Ma mère est passée me voir hier. Je savais qu’elle viendrait. Je ne voulais pas qu’elle vienne. Je voulais m’enfermer à double tour, me cacher sous ma couette et laisser cette journée mourir. Mais non, ma mère refusait de me laisser ce plaisir. Ma mère, toujours elle, à imposer aux autres sa volonté, parce qu’elle est persuadée qu’elle a un rôle à jouer, parce qu’elle croit dur comme fer qu’elle sait ce dont ses enfants ont besoin, mieux qu’eux-mêmes. Ma mère qui ne demande jamais mais impose toujours. Cette mère étouffante que j’aurais volontiers étouffée de mes propres mains hier. Cette mère qui ne peut s’empêcher de faire ressurgir les blessures du passé, avec sa maladresse et son manque de tact. Je l’écoutais parler. Parler et parler sans s’arrêter. Incapable de se taire. Incapable de lire la douleur des autres. Incapable de respecter mon deuil. Non, car elle sait ce qui est bon pour moi. J’ai écouté ses lamentations, ses longues plaintes larmoyantes : « vous auriez pu réessayer. », « vous auriez pu faire un effort ». C’est cette phrase, parmi tant d’autres, que je n’ai pas supporté : « faire un effort ». Mais qu’est-ce qu’elle en sait ? Que savait-elle de mon couple ? De ma relation avec Sarah ? Que savait-elle de nos « efforts » pour sauver notre couple après la mort prématurée de notre fils ? Elle parle d’efforts, elle qui n’en a jamais fait pour personne d’autre que pour elle-même. Elle qui dirigeait sa famille comme un bataillon de l’armée. Cette femme est un poison. Je pleure chaque jour la mort de mon petit garçon mais je me réjouis que ma mère n’ait jamais posé ses mains sur lui, ses mains non, ses crochets, ses griffes acérées. Qu’elle garde son venin pour elle. Malgré ses récriminations sans fin, je ne lui ai pas crié dessus, je me suis levé, j’ai ouvert la porte d’entrée de mon appartement et, d’un ton très calme, je lui ai dit : « maman, il est temps que tu partes. ». Elle a répondu comme si elle ne comprenait pas ce que je lui disais : « qu’est-ce que tu racontes ? Je ne vais pas te laisser seul aujourd’hui. ». « Maman, je veux que tu partes et je veux que tu ne reviennes plus jamais, tu m’entends ? Plus jamais ! ». Elle s’est levée et s’est plantée devant moi : « Mon pauvre chéri, tu es perdu, je le sais bien. » Elle a essayé de passer une main sur ma joue mais j’ai détourné le visage. Mes mains tremblaient, j’avais peur de la frapper. Je craignais d’être violent si elle restait une seconde de plus chez moi. « Pars, s’il te plaît. » Elle a quitté mon appartement avec un regard de chien battu. Je n’en revenais pas. Pour la première fois de ma vie, j’avais tenu tête à ma mère.
Peu après son départ, je me suis fait couler un bain. Pendant de longues secondes, j’ai hurlé, la tête sous l’eau. J’ai hurlé de toutes mes forces et j’ai laissé mes larmes se perdre dans l’eau chaude. Cette journée était avec Noël la plus dure de l’année pour moi.
Mon fils aurait eu 4 ans. Mille fois, je lui ai inventé une vie, des aventures et tous les futurs possibles. Je fantasmais sur une vie qui ne se réaliserait jamais. Mon petit garçon, pensais-je, aurait pu être un prix Nobel de littérature. Mais dans les scénarios plus terre à terre, il aurait été un grand frère, comme moi, mais proche de ses frères et sœurs. Un jeune homme souriant et séducteur. J’aurais tout fait pour que ni sa mère ni moi ne lui transmettions nos névroses. Son décès a conduit à notre rupture, à Sarah et moi. Sarah, que j’avais rencontrée à la fin de mes études, alors qu’elle était une étudiante brillante en psychologie. Cela fait des années que nous ne nous sommes plus vus mais je sais qu’elle a son propre cabinet et qu’elle se débrouille bien. Je crois savoir qu’elle a refait sa vie avec un autre homme. Nous n’avons jamais gardé contact. Après le décès de notre enfant, Sarah était dévastée. Il n’y avait personne à blâmer. Personne n’était responsable de ce qui nous arrivait. Mais elle m’a désigné comme le principal coupable. Sa haine, sa rage et sa tristesse se sont dirigées contre moi. Elle ne supportait plus de me toucher ni même de me regarder. J’étais celui qui avait le mal en lui et qui l’avait introduit en elle. Notre couple était parti avec notre fils. Sarah me regardait avec une telle haine. J’ai fini par baisser les bras et j’ai pris la tangente. Ma mère, fidèle à elle-même, pleurait sur ses espoirs brisés d’être grand-mère. Elle oubliait sûrement à ce moment-là ces deux autres enfants… Elle, qui ne cessait de me demander pourquoi nous n’avions pas fait plus d’efforts avec Sarah, avait-elle été confrontée dans sa vie à une telle épreuve ? Tout le monde ne s’en relève pas. Certains couples en ressortent plus fort que jamais, d’autres s’effondrent. Sarah et moi avons explosé en plein vol.
Avec Sarah, nous formions un couple uni. Sa grossesse faisait partie de nos projets. Nous avions prévu d’acheter une maison après la naissance du bébé et, bien que Sarah ne se rêvait pas en mariée, je ne désespérais pas de la convaincre. Elle était mon monde. J’avais été séduit à l’instant même où je l’avais vu. Je sais que c’est terriblement cliché mais c’est la vérité, avec sa coupe à la garçonne, ses cheveux bruns en bataille, son corps fin et élancé et sa voix douce. Surtout, elle me faisait rire comme personne. Son rire si communicatif jurait avec son allure. Elle qui était d’ordinaire si discrète, son rire faisait tourner les têtes. Quand notre fils est décédé, son rire fut le premier à disparaître. Je ne l’ai plus jamais entendu depuis ce jour-là. J’espère qu’aujourd’hui, elle a trouvé la force de rire à nouveau. Je revois l’infirmière emporter le petit corps sans vie, enveloppé dans une couverture de l’hôpital. Elle emmenait avec elle notre vie à tous les deux.
Mais j’ai confiance en Sarah. S’il y a bien une personne en qui je placerais mes plus précieux espoirs, c’est elle. Elle donnera la vie à nouveau. Elle sera mère et une mère formidable. Elle prendra sa revanche sur la vie, si ce n’est déjà fait, j’en suis convaincu. Ce n’est pas une romantique comme moi. Moi qui me perds, tel un poète du Spleen dans une mélancolie plombante. Sarah est une femme lumineuse tandis que j’ai tous les ingrédients du parfait dépressif.