« Maman, c’est qui le monsieur ? »
Ce monsieur, que tu viens de croiser par hasard avec ta maman, c’est ton oncle. Pas ton oncle Charlie. Celui-là, tu dois probablement le connaître depuis ta naissance. Non, ton autre oncle, celui que tu n’as jamais rencontré, enfin jusqu’à maintenant. Tu n’en as pas conscience car tu ne dois pas avoir plus de trois ans mais cela me brise le cœur quand je réalise que notre première rencontre se fait au McDonald’s. Est-ce qu’il existe sur Terre un lieu plus impersonnel et plus déprimant qu’un fast-food pour faire la rencontre de sa nièce ?
Pour toi, je suis un parfait inconnu, un étranger. En rentrant dans le McDonald’s, je suis passé devant toi sans réaliser qui tu étais. J’ai vu une petite fille faire du toboggan, apparemment seule, et je me suis demandé où étaient ses parents. Je n’allais pas tarder à le savoir. Tu as sans doute remarqué le long silence quand ta maman et moi, nous nous sommes finalement vus. Nous ne savions pas quoi nous dire. Après tant d’années, que dire ? J’imagine qu’elle redoutait ce moment autant que moi.
Je voulais te remercier de ne pas avoir dit : « Maman, c’est qui le gros monsieur ? Est-ce qu’il ne devrait pas arrêter de manger des frites en sachant qu’il est en surpoids et qu’il s’approche dangereusement de l’obésité ? » Prends exemple sur ta maman qui a choisi de me mentir quand elle m’a dit : « tu as l’air en forme ! ». En forme de patate, oui ! Je peux t’assurer qu’elle n’en croyait pas un mot. Ta maman sait très bien que j’ai perdu mon travail, que je fais une dépression et que j’ai pris beaucoup de poids. Ta grand-mère lui a sûrement déjà tout raconté, elle qui ne sait pas tenir sa langue. Je suis sûr qu’elle doit dire très souvent à ta maman que ce n’est pas normal de ne pas se voir, de ne pas prendre de nouvelles les uns des autres. Est-ce que tu sais à quand remonte la dernière fois que j’ai vu ta maman et ton oncle Charlie ? C’était aux funérailles de mon petit garçon, ton cousin. Tu ne l’as jamais rencontré lui non plus et je suis au regret de te dire que cela n’arrivera jamais. Je doute que toi et moi, on se revoie un jour. Il faut que tu oublies notre brève et gênante entrevue d’aujourd’hui. Toutefois, si un jour, nous nous croisons à nouveau, et dans de meilleures circonstances, sache que je serais, je l’espère, plus présentable. Mais tu sais, il ne faut pas trop y compter. Alors, je te souhaite d’être heureuse. J’espère que ta maman te parle parfois de ton grand-père. À toi, je peux te le dire, il me manque terriblement, bien plus que je ne l’aurais pensé. C’était un homme sans rêve ni ambition il faut bien le dire, mais avec un regard tendre et naïf sur le monde. Il s’émerveillait devant l’envol d’un papillon et il restait des heures entières à contempler un vol d’étourneaux. Je regrette de l’avoir méprisé. J’étais con, et maintenant je suis triste et gros.
Prends bien soin de toi. N’écoute pas trop ce que raconte ta grand-mère. C’est rien qu’une vieille folle hystérique. Ne te sens surtout pas obligée de lui rendre visite quand tu seras grande et autonome. Tu l’auras peut-être déjà poussée dans l’escalier d’ici là.
Je t’embrasse.
Damien. L’oncle qui n’était pas.