Grossir

 

 

 

Cette glace, que j’ai engloutie comme un mort de faim, fut la première d’une longue série. Je n’avais plus envie. Je n’avais plus la force. Je commençais à avoir peur de sortir de chez moi. La course à pied, ma rencontre infructueuse avec Natacha, ce n’était pas grand-chose mais, ajoutés au reste, cela devenait insupportable. J’avais besoin de tout laisser tomber. Je ne voulais plus faire l’effort d’essayer. Ce n’était pas mon année, alors d’accord, je l’acceptais. La dépression était là, elle me disait de lâcher prise. C’est ce que j’ai fait. Mes journées se résumaient au déplacement de ma carcasse d’un lieu à un autre, du lit au canapé, du canapé au fast-food, puis retour dans le canapé. Les douches n’étaient plus quotidiennes. Au bout de quelques jours, ma barbe hirsute et mes cheveux en bataille ne laissaient aucun doute sur ma santé mentale. Chaque jour, je parcourais le kilomètre et demi qui séparait mon appartement du fast-food, je commandais mon repas et je rentrais chez moi. Le soir, je variais les plaisirs. Je commandais tantôt une pizza, tantôt des sushis qu’un gentil livreur m’apportait dans les quinze minutes. Un minimum d’efforts pour un maximum de malbouffe. En un mois, j’ai pris environ quinze kilos. Mes jeans étant devenus trop serrés pour mon nouveau tour de taille, je n’ai eu d’autres choix que de me retrancher sur le survêtement, cet habit qui déclare une bonne fois pour toutes au monde entier que vous avez définitivement abandonné la partie. Cette tenue qui est le parfait reflet de votre renonciation. Je voulais montrer aux employés du fast-food à quoi ressemble un homme au bout du rouleau. Dans Leaving Las Vegas, Nicolas Cage se tuait à petit feu avec l’alcool, je faisais de même avec des hamburgers et des milk-shakes. Je regardais mon corps changer avec dégoût et indifférence. « À quoi bon ? », « Peu importe », tels étaient mes mantras, mes principes au quotidien. J’avais envie de m’exhiber devant mon frère et ma sœur : « alors, on reconnaît pas son frangin ? ». J’avais envie d’aller agiter ma bedaine sous le nez de mon délateur préféré : « ça te plaît de me voir comme ça ? Tu déculpabilises toujours autant ? ». Ça change un homme quinze kilos en plus. J’avais le crâne rasé, une barbe fournie et un ventre de plus en plus proéminent. D’avance pardon, mais j’étais plus proche du routier que du prof de lettres. Au mieux, j’étais un acteur se préparant pour un rôle. J’étais simplement un pauvre type. Un gars qui avale son hamburger en deux bouchées et qui s’endort sur son canapé avec de la mayonnaise au coin de la bouche. Vous voyez, je suis devenu ni alcoolique ni drogué, mais j’ai quand même trouvé quelque chose pour me pourrir la vie.

Dans ma descente aux enfers, j’écrivais un peu chaque jour, c’était toujours cela de gagné. Ce roman, quoi qu’il en advienne, c’était un peu mon ultime bouée de secours. J’étais triste d’imposer à Suzanne ce spectacle affligeant, elle qui continuait de s’échapper à cinq heures tous les matins.

 

Je ne répondais plus aux appels de ma mère. C’était bien la dernière personne au monde que je souhaitais voir. Mon silence l’a alarmée, elle est venue un après-midi sonner à ma porte. Elle était décidée à ce que je lui réponde. Elle appuyait de toutes ses forces sur la sonnette, elle frappait avec force sur la porte mais je restais sourd à ces appels, je m’étais tapi dans le placard de ma chambre. Assis par terre, je mangeais des pilons de poulet dans un grand saut. Elle pouvait continuer de frapper, j’étais bien trop occupé à manger, bien trop occupé à me détruire.