impression de faire du conditionnement. Je les regardais répéter en cœur leur conjugaison. Il ne me manquait plus que la blouse grise et la baguette en osier. Les temps avaient changé, nous nous devions de nous adapter. N’est-ce pas cela après tout que la société nous demande : d’être adaptable ? Adapte-toi ou casse-toi.
La seconde année, je n’en pouvais plus. Une de mes collègues, de lettres elle aussi, était en arrêt pour dépression. J’avais devant moi une classe des robots et des cerveaux au repos. Pas de réflexion mais du par cœur. C’était désolant. Mais comme nous abordions le thème de l’autobiographie, j’ai eu une idée. Elle était risquée, mais j’avais tout prévu. Normalement, aucun retard ne serait pris sur le programme. C’était en quelque sorte une activité extrascolaire. Je voulais qu’ils gardent une trace écrite de cette année passée ensemble. Je voulais que tous ensemble nous créions quelque chose. J’avais l’idée d’un livre écrit en commun, toute la classe ensemble, un projet de groupe. La classe était partante. J’avais en face de moi des jeunes motivés et intéressés. Ils étaient aussi frustrés que moi de la tournure des choses, même si la plupart d’entre eux étaient quand même d’accord qu’il était primordial de les préparer à leur avenir. N’était-ce pas ce que l’on demandait à l’école ? Bien sûr, mais pas seulement. L’école, c’est aussi le vivre ensemble, des amitiés, des amours et parfois des souvenirs pour la vie. Je ne fais pas ce métier pour les vacances et pour le simple plaisir de mettre des notes. Je veux aussi que certains se souviennent de moi « il était chiant mais on l’aimait bien quand même ». Je n’en demande pas plus.
Mon projet était que chaque élève écrive à son tour un chapitre du livre. L’objectif était de rester dans le thème de l’autobiographie. Je voulais que ce livre, une fois terminé, soit une mine de souvenirs. Un témoignage de leur année de Première. Ils y trouveraient le ressenti et le vécu de chacun. La longueur des chapitres n’avait pas d’importance et peu importe s’ils ne suivaient pas une réelle cohérence narrative. Le but était de saisir sur le papier un moment de vie. D’autant plus que le livre n’avait pas vocation à être publié. Je voulais remettre de la vie dans une discipline qui en était privée. Ils pensent souvent que leur quotidien est ordinaire, d’une grande banalité et que rien de ce qui s’y passe ne vaut la peine d’être raconté. Je désirais leur prouver le contraire. J’avais également prévu de participer à l’aventure en écrivant un chapitre.
Mais, vous vous en doutez maintenant, mon jeune collègue a eu vent de ce projet. Je ne sais pas comment et je n’ai pas cherché à le savoir. Par la suite, tout s’est passé très vite. Je suis allé de convocation en convocation. D’abord, dans le bureau du principal (à qui je ne suis pas censé rendre des comptes mais il tenait absolument à me faire part de sa déception à mon égard et de son désaccord total) puis, j’ai été « entendu » (j’avais le sentiment d’être dans un commissariat) par un inspecteur de l’académie dans un bureau minuscule, surchargé de dossiers. Derrière ce bureau un homme au crâne dégarni, rabougri par les années. Un regard sévère accentué par de petites lunettes rondes. Avec ses mains croisées et son ton grave, il avait l’air d’un vieux mage démoniaque. Ce qui m’a le plus frappé, c’est que toute cette affaire était traitée comme si j’avais abusé sexuellement d’une élève. Enfin tout de même, je ne cherchais qu’à écrire un livre ! J’avais bien envie de citer des œuvres comme Fahrenheit 451 ou 1984, mais j’avais bien compris que le moment n’était pas à la révolte. Il s’agissait de rentrer dans le rang, d’accepter la punition et de jurer de ne plus jamais recommencer. C’est ainsi que je fus mis à pied « dans l’attente que mon cas soit réexaminé ultérieurement ». Autrement dit, je ne suis pas suspendu définitivement de mes fonctions, je dois attendre. Un comité va évaluer mon travail, interroger mes collègues ainsi que mes élèves et à la fin, il sera dit si oui ou non, je peux reprendre mon poste.
Quand je suis retourné au lycée prendre mes affaires, un silence pesant régnait dans la salle des profs. Mes collègues se sont tus et ont détourné le regard. On aurait dit un condamné à mort sur le point de regagner sa cellule. Je suis parti sans un mot. En franchissant la porte, j’ai entendu un « bon courage vieux » prononcé du bout des lèvres par le prof de philo. Je lui ai adressé un petit sourire, c’est tout ce que j’avais la force de faire et puis je suis sorti. Dans les couloirs, les élèves me regardaient, là aussi les discussions s’arrêtaient. Pendant un instant, j’ai rêvé qu’ils fassent comme dans la fin du Cercle des poètes disparus (oui, encore !). Mais non, ils sont très vite retournés à leurs activités. En sortant du bâtiment principal, j’ai croisé mon cher collègue, le délateur. Il a bien essayé de s’incruster dans le mur en priant pour que je ne le voie pas. Cela a au moins eu le mérite de me faire sourire. J’ai rejoint ma voiture sur le parking, mais avant de quitter l’enceinte du lycée, je me suis permis de laisser traîner ma clef le long de la portière de ce petit fouille-merde.
Il en faut peu pour briser une personne. Enlevez-lui ce qui faisait sa fierté. Faites en sorte qu’il ne se sente plus utile. Faites le douter de tout et surtout, de lui-même ! N’oubliez pas de l’exclure. Qu’il se sente seul et abandonné. Il n’y a pas si longtemps que cela, j’ai croisé au supermarché un de mes collègues. Je l’ai repéré au bout d’une allée, mais alors que je me dirigeais vers lui pour le saluer, je l’ai clairement vu faire demi-tour à la hâte et partir dans la direction opposée. Comment suis-je censé me sentir après cela ? Je suis supposé me sentir confiant ? Je suis censé croire en mes choix et assumer mes convictions d’enseignant ? Il devient compliqué de marcher la tête haute quand on vous regarde honteusement. Je ne suis qu’un petit prof d’un lycée de province et tout à coup, je me sens dans la peau d’un dangereux activiste qui mettrait en péril le bon équilibre de la société. Un criminel, voilà comment je me sens considéré. Je suis un enfant à qui les grandes personnes répètent chaque jour qu’il a fait quelque chose de mal. « Vilain garçon, me crie-t-on à longueur de journée, tu seras puni ! ». Voilà des mois maintenant que je suis au coin, et je ne comprends toujours pas pourquoi. Le pire c’est que cela me force à reconsidérer l’ensemble de ma vie. J’en viens à me demander si je suis une bonne personne. J’en viens à penser à Sarah. Et si c’était moi le fautif ? Si ça avait toujours été moi. Et si elle avait eu raison en fin de compte…