À travers Candide, Voltaire distille plus ou moins subtilement ses idées sur la société européenne en crise, faisant du conte un véritable concentré de sa pensée.
Voltaire désigne sous le terme « Infâme » tout type de fanatisme religieux. Depuis la Suisse, il ne cesse d’invectiver la religion catholique qui, selon son point de vue, encourage aux superstitions et aux actes extrêmes sous prétexte d’obéir à Dieu. Dans son Dictionnaire philosophique, il s’appuie sur l’exemple de la Saint-Barthélemy (1572) pour corroborer ses dires et s’en prend aux fanatiques qui ont préféré obéir à Dieu et égorgé leurs semblables. Voltaire écrit avec passion sur le sujet, envoyant en France des écrits anonymes sous la forme de pamphlets, de contes, d’essais, d’articles ou encore de dialogues. Il préconise la création d’un État débarrassé des affaires religieuses, soit la sécularisation qui caractérisera la période postrévolutionnaire.
LE MASSACRE DE LA SAINT-BARTHÉLEMY
Le massacre de la Saint-Barthélemy est un épisode tristement célèbre survenu dans le contexte des guerres de religion qui ont agité la France au XVIe siècle. À cette époque, protestants et catholiques s’affrontent dans une guerre idéologique sanglante. Pour mettre fin aux conflits, Marguerite de France (1533-1615) épouse Henri de Navarre (1553-1610), un protestant qui se convertit pour l’occasion au catholicisme. Cela signe le retour des protestants à la Cour, parmi lesquels on retrouve l’amiral Coligny (1519-1572), élu membre du conseil royal. Le clan des catholiques, furieux, tente de l’assassiner. Les protestants réclament alors vengeance, et les tensions se font de plus en plus fortes. Le roi Charles IX (1550-1574) ordonne alors le massacre de tous les chefs protestants à Paris dans la nuit du 24 août 1572. Mais l’opération dégénère et c’est toute la communauté qui est touchée.
Le Massacre de la Saint-Barthélemy, tableau de François Dubois, vers 1572-1584.
Voltaire n’en est pas pour autant athée et sa foi demeure vive. Dans son combat contre les extrémismes, il défend sa conception de la religion : le déisme. Cette doctrine reconnaît bien l’existence d’un Dieu créateur de l’univers, mais celui-ci n’aurait aucune prise dans la vie des hommes. Il considère donc que chacun doit vivre sa religion de façon naturelle et individuelle. Il n’y aurait donc plus de prêtres, plus de textes sacrés, etc.
À plusieurs reprises, Voltaire s’en prend aux dérives de la religion. Il critique ainsi, dans le chapitre 6, l’autodafé subit par Candide et Pangloss, événement qui a réellement eu lieu en 1756 suite au tremblement de terre de Lisbonne et que Voltaire a lui-même raconté dans Le Siècle de Louis XIV et de Louis XV (1751) :
« (20 juin 1756) Ce fléau semblait devoir faire rentrer les hommes en eux-mêmes, et leur faire sentir qu’ils ne sont en effet que les victimes de la mort, qui doivent au moins se consoler les uns les autres. Les Portugais crurent obtenir la clémence de Dieu en fesant (sic.) brûler des Juifs et d’autres hommes dans ce qu’ils appellent un auto-da-fé, acte de foi, que les autres nations regardent comme un acte de barbarie […]. » (Le Siècle de Louis XIV et de Louis XV. Tome 2, in Œuvres complètes de Voltaire, Paris, Lefèvre et Deterville, 1817).
Lorsque, dans son conte, l’inquisition portugaise ordonne l’exécution de plusieurs personnes pour éviter qu’un nouveau tremblement de terre survienne à Lisbonne, Voltaire ironise :
« Les sages du pays n’avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel autodafé ; il était décidé […] que le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la terre de trembler. » (p. 62-63)
Alors que la religion catholique accepte que ce type de crime soit commis afin d’apaiser ce que beaucoup considèrent comme la marque de la colère de Dieu, Voltaire dépeint une religion beaucoup plus positive dans le pays idyllique d’Eldorado, très proche du déisme qu’il promeut. En effet, là-bas, chacun est prêtre et personne ne prie Dieu pour obtenir des grâces, mais pour le remercier et l’adorer ! Ce qui surprend Candide qui s’exclame : « Quoi ! vous n’avez point de moines qui enseignent, qui disputent, qui gouvernent, qui cabalent, et qui font brûler les gens qui ne sont pas de leur avis ? » (p. 107)
Non seulement Voltaire entend dénoncer les excès de la religion, mais il s’en prend également à d’autres travers sociaux. C’est que le XVIIIe siècle est ravagé par des conflits armés particulièrement meurtriers. L’horreur et la violence de l’époque sont dépeintes avec beaucoup de détails et avec une certaine froideur. Ainsi, lorsque Candide traverse un village pillé par les Bulgares au chapitre 3, il voit :
« Des vieillards criblés de coups [qui] regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros [qui] rendaient les derniers soupirs ; d’autres, à demi brûlées, criaient qu’on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés. » (p. 52-53)
Plus loin, lorsque la vieille raconte son histoire, elle déplore les guerres civiles qui voient s’opposer des communautés semblables. Voltaire met ici en exergue les innombrables victimes des guerres, qui sont pour la plupart des civils innocents :
« Maroc nageait dans le sang quand nous arrivâmes. Cinquante fils de l’empereur Muley-Ismaël avaient chacun leur parti : ce qui produisait en effet cinquante guerres civiles, de noirs contre noirs, de noirs contre basanés, de basanés contre basanés. » (p. 79)
Voltaire s’attaque également à l’esclavage et à la barbarie qui lui est associée, notamment à l’occasion de sa rencontre avec un nègre à l’entrée de Surinam. Celui-ci s’est fait couper la jambe gauche et la main droite par son maître et son habit le couvre à peine, comme « c’est l’usage », dit-il (p. 112). Cela plonge Candide dans une tristesse infinie.
Le nègre du Surinam. Gravure apparaissant dans une édition de Candide datée de 1787.
Outre les guerres et l’esclavagisme, Voltaire s’en prend également aux médecins et à leur prétendue science durant l’épisode parisien de Candide. C’est l’occasion pour Voltaire de se moquer des faux savants que sont, pour lui, les médecins, plus attirés par l’or que par le soin du malade et son rétablissement. En outre, leurs pratiques sont parfois des plus douteuses, comme le souligne cet extrait : « À force de médecines et de saignées, la maladie de Candide devint sérieuse. » (p. 124) Ce n’est qu’après les avoir chassés, que Candide recouvre la santé.
De façon générale, Voltaire ironise sur la tyrannie des hommes, notamment dans leur comportement vis-à-vis des femmes. Dans le conte, les personnages de Cunégonde et de la vieille subissent des maltraitances physiques nombreuses et extrêmes du fait de leur sexe. Cunégonde est violée et poignardée par un agresseur bulgare assiégeant le château de Westphalie, puis devient l’esclave sexuelle d’un capitaine d’infanterie, d’un juif, d’un inquisiteur et enfin d’un prince turc. La vieille, quant à elle, connaît une destinée tout aussi tragique qui lui fait perdre également sa beauté. Elle est aussi victime d’une mutilation physique puisqu’on lui coupe une fesse afin de sustenter des soldats. Ces horreurs sont l’action des hommes, qui n’ont aucun égard pour les femmes représentées avant tout comme des objets de satisfaction sexuelle.
La violence exercée par les hommes est également visible au travers des règles absurdes imposées par certains hommes de pouvoir à leur peuple. Ainsi, le commandant jésuite paraguayen n’accepte pas que des Espagnols parlent en sa présence et ne les autorise à rester sur son territoire que trois heures. C’est encore visible à travers le cannibalisme des Oreillons qui ne concerne que les jésuites.
Voltaire s’en prend enfin à la cupidité des hommes et à l’absurdité du système, notamment lorsque Candide demande secours à un juge hollandais après s’être fait voler de l’argent à Surinam : « [Celui-ci] commença par lui faire payer dix mille piastres pour le bruit qu’il avait fait. Ensuite il l’écouta patiemment […] et se fit payer dix mille autres piastres pour les frais de l’audience. » (p. 116)
Voltaire apporte dans Candide les esquisses d’une solution aux malheurs de l’homme et de la société, qui, pour lui, doit se trouver dans la tolérance. En dénonçant les inégalités, en se moquant de ceux qui les ordonnent, Voltaire défend sa vision du monde : il faut être tolérant, c’est-à-dire respecter les avis de chacun et en particulier la religion de chaque individu, car c’est précisément l’intolérance qui mène aux conflits. Cette idée, Voltaire la développera plus en profondeur dans son Traité sur la tolérance :
« L’intolérance ne produit que des hypocrites ou des rebelles […]. Voyez, je vous prie, les conséquences affreuses du droit de l’intolérance. S’il était permis de dépouiller de ses biens, de jeter dans les cachots, de tuer un citoyen qui, sous un tel degré de latitude, ne professerait pas la religion admise sous ce degré, quelle exception exempterait les premiers de l’État des mêmes peines ? » (Traité sur la tolérance, Paris, Flammarion, coll. « Librio », p. 53)
La violence particulière mène forcément à la violence générale, institutionnalisée. Il appelle donc à une humanité plus juste, plus solidaire dans Candide et plus généralement dans ses œuvres. L’on retrouve en effet dans le conte plusieurs exemples d’intolérance, comme l’exécution de deux Portugais sous prétexte qu’ils n’ont pas mangé de porc (chapitre 6) ou encore la punition encourue par Pangloss parce qu’il a rendu service à une musulmane alors que lui-même est chrétien (chapitre 28).
Plusieurs personnages incarnent le type du faux savant, détesté par Voltaire. Il s’en moque régulièrement dans ses écrits et Candide ne fait pas exception. Pour l’auteur, il n’est rien de plus insupportable que ces hommes qui pensent être en possession d’un savoir qu’ils étalent à tout va alors même qu’ils n’en comprennent pas la signification, se contentant de répéter des phrases toutes faites résumant grossièrement des théories et des doctrines philosophiques.
Dans Candide, les inepties véhiculées dans les discours des soit-disant savants sont chaque fois contredites par l’expérience des protagonistes. L’exemple le plus flagrant est sans aucun doute la pensée optimiste de Pangloss, sans cesse détruite par les malheurs auxquels est confronté Candide, de moins en moins sûr de vivre dans le meilleur des mondes possibles. Voltaire démontre ainsi l’immense pouvoir de la langue, du discours, qui aliène le pauvre Candide trop crédule. Pour l’auteur, il est important que l’action précède la réflexion : c’est en agissant, en expérimentant que l’on peut espérer parvenir à quelque sagesse philosophique. D’ailleurs, les débats de Candide et Martin en route vers Bordeaux ne satisfont jamais les deux hommes : « Ils disputèrent quinze jours de suite, et au bout de quinze jours ils étaient aussi avancés que le premier. » (p. 120-121) Grâce à ses nombreuses expériences, Candide parvient à se détacher des idées de Pangloss et à se forger sa propre pensée.
La richesse de Candide tient également dans le fait que l’ouvrage expose plusieurs théories philosophiques en vogue au XVIIIe siècle. Entre l’optimisme de Pangloss et le pessimisme de Martin, ce n’est qu’après avoir parcouru le monde et vécu des expériences que Candide constitue sa propre façon de penser et de concevoir le monde. Le héros ne peut donc se forger sa propre opinion qu’après avoir expérimenté celles de ses compagnons et visité divers pays.
La quête de Candide s’apparente en quelque sorte à une recherche du bonheur. Il existe dans le conte trois lieux où celui-ci est possible, à savoir la Westphalie, Eldorado et enfin le Jardin à Constantinople. Chacun correspond à un idéal : l’ignorance des problèmes du monde dans les jardins du château de Thunder-ten-tronckh faisant croire à Candide au meilleur des mondes ; l’utopie des Lumières mise en pratique par Eldorado qui émerveille le héros ; la résignation finale et la culture de son propre bonheur face aux problématiques de la société dans le Jardin.
Candide est tout d’abord forcé de quitter son premier « paradis terrestre » (p. 49), le château de Thunder-ten-tronckh. C’est là qu’il semble le plus heureux, et son bonheur est expliqué par son ignorance des réalités sociales. Sa vie ressemble alors à un conte de fées que Voltaire vient détruire en le chassant. Plus encore, il va même jusqu’à détruire le château, prouvant par là qu’un tel lieu ne peut être qu’une chimère.
Le pays d’Eldorado ne convainc pas tout à fait Candide, parce qu’il ne peut y vivre sans Cunégonde. Pourtant, ce monde présentait tous les avantages. Eldorado, archétype du pays mythique découvert dans le Nouveau Monde, s’organise autour de valeurs chères aux philosophes des Lumières. L’argent n’importe pas, les gens font preuve de tolérance, le chef du pays se montre libéral et prône l’égalité des classes. Dans la capitale, on ne trouve aucune prison, aucun tribunal, ni même de Parlement, mais bien un palais des sciences ! Les repas sont abondants pour tous et l’on pratique le déisme pour remercier le Créateur. Si Candide n’y retourne pas après ses retrouvailles avec Cunégonde, peut-être est-ce la manière qu’a trouvée Voltaire de faire comprendre aux lecteurs que le bonheur se mérite.
Ce n’est qu’à la fin de l’histoire, à Constantinople, lors de sa rencontre avec un vieillard, que Candide trouve l’équilibre. Le vieil homme, cultivateur de fruits, ne vit que pour son travail sans se soucier des Dieux. Cette valeur simple du labeur et de l’intérêt pour les choses concrètes, si elle ne permet pas de retrouver le bonheur initial de Candide, elle lui ouvre toutefois les portes de la sagesse et de la paix. La désillusion progressive de Candide tout au long de ses aventures va de pair avec la résiliation finale du conte, résumée dans sa dernière phrase : « Il faut cultiver notre jardin. » (p. 167)
À travers cette morale, on remarque que Candide a compris, à la suite de ses aventures, que le bonheur ne venait ni de la croyance en Dieu ni des théories philosophiques. Le bonheur peut être atteint en travaillant sur soi-même et en se concentrant uniquement sur les problèmes humains. Il ne sert donc à rien de perdre son temps à discuter de sujets vains et métaphysiques, il faut agir concrètement. L’homme doit donc se raccrocher au réel, se perfectionner chaque jour et essayer de faire évoluer, à son échelle, la société afin de s’y épanouir personnellement et avec les autres.