STYLE ET ÉCRITURE

LE DÉTOURNEMENT DU CONTE

Candide ou l’Optimisme est un conte philosophique. Cette dénomination, que l’on attribue à Voltaire, rend compte d’un genre à travers lequel l’écriture est porteuse d’une réflexion idéologique et qui présente un style merveilleux. Le mélange de registres y est donc souvent pratiqué, comme l’atteste l’épisode de l’esclave nègre au sein duquel on passe dans le registre pathétique. Par ce biais-là, Voltaire s’amuse à détourner les caractéristiques du conte pour transmettre ses idées.

Son originalité consiste à mélanger le registre merveilleux et réaliste. Candide présente un enchaînement d’aventures fantastiques, romanesques et apparemment intemporelles, le tout mêlé à des événements historiques avérés (tremblement de Lisbonne et l’autodafé qui s’en suit, notamment). Cette rupture dans les normes stylistiques permet une critique sociale plus acerbe puisque inattendue.

D’autres caractéristiques du conte sont adaptées au style voltairien : l’accumulation d’aventures est exagérée, et les éléments merveilleux (les moutons rouges d’Eldorado, les résurrections de Cunégonde, Pangloss ou du baron) sont faux (les moutons rouges s’avèrent être de simples lamas, et les résurrections sont expliquées par les personnages qui n’ont jamais été désignés comme morts). Ainsi, lorsque Pangloss raconte à Candide, à propos de Cunégonde, qu’« elle a été éventrée par des soldats bulgares, après avoir été violée autant qu’on peut l’être » (p. 55), le lecteur est persuadé que la jeune fille est morte. De même, Candide que l’on croyait bon et juste, tue pourtant à plusieurs reprises. Tous ces dysfonctionnements du conte provoquent chez le lecteur non pas une évasion dans un autre monde, mais une confrontation violente à l’absurdité humaine. Cette analyse est à mettre en parallèle avec celle du double titre du conte qui annonce sa double nature : Candide est à la fois un récit divertissant et un texte appelant à la réflexion.

LES PROCÉDÉS COMIQUES DANS CANDIDE

La principale arme dont dispose Voltaire pour mettre en évidence les vices de sa société est l’ironie. Il la mêle à la parodie et à l’absurde dans des scènes faisant appel au comique de situation.

L’ironie

L’ironie est présente dans presque chaque scène du conte, de façon plus ou moins subtile. Chez Voltaire, elle s’exprime à la fois par antiphrase, mais également par des reprises directes et des citations de personnages dont il se moque.

Ainsi, dans le chapitre 3, par exemple, Voltaire décrit l’armée comme quelque chose de splendide, or l’on connaît son mépris pour les guerres :

« Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu’il n’y en eut jamais en enfer. » (p. 52)

D’autres fois, la reprise des idées de certains philosophes dans un récit que l’on sait critique suffit à marquer l’ironie voltairienne, comme lorsque Candide demande à Pangloss s’il croit toujours en sa philosophie après avoir été « pendu, disséqué, roué de coups », et que ce dernier réplique :

« Je suis toujours de mon premier sentiment […] car enfin je suis philosophe : il ne me convient pas de me dédire, Leibnitz ne pouvant pas avoir tort, et l’harmonie préétablie étant d’ailleurs la plus belle chose du monde, aussi bien que le plein et la matière subtile. » (p. 160)

Pour insister davantage sur cette ironie, Voltaire use de nombreuses figures de style. Il emploie tour à tour l’euphémisme, l’hyperbole, l’énumération, l’accumulation, la répétition, la litote ou encore la parataxe pour servir sa critique. Aussi, Candide reçoit « quatre mille coups de baguette » (p. 51), Pangloss est disséqué encore vivant « depuis le nombril jusqu’à la clavicule » (p. 158), la vieille est vendue de marchand en marchand sans que cela ne semble s’arrêter. Toutes ces figures de style n’ont qu’un seul but, celui d’augmenter les réalités terrifiantes décrites dans le récit, d’accentuer l’horreur des situations et d’ainsi les dénoncer plus efficacement. Elles permettent en outre une certaine distanciation sans laquelle le lecteur ne pourrait continuer sa lecture tant les malheurs sont nombreux.

L’absurde

L’absurde joue un rôle important dans le récit et tient surtout au fait que l’extraordinaire est raconté comme de l’ordinaire. L’absurde est donc en quelque sorte normalisé, et les relations entre les événements sont jugées logiques. Ainsi, Candide, qui n’a aucune expérience de la mer, est engagé comme capitaine d’infanterie pour diriger une flotte vers le Paraguay, tout simplement parce qu’il a réalisé des mouvements militaires bulgares. Plus tard, il se trouve sur la galère qui a employé Pangloss et le baron, sains et saufs. Le lecteur ne peut croire à de pareils hasards alors qu’ils sont décrits comme parfaitement raisonnables dans le récit. Le mélange d’ordinaire et d’extraordinaire, d’absurde et de logique a pour conséquence de renforcer l’horreur et la tragédie. L’omniscience du malheur rappelle la complexité du monde.