Il m’arrive encore de revoir ma grand-mère (Henriette ! Ça ne s’invente pas !) debout dans son salon, écartant les rideaux de la fenêtre pour épier les passants. La télévision hurle les informations derrière elle. De temps à autre, elle se retourne pour regarder un reportage diffusé pour la dixième fois de la journée. Elle peste, les bras croisés, le regard mauvais. Elle regarde les images d’un air condescendant puis se tourne à nouveau vers la rue. Assise à la table du salon, en train de faire mes devoirs, je l’observais. Cette grande femme famélique qui mangeait comme un moineau et qui avait l’air d’un vautour. Elle terminait rarement son assiette et passait le reste du repas à vous regarder manger d’un air désapprobateur. Il n’était pas rare de l’entendre dire : « si tu continues comme ça, tu vas finir obèse. » Une fois le repas terminé, elle retournait devant sa fenêtre, écoutant les mêmes informations qui avaient tourné en boucle toute la matinée.
Elle scrutait d’un œil mauvais les passants et surveillait les allées et venues des voisins qui évitaient soigneusement de regarder dans sa direction. La maison où avaient grandi mon père et mes oncles, qui fut un jour remplie de rires d’enfants, était aujourd’hui aussi silencieuse qu’un tombeau. Hormis le son de la télévision et les paroles pleines de venin de ma grand-mère, il n’y avait aucune autre activité. Les visiteurs se faisaient de plus en plus rares. Postée à sa fenêtre, ma grand-mère ressemblait à un spectre veillant sur un manoir hanté. Je fus contrainte par mes parents d’y aller un mois entier pendant les grandes vacances, et ce, jusqu’à mes 16 ans, jusqu’à ce que j’ai l’âge légal pour postuler à des jobs d’été. J’étais bien la seule de mes amies à être impatiente d’aller travailler mais la perspective de ne pas passer le mois de juillet avec ma grand-mère pour la première fois de ma vie me comblait de joie.
Pourtant, je dois reconnaître que ce n’était pas toujours désagréable d’être en sa compagnie, bien que, en tant qu’institutrice à la retraite, elle ne pouvait s’empêcher de s’adresser à moi comme à l’une de ses élèves.
Elle n’était pas aussi irascible avec moi qu’elle ne l’était avec la plupart des gens. Ensemble, nous faisions de longues balades dans les bois qui bordaient sa maison. Elle prenait à cœur de m’apprendre à tricoter et à faire la cuisine. J’imagine qu’elle espérait faire de moi la femme au foyer parfaite. J’étais tout de même impatiente de retrouver mon chez moi, ou devrais-je dire mon nouveau chez moi. Mes parents profitaient de mon absence pour planifier notre futur déménagement. Ils venaient généralement me chercher chez mon grand-père au moment de l’emménagement. Quelques jours avant, papa me faisait au téléphone une longue description de chaque pièce. Il s’attardait particulièrement sur ma future chambre, décrivant les moindres recoins. Il voulait que je me sente déjà chez moi, tout désolé qu’il était de nous faire déménager une nouvelle fois. Il faisait tout son possible pour vanter notre nouvel environnement et son enthousiasme était bien souvent communicatif.
Je crois que le plus dur pour moi était de devoir écouter ma grand-mère déblatérer sur ma mère. C’est étrange, elle n’a jamais été capable de me parler de mon père, ni d’aucun membre de ma famille, ni d’elle, de sa jeunesse ou de son métier d’institutrice dont elle était pourtant si fière. Elle refusait toujours de me raconter sa vie, ses meilleurs souvenirs, son enfance, le genre de choses qu’une petite fille aime savoir. Mais elle était incroyablement loquace quand il s’agissait de ma mère. Tous mes défauts, tout ce que je faisais mal ou de travers étaient nécessairement la conséquence de l’éducation défectueuse que j’avais reçue. Mon père n’était jamais mis en cause. Un militaire, avec son sens du devoir, sait comment éduquer un enfant. Il sait qu’un enfant a besoin d’un cadre et de règles mais, selon elle, le laxisme de ma mère risquait de ruiner ma vie. « Cette femme est une égoïste. Elle ne pense qu’à elle. Elle n’a jamais voulu te donner le sein pour préserver son corps, quel genre de mère se comporte ainsi avec son enfant ? ». Voilà ce que j’entendais à longueur de journée. Ma mère, selon les dires de ma grand-mère, n’a jamais voulu d’enfant, c’est la raison pour laquelle je suis enfant unique. Elle m’appelle « l’accident ». « Tu ne t’en souviens pas mais, quand tu étais bébé, ta mère pleurait tout le temps, elle ne voulait pas s’occuper de toi. C’est ton père qui faisait tout le travail. Elle a toujours voulu être une femme avant d’être une mère, tu n’étais pas la première de ses priorités. »
J’étais souvent silencieuse sur le trajet du retour, quand mes parents venaient me chercher. Les paroles de ma grand-mère résonnaient en moi. Mes parents me posaient des questions sur mon séjour mais je restais évasive. Je n’osais pas les interroger sur ce qu’elle m’avait dit. J’observais ma mère. Je n’ai jamais su avec certitude si elle savait tout ce que sa belle-mère disait sur son compte ni quelle était la part de vérité là-dedans.
J’ai passé mes jeunes années à entendre ma grand-mère me dire à quel point ma mère était incompétente. Aujourd’hui, je regrette amèrement avoir laissé ses paroles infuser en moi. Elles m’ont empêchée de voir ma mère telle qu’elle était. Elles m’ont empêchée de l’apprécier à sa juste valeur et bien souvent, elles ont provoqué en moi de profondes remises en question. Sans elles, sans le poison que ma grand-mère diluait en moi chaque été, je n’aurais pas douté de ma mère. Mais, aujourd’hui encore, j’ai beaucoup de mal à en vouloir à ma grand-mère et aux dégâts que cette haine injustifiée a pu causer. Je la vois encore comme une femme misérable et aigrie, blessée si profondément par la vie et par la perte de son mari qu’elle n’est jamais parvenue à éradiquer le mal qui la rongeait de l’intérieur. Elle a passé le reste de sa vie à contaminer ses proches avec son amertume. Elle refusait que l’on soit heureux en sa présence. Elle avait tiré un trait sur le bonheur et espérait que les autres en fassent autant. Elle est morte une nuit d’octobre quand j’avais 22 ans. J’étais en stage à l’étranger. Mon père m’a appelé et m’a dit qu’elle venait de mourir. Son cœur avait simplement cessé de battre. Elle avait cessé de se battre contre elle-même. Elle devait être fatiguée de haïr la terre entière. Cela faisait longtemps que je ne venais plus la voir car je ne supportais plus ses critiques et ses paroles médisantes qui vous laissaient le cœur lourd et meurtri. J’ai vu une dernière fois son corps sec et rigide dans la chambre mortuaire. Elle n’avait que la peau sur les os, comme si, à force de se ronger les sangs, elle avait fini par se ronger elle-même.