De la poésie et des tartes

 

 

 

« Salut, tout le monde. Je vous ai apporté des petites douceurs. », « Marie, tu es une stagiaire en or ! »

C’est vrai, Marie est une stagiaire formidable. Elle est payée au lancer pierre et pourtant, cela n’affecte pas son enthousiasme naturel. Elle ne marche pas cette jeune femme, elle bondit. Au départ, je ne l’aimais pas. Elle se déplace en trottinette (véritable danger des temps modernes !), elle ponctue chacune de ses phrases des derniers mots à la mode et elle mastique en permanence un chewing-gum que je rêve de lui faire avaler. Bref, elle était à peine arrivée que je l’avais déjà dans mon collimateur mais je me suis aperçue que, au bout du compte, je passais sacrément pour une vieille conne avant l’heure. Si je souhaitais repousser le plus loin possible le moment où je ressemblerais à ma grand-mère, j’allais devoir y mettre du mien. C’est vrai que, dans mon travail, je suis très carrée et très professionnelle. Pour moi, le bureau, ce n’est pas un espace pour jouer, papoter ou passer des coups de fil personnels. J’ai été engagée pour faire un travail et j’entends le mener à bien, et je ne comprends pas qu’il n’en soit pas de même pour tout le monde, cela me dépasse. C’est comme cela que je me suis aussi aperçue que j’étais plus carriériste que je ne l’aurais pensé. Tout cela pour dire que ce n’est pas une stagiaire qui va venir marcher sur mes plates-bandes, sauf que dans le cas présent, il s’avère que Marie est agréable et que sa bonne humeur, non seulement n’entrave pas son professionnalisme, mais booste le reste de l’équipe. Quiconque apporte des pâtisseries lors d’une réunion se voit aussitôt offrir une sorte d’immunité. Encore faut-il que cela ne reste pas un acte isolé, sinon vous n’êtes rien de plus qu’un lèche-bottes.

Quoiqu’il en soit, j’ai été intriguée par les pâtisseries apportées par Marie. Intriguée et complètement sous le charme. Non, pas sous le charme. J’étais amoureuse ! Accro à la première bouchée ! C’est tout juste si je n’ai pas plaqué la pauvre contre un mur pour lui soutirer le nom de la boutique comme s’il s’agissait des codes nucléaires. « C’est une pâtisserie à deux pas d’ici », me dit-elle fébrilement. « Quelle rue, demanda le comptable ? ». Enfin, on ne demande pas la rue à une personne du sexe féminin mais le point de repère le plus proche, un magasin par exemple. « Euh, c’est juste à côté du magasin de prêt-à-porter Chez Sacha ». Le comptable, forcément, n’était pas plus avancé, mais moi, j’avais obtenu les renseignements dont j’avais besoin. Parfait.

 

Je n’étais peut-être pas tombée amoureuse de ma nouvelle ville, qui se présentait quand même de plus en plus comme une chouette copine avec qui je passe d’agréables moments, mais c’était bel et bien le cas de la pâtisserie en question. J’ai fait des efforts considérables pour attendre le jour suivant avant d’y aller. J’étais le petit Charlie découvrant, ébahi, l’univers de Willy Wonka. Quand la serveuse m’a demandé ce que je désirais, j’avais envie de lui répondre « tout ». Oui, donnez-moi tout, mademoiselle. Donnez-moi un peu de cela, et de cela et puis de cela aussi. Mon Dieu, je ne sais pas quoi choisir. Finalement, mon attention a été retenue par les tartes. Cela peut paraître étrange de choisir des tartes parmi tout le reste, parmi les choux à la crème, les mille feuilles, les Paris-Brest et autres trésors sucrés. Cependant, non seulement, elles avaient l’air délicieuses à souhait mais elles portaient des noms très originaux. En temps normal, on aurait lu : « tarte à la fraise », « tarte à la rhubarbe », etc. Mais là non, leurs noms étaient des émotions, de la poésie presque. On pouvait lire « tarte pour soigner le blues du lundi », « tarte pour tomber amoureux », « tarte à savourer sous une pluie fine », « tarte à partager avec un ou une inconnu », « tarte pour replonger en enfance » ou encore « tarte pour voyager au soleil ». La vendeuse m’a confié qu’elles avaient un succès fou.

 

J’ai appris plus tard en questionnant la serveuse que ces tartes étaient l’œuvre d’un professeur universitaire originaire du Canada. Il avait pris un congé sabbatique pour des raisons personnelles et était venu trouver refuge ici. Il y a plusieurs semaines maintenant, une pancarte sur la vitrine avait indiqué que la pâtisserie recherchait un employé et il s’était présenté. Le patron l’avait pris à l’essai et « voilà », me dit-elle en me montrant d’un geste de la main les parts de tartes. « C’est lui qui a eu l’idée de leur donner ces drôles de noms, ça plaît plutôt bien je dois dire. Il dit qu’on peut guérir beaucoup de maux avec une tarte. »

 

C’est ainsi qu’a débuté ce qui sera une longue histoire d’amour avec cette pâtisserie. J’y ai passé de nombreux après-midi à déguster une bonne part de tarte et une tasse de café bien chaud. J’avais pris l’habitude d’emmener avec moi le carnet de ma grand-mère et d’en lire quelques pages. Elle avait eu une vie passionnante, mais c’est une autre histoire qui vaudra peut-être un jour la peine d’être racontée. Même quand cet énigmatique professeur est finalement reparti enseigner au Canada et que les parts de tartes ont disparu, j’ai continué à y aller chaque semaine. C’est grâce à ce genre de lieux que je parviens à me sentir chez moi. Plus les semaines passent et plus je m’y sens bien dans cette ville. J’ai même sympathisé avec Paula, l’une des employées de la pâtisserie. Elle n’est pas restée très longtemps, ce travail n’était qu’un gagne-pain, un moyen de financer ses études. Paula est une Portugaise aux yeux d’un noir profond. Je sens qu’une belle amitié est en train de naître, bien qu’elle soit plus jeune que moi de plusieurs années. Elle me rappelle Viviane, peut-être par son côté méditerranéen.

 

Ma gourmandise légendaire et mon amour inconditionnel pour cette pâtisserie ont mis en péril ma reprise intensive de la course à pied. Le semi-marathon approche à grands pas et je dois en avaler des kilomètres pour éliminer les plaisirs sucrés que me vendent Paula et ses collègues. Mais, j’ai trouvé un équilibre, je ne suis pas aussi ronde que j’ai pu l’être par le passé, ni aussi musclée. Je suis svelte mais avec un peu de ventre. J’ai les jambes fines et musclées (les mollets surtout) mais j’ai pris un peu de fesses. C’est devenu un rituel auquel je ne saurais couper, après chaque séance de running (oui, le footing, c’est terminé !), je fais un saut à la pâtisserie pour une récompense bien méritée. Une fois chez moi, je déballe avec une extrême précaution l’emballage comme s’il s’agissait d’une œuvre art inestimable. J’essaie toujours de prendre mon temps et de savourer pleinement chaque bouchée, mais malgré cela, en quelques minutes seulement, il n’en reste plus une seule miette. L’emballage a été léché de fond en comble mais mes fesses et mon ventre s’en remettront !