Ce soir, j’ai décidé de pas honorer mon habitude d’arriver systématiquement en retard à mes rendez-vous. Je ne sais pas qui a choisi ce restaurant mais on dirait un décor de cinéma. Tous les clichés du soi-disant restaurant italien ont été réunis et c’est à mourir de rire. Existe-t-il vraiment quelque part en Italie un lieu qui ressemble un minimum à cet endroit ? Tous les serveurs portent un badge où on peut y lire un prénom à consonance italienne. Une question me vient à l’esprit : ont-ils renommé leurs employés ou s’agit-il de l’équivalent italien de leur prénom ? Quoi qu’il en soit, c’est Federico qui s’occupera de nous ce soir. Il nous invite à le suivre jusqu’à notre table et nous traversons ce qui passe pour être une Venise de carton-pâte tandis que Pavarotti fait retentir sa voix de ténor. Je n’espère qu’une chose, que la nourriture ne soit pas aussi clichée et factice que le reste. Déjà, un bon point, la carte ne déborde pas de propositions. Comme le dit si bien mon père, en matière de restauration, le plus est l’ennemi du bon. J’ai tellement faim que j’en oublie presque que je suis là pour faire des rencontres. Je balaye l’assemblée du regard et j’ai très envie de m’adonner à l’un de mes jeux favoris : deviner la profession de mes partenaires du soir. Commençons par mon voisin de gauche : cheveux fraîchement coupés, montre en argent au poignet, chemise impeccablement repassée, quelques gouttes de parfum dans le cou, un homme qui, visiblement, prend le plus grand soin de son apparence physique. Maintenant, regardons un peu son langage corporel : les deux coudes posés sur la table, les mains jointes, le dos bien droit, il fixe sans sourciller son interlocuteur, ne fait pas de gestes précipités et choisit avec soin ses mots. J’hésite entre ingénieur ou banquier. Voilà un homme, me dis-je, qui est habitué à dialoguer, habitué à négocier et à échanger verbalement chaque jour. Il gagne bien sa vie, de toute évidence. J’écarte les domaines de la santé et de l’enseignement car je remarque chez lui un je-ne-sais-quoi de prétentieux. La façon dont il parle et dont il regarde les gens. J’avais oublié de noter la chevalière qu’il porte à l’auriculaire de sa main droite. Allez, je me lance, je dirais que ce charmant jeune homme travaille dans la finance.
J’ai failli pousser un cri de satisfaction quand il nous a confié qu’il était trader. Je me suis contentée de boire une gorgée de vin pour dissimuler le large sourire qui s’affichait sur mon visage.
La soirée se déroulait calmement, dans une ambiance polie où chacun faisait en sorte de paraître sous son meilleur jour. J’écoutais les discussions plus que je ne participais. Je n’avais pas très envie de parler de moi, même si le principe d’une telle soirée était justement de se confier. Honnêtement, je suis venue parce que j’adore la cuisine italienne et que je n’étais pas contre l’idée de rencontrer des gens sympas. J’aimerais beaucoup faire des connaissances, sympathiser avec des gens que je pourrais inviter à dîner, avec qui je pourrais partager mes loisirs ou simplement aller boire un verre après une journée de travail. Mon Dieu, je vis vraiment une vie normale ! J’écoute d’une oreille distante. Les voix se mêlent, les conversations se mélangent et je pars doucement dans mes rêveries. Je bois de petites gorgées de vin et j’observe, je vais d’un convive à un autre. Voyons voir, avec qui est-ce que j’aimerais aller au cinéma ? Mon voisin le trader, Baptiste, je ne pense pas que nous partagions les mêmes goûts… Après, il est sportif et moi aussi, mais peut-être trop compétiteur… Il y a bien Barbara, cette petite blonde pétillante au sourire radieux. Mon Dieu, ce que je donnerais pour avoir ses cheveux bouclés et sa dentition parfaite. Le drame avec les filles comme Barbara, c’est qu’une fois passée la trentaine, tout le monde s’interroge sur les raisons de son célibat. Une fille aussi charmante, avec une situation comme la sienne, que cache-t-elle ? Peut-être a-t-elle un vice caché terriblement inavouable… Peut-être que, derrière son apparence de femme parfaite, c’est une véritable névrosée… Peut-être est-elle tout simplement tombée sur les mauvaises personnes. Sa présence parmi nous ce soir signifie qu’elle n’a pas renoncé à l’amour. Bravo, Barbara, tu es passée d’une alcoolique qui se cache à une éternelle romantique en quelques secondes à peine.
Le personnage le plus énigmatique de la soirée reste un de mes plus proches voisins de table, Damien. Professeur si j’ai bonne mémoire, mais de quoi, je ne sais plus. Damien, lui, avait dû se faire violence pour venir ce soir. Il n’y avait pas besoin d’être un grand connaisseur de la nature humaine pour remarquer à quel point il n’était pas à son aise. Il était nerveux, le corps tendu, les membres raides et le regard mal assuré. Il n’avait pas entendu le serveur s’adresser à lui et cela l’avait plongé dans un embarras certain. Les yeux de chacun étaient rivés sur lui et il aurait donné n’importe quoi pour disparaître sous la table. Pourtant, il est charmant, plutôt mignon même. Rien d’équivalent avec Baptiste le trader bodybuildé, mais il possède un charme bien à lui et, de ce que j’ai pu entendre, une conversation plutôt intéressante. Je revois encore ses efforts désespérés pour paraître décontracté. Il essayait de ne pas manger trop rapidement, de ne pas faire trop de bruit, ni de boire trop d’alcool. Il donnait l’impression de subir une épreuve particulièrement douloureuse et il comptait avidement les secondes qui le reprochaient de la délivrance. Il remuait sans cesse sur sa chaise, incapable de trouver une position adéquate. Lui, je n’en avais aucun doute, était un écorché. J’avais envie d’apprendre à le connaître. Je ne saurais l’expliquer mais je mourrais d’envie de savoir quels étaient ses problèmes. Damien était de toute évidence un garçon intelligent mais il avait peut-être traversé davantage d’épreuves que certains, et sur son visage se lisait les traces de drames passés. Il apparaissait ce soir comme un homme en plein naufrage qui tente désespérément de ne pas se noyer. Il n’a pas abandonné mais il s’en faudrait de peu pour qu’il lâche complètement prise. Tout ce qu’il lui faut, c’est un peu d’aide. Damien a cruellement besoin qu’on pose sur lui un regard compréhensif. Je le vois fatigué de prétendre, fatigué d’essayer de faire comme si tout allait bien. Il aimerait demander de l’aide mais, comme beaucoup, il n’ose pas. Combien de gens, par peur ou par honte de demander l’assistance d’autrui, laissent grandir en eux leurs soucis qui, petit à petit, les dévorent ? Comme il serait plus facile et plus sage de laisser les autres nous aider. Mais nous avons tous notre fierté.
C’est un homme à la dérive mais je le vois comme une promesse. Aujourd’hui, par je ne sais quel miracle, il a réussi à s’extirper de chez lui et il est venu. Il est sorti. Cet effort, malgré tout ce qu’il lui coûte, est le début de quelque chose. Si Damien est venu ce soir, ce n’est pas pour manger des pâtes, contrairement à d’autres. Non, il est venu car il espère trouver une main tendue. Cela se voit comme le nez au milieu de la figure. Peut-être que les autres ne le voient pas, mais j’en suis persuadée. Il n’est certainement pas ici pour séduire, sauf s’il espère que la fille en question sera attirée par un garçon qui bégaie, transpire abondamment et évite de regarder les gens dans les yeux. Mais je me suis sentie touchée par sa détresse. Pourquoi quelqu’un qui semble aussi peu à l’aise, qui semble sur le point de fondre en larmes à tout moment, viendrait-il à une soirée pour célibataires ? Est-ce qu’il cherche à tuer définitivement ses dernières chances ? Est-ce qu’il voit un psy dont c’était là la brillante idée ?
Damien est mon énigme de la soirée. Il est ma future investigation. Ce garçon m’interpelle, il m’intéresse et lui et moi, nous allons nous revoir. Il le faut. D’autant plus que je ne suis pas non plus aveugle aux fréquents coups d’œil qu’il a jeté dans ma direction.
Lorsque je suis sortie des toilettes, je l’ai aperçu dehors. Il était apparemment en train de partir. J’ai jeté un œil à la table mais tout le monde était encore à sa place et le repas ne semblait pas être sur le point de se terminer. Damien filait à l’anglaise. J’ai payé ma note et me suis élancée à sa suite.
Peu importe ce que les autres allaient penser. Je ne leur devais rien, je ne les connaissais pas et n’avais pas réellement envie de les revoir. Baptiste avait bien glissé sa carte de visite discrètement sous ma serviette mais j’avais feint de ne pas voir son geste. J’avais passé une soirée agréable, la bouffe n’était pas si mauvaise que cela, sans être extraordinaire pour autant mais je me sentais claquée. J’étais déçue de moi car j’étais venue pour faire des rencontres et je n’avais fait aucun effort pour me mêler aux conversations. Je n’avais pas envie de parler de moi. Cela ne me plaisait pas de raconter ma vie à Baptiste. J’aurais volontiers échangé avec une fille comme Barbara par exemple mais lors d’un tête-à-tête. D’ailleurs, je compte bien la recontacter par Internet, cette fille mérite à être connue, j’en suis sûre. Je crois que c’est ça, ces soirées en grand comité, ce n’est vraiment pas l’idéal pour apprendre à se connaître. Chacun n’offre à l’autre qu’une vitrine de sa personnalité. Je ne suis pas douée pour cela et, de ce que j’ai pu voir, Damien non plus.
J’avais essayé d’engager la conversation avec lui mais ma voisine d’en face, une gourde dont j’ai oublié le nom, s’était interposée, empêchant Damien de s’exprimer comme il l’aurait souhaité. Cette soirée, c’était trop pour lui. Trop de monde trop tôt, il n’était pas prêt. Il n’était pas assez confiant pour se mesurer à des types forts en gueule comme Baptiste. Il lui fallait de la finesse, de la délicatesse et un peu de retenue. Trois ingrédients qui avaient manqué à cette soirée. D’ailleurs, je me précipite à sa suite mais qui me dit que je ne l’ai pas « effrayée » moi aussi ? J’ai mangé comme une gloutonne, je ne suis pas maquillée, je porte une tenue tout ce qu’il y a d’ordinaire et je ne me suis pas montrée des plus sociables ce soir. Qu’est-ce qui me fait penser qu’il a envie de me revoir ?
Arrête de réfléchir et appelle-le. « Damien ! » Et bien, voilà, il se retourne. Allez, ma Suzanne, tu voulais faire des rencontres, c’est le moment.