Ma mère reste, encore à ce jour, un mystère pour moi. Femme au caractère insaisissable, elle n’a jamais aimé exprimer ses émotions et communiquer avec elle n’était pas chose facile. Les mots ne sont pas son langage de prédilection, comme si elle connaissait trop bien leur poids, comme s’il valait mieux se taire plutôt que de dire des choses sans importance. Je n’ai pas le souvenir de ma mère en train de me réconforter d’un chagrin d’amour avec un long discours ou de me sermonner après une bêtise quelconque. Je ne me souviens pas d’elle me racontant une histoire avant que j’aille dormir. Elle venait s’asseoir sur le bord de mon lit comme un oiseau sur une branche, sa longue chevelure châtain flottant sur ses épaules. Elle posait délicatement sa main sur ma joue, me caressait d’un sourire et plongeait ses yeux dans les miens. Un baiser sur le front pour me dire bonne nuit.
Elle aimait énormément les films muets, principalement pour l’expressivité des corps et des visages. Il fallait la voir rire devant les Laurel et Hardy ou bien quand les comédiens en faisaient des caisses. Le soir, avant que je m’endorme, elle rejouait pour moi les scènes qui l’avaient marquée. Il n’était pas rare de la voir imiter Chaplin, son héros. À table, elle rejouait la scène des petits pains de La ruée vers l’or. Elle possédait une canne en osier, comme Charlot, et s’amusait à reproduire sa démarche dans le jardin, une moustache dessinée au crayon. Elle faisait semblant de trébucher sur une souche d’arbre et faisait tournoyer sa canne dans les airs. Elle aimait aussi beaucoup Mary Pickford, cette grande star du muet, première actrice indépendante du cinéma qui jouait souvent des ingénues. Mon père et moi étions ravis du spectacle. Elle forçait parfois mon père à l’accompagner dans ses « singeries » (c’est le terme qu’il employait) et il se retrouvait alors en collants verts dans une piètre parodie d’Errol Flynn en Robin des bois. Parler la fatiguait. Si elle rentrait épuisée du travail, elle vous le signifiait par un long soupir.
Elle avait appris à apprivoiser son corps et c’est par lui qu’elle s’exprimait. Je la revois s’étirer au saut du lit. Elle allongeait ses bras fins le long de ses jambes et venait délicatement saisir ses pieds. Elle restait de longues secondes dans cette position et je pouvais entendre sa respiration calme et sereine. Il n’y avait pas une once de méchanceté chez ma mère, elle était apaisée même si bien souvent, elle avait l’air d’être sous l’emprise d’une drogue. C’est bien simple, maman ressemblait à une hippie ayant consommé dans sa jeunesse une grande quantité de substances illicites dont les effets ne se seraient jamais complètement dissipés. Elle semblait planer en permanence. À en lire cette description, on pourrait croire qu’elle peignait ou jouait de la musique en buvant du thé, assise sur un grand tapis indien. Mais non, maman ne faisait rien de particulier. Elle aimait écouter de la musique des après-midi entières et lire. Elle regardait peu la télévision. Elle fréquentait aussi bien les musées que les stades, supportrice à la fois des peintres impressionnistes et du football féminin. Elle n’appartenait à aucun club ou association, comme si d’avance elle se savait qu’elle ne tiendrait pas son engagement sur la durée. Elle ne supportait pas l’idée de contrat, quel qu’il soit, c’est pourquoi elle allait jusqu’à refuser de s’abandonner à un magazine. Elle disait tout le temps « et si je ne veux plus le lire au bout du troisième numéro ! ».
Adolescente, j’étais persuadée que ma mère voyait d’autres hommes. Son goût pour la liberté, la façon dont elle assumait son corps, comment pouvait-elle respecter une institution aussi conservatrice que le mariage ? Je ne remets pas en cause l’amour qu’elle porte à mon père, mais je l’imaginais facilement commettre quelques écarts. J’étais influencée par les paroles médisantes et mensongères de ma grand-mère qui ne voyait en elle qu’une délurée et une aguicheuse.
Je me souviens clairement du mariage d’un de mes cousins. J’avais 15 ans. C’était un mariage tout ce qu’il y a de plus banal. Mon cousin m’avait demandé de servir au bar et cela me convenait parfaitement. J’avais une place de choix pour observer les convives sans être obligée d’aller danser. Je n’avais aucune envie d’aller me trémousser sur la piste de danse en présence de mes parents et de ma grand-mère, comme vous pouvez le deviner quand on a 15 ans. Mon père buvait une bière à l’extrémité du bar et discutait avec un de mes oncles. Ma grand-mère était assise sur une chaise le long de la piste de danse, observant tel un vautour. Ma mère, elle, dansait. Elle se déchaînait. Elle virevoltait dans tous les sens. Elle avait un incroyable sens du rythme. Je n’arrivais pas à détacher mon regard de ses mouvements. On peut dire qu’elle faisait tourner les têtes. À bientôt 40 ans, elle était dans une forme olympique. Elle changeait de partenaire à chaque chanson et le pauvre avait bien du mal à la suivre, la laissant bien souvent terminer seule. Alors, elle cherchait autour d’elle son ou sa prochaine partenaire. Sans jugement, elle dansait avec tout le monde, elle s’amusait comme une folle. Je la trouvais belle ma maman, elle ne ressemblait à aucune autre. Mais soudain, je me suis aperçue que ma grand-mère ne la quittait pas des yeux. Penchée vers sa voisine de droite, elle la pointait du doigt discrètement et je sentais son regard accusateur. J’ai commencé à regarder les autres femmes, celles qui avaient l’âge de ma mère. Aucune d’entre elles ne dansait comme elle le faisait. Aucune d’entre elles ne passait d’homme en homme. Aucune d’entre elles ne se trémoussait avec la même frénésie. Je me suis alors rendu compte que ma mère était regardée, non pas avec envie, mais avec dégoût par certaines femmes. Ma mère, cette femme qui n’a pas honte d’aguicher les hommes de cette façon, devant son mari, et à un mariage qui plus est. Ma mère, cette traînée.
Ce soir-là, je suis allée pleurer dans les toilettes. Je me suis enfermée dans le silence les jours qui suivirent. J’avais acquis la conviction que ma mère couchait avec d’autres hommes, que c’était plus fort qu’elle. Ma mère était une salope. C’est à cette époque que je me suis consacrée corps et âme à la natation. Je m’épuisais dans les bassins, j’y évacuais toute la colère que je gardais en moi. Mes parents pensaient que j’étais en pleine crise d’adolescence, que je rentrais dans une période de ma vie où ils ne sont plus des modèles mais des figures que je cherche à tout prix à repousser.
Le soir à table, j’observais mon père. Comment pouvait-il supporter d’être traité ainsi ? J’imaginais ma mère courir dans le lit d’un autre pendant ses gardes de nuit à la gendarmerie. Je l’imaginais attendre avec impatience ces moments où elle pourrait glisser son corps nu dans les draps d’un autre homme et aller se blottir contre son torse qu’elle couvrirait de baisers. Je l’imaginais s’offrir à un autre, offrir son sourire à un autre, et le matin venu, embrasser mon père avant de partir travailler le plus naturellement du monde. Cette mère qui ne m’avait rien fait, cette mère qui n’avait jamais rien fait pour me contrarier, je la détestais, je la haïssais. Je la haïssais d’autant plus que le plaisir que j’éprouvais dans la découverte de mon corps me donnait le sentiment que c’était là son lègue, son héritage. J’endurcissais mon corps chaque jour dans le grand bassin de la piscine municipale. Je voulais gommer sa souplesse et effacer mes formes plantureuses. Je voulais qu’il soit musclé et puissant, que mes muscles saillants contrastent avec la douceur du corps de ma mère. Elle dansait avec grâce tandis que je brisais les lignes d’eau avec fracas.