Papa était mon héros. Le voir partir le matin avec son uniforme et son revolver m’impressionnait beaucoup. Le soir, en me couchant, je lui inventais des aventures toutes plus rocambolesques et risquées les unes que les autres. Il poursuivait les méchants, il survivait à de terribles fusillades, il combattait le crime au péril de sa vie, alors que bien souvent, il était posté le long d’une nationale avec un radar portatif, contrôlant la vitesse des usagers sous la pluie. Si mes souvenirs sont exacts, il n’a jamais utilisé son arme à feu en service. Mais peu m’importait, j’étais si fière de lui. Il était plus fort, plus musclé que les autres papas et son statut imposait automatiquement le respect.
Mon père était mon héros mais aussi mon confident. Si ma mère paraissait flotter dans l’air à côté de nous, mon père était celui qui régulait la vie de notre maison. Homme responsable, les pieds sur terre, il était notre métronome. Il lui reste quelques années de service à faire avant de prendre une retraite somme toute bien méritée. Il m’appelle chaque semaine et m’interroge sur tout. Il veut savoir si je mange bien, si je vois quelqu’un, si je suis heureuse, comment se passe mon travail et, immanquablement, il termine son appel par « ta mère t’embrasse ». Mais ma mère, elle, ne m’appelle jamais. Les rares fois où je l’ai eu au téléphone, ses respirations étaient plus longues et plus fréquentes que ses paroles.
Encore à ce jour, je n’ai pas réussi à percer le mystère de leur couple. De quoi est fait leur amour, je n’ai pas la réponse. S’aiment-ils vraiment, je n’en sais rien. Après tant d’années, qu’est-ce que l’amour entre deux êtres ? Par contre, je sais que je me suis lourdement trompée sur ma mère. Ce n’est pas une salope, ce n’est pas une femme aguicheuse et encore moins une femme volage. C’est une femme qui veut rester libre en toute circonstance. Elle veut sentir qu’elle a la possibilité de partir du jour au lendemain si elle souhaite, mais je sais qu’elle ne le fera jamais. C’est mon père qui me l’a expliqué un jour. Il venait de m’aider à m’installer dans mon studio d’étudiante et je lui avais clairement fait savoir que je regrettais l’absence de maman dans un moment aussi important de ma vie de jeune adulte. Il s’est senti obligé de me faire la leçon. « Ta mère, m’a-t-il dit, est plus clairvoyante que toi et moi. Sa mère, que tu n’as jamais connue et que je n’ai jamais connue non plus, a eu une vie douloureuse. Ta mère lui ressemble beaucoup physiquement, cette même grâce, ce même corps fin et souple, ce même air absent. » Mon père m’a raconté que ma grand-mère avait grandi au sein d’une petite communauté aux idées très conservatrices. Il ne savait pas pourquoi, mais elle avait été rejetée par sa famille et par l’ensemble de la communauté. Alors enceinte de ma mère, elle avait dû monter dans le premier bus et partir pour une destination inconnue. Elle n’est jamais revenue chez elle et n’a jamais revu ses parents. Elle avait été tout simplement bannie de la communauté pour une raison que j’ignore toujours. Elle est morte quand ma mère avait 15 ans, d’un cancer. « Ta mère vit pour elle et pour sa mère, a-t-il poursuivi. C’est une belle femme, mais elle ne compte pas s’enfermer à double tour parce que les hommes la désirent et parce que, quand elle danse à un mariage, tout le monde la suit du regard. Elle sait l’effet qu’elle fait sur les gens. Elle sait que la plupart des hommes veulent coucher avec elle et que la plupart des femmes la jalousent et l’envient. Mais elle n’y prête pas attention, et moi non plus d’ailleurs. Ta mère veut simplement vivre sans entrave et crois-moi, cela demande beaucoup de courage. »
C’était donc ça la vérité sur ma mère. Juste une femme, une belle femme, qui avait décidé de ne pas se sacrifier sur l’autel du qu’en-dira-t-on et des bonnes manières pour faire plaisir aux autres, mais qui, dignement, continuait jour après jour de vivre comme elle l’entendait. Je comprenais mieux cette énergie que je sentais en moi, pourquoi il me fut si facile d’accepter mon corps et mes désirs, notamment sexuels. Cela ne faisait pas de moi une mauvaise personne ou une salope, mais une jeune femme confiante, qui se sait désirable, qui se veut désirable et qui compte bien être toujours maîtresse de ses envies.
Papa, lui, savait trouver les mots. Il avait trouvé en lui la force et la sagesse de ne pas écouter les on-dits et autres ragots, de même qu’il ne s’était jamais laissé influencer par sa mère. Il ne lui a jamais dit non plus d’aller au diable. Mes parents étaient empathiques, peut-être trop. Ils préféraient ne pas gaspiller leur énergie à convaincre les gens que leur jugement était erroné. Mon père m’expliquait que ma grand-mère était malade en quelque sorte. La mort de son mari, l’injustice qu’elle y voyait l’avait contaminée et elle n’était jamais parvenue à pardonner.