Le lendemain matin, les yeux à peine ouverts, elle se rappelle la boîte à couleurs de son père. La boîte à magie ! Elle la lui demande, il lui prête son trésor. Et dans la matinée, une armada d’ouvriers débarque à grand bruit dans sa chambre.
– On doit vous poser ça, dit le brave charpentier.
Frida découvre alors un immense miroir que ses parents ont eu l’idée de faire placer au-dessus de son lit à baldaquin. Sa mère s’agite, donnant des ordres à droite et à gauche, et Frida s’amuse de voir le jefe à l’œuvre :
– Portez-la très doucement. Mais doucement, j’ai dit !
Depuis la chambre d’à côté où elle attend, Frida entend les bruits de marteau couverts par les cris de sa mère, elle en rigole toute seule : “Quel carafon !”
– Vous allez tout me casser ! hurle Herr Kahlo. Oui, il faut suspendre le chevalet. Vous, allongez-vous pour voir la bonne distance !
– Moi ? dit l’ouvrier, surpris.
– Oui vous, allongé ! Et vous, dit-elle à l’autre homme, ne restez pas là, les bras croisés, vous me posez ce chevalet de manière à ce qu’elle puisse écrire ou peindre sans peine. C’est pourtant pas compliqué ! s’agace-t-elle.
L’homme opine du chef.
On ramène délicatement Frida dans son lit.
– Alors ? demande sa mère, anxieuse.
– Tu peux l’attraper facilement, le chevalet ? s’enquiert Guillermo, inquiet.
– La position n’est pas… si facile, répond Frida, mais ça marche !
Frida se met à peindre, prenant son reflet pour modèle, elle apprend à voyager autrement. La puissance qu’exige l’immobilité est fascinante, dompteuse de fauve dans sa cage, Frida en saisit la force, comme elle a su trouver celle du mouvement dans les sports pratiqués enfant lors de sa convalescence. De cette seconde épreuve, elle tire un autre regard du haut de ses dix-huit ans : “Je dois me reconquérir.” Dépossédée par des mains anonymes, les blouses blanches, les piqûres, la douleur, les ponctions, médicaments, plâtres et autres corsets. Elle, devenue un objet médical, elle se hisse à grand-peine pour s’asseoir, empoigne son chevalet, tout en scrutant le reflet : “Je construis ma propre colonne vertébrale.” Elle fixe le miroir d’un regard déterminé. “Quoi ? dit-elle à son double, en donnant un coup de menton avec défi, tu as une objection, toi, la moustachue ?” Elle accentue d’un trait noir la moustache du portrait puis éclate de rire en voyant le résultat sur sa toile. Elle regarde à nouveau son image dans la psyché. “Non ! Ne montre pas tes dents, elles sont affreuses. Pas de rire. Voilà, c’est mieux. Lève la tête. Tête haute. Digne, s’il te plaît. Tes sourcils n’en feront qu’un désormais.” Elle trace une ligne noire au-dessus des yeux. Un autre jeu de cache-cache et de vérité commence. Elle peut rire ou pleurer d’elle-même. Elle reprend vie, la mémoire des couleurs revient. “J’ai besoin de couleurs ! dit-elle en attrapant la boîte de peinture, de jaune du soleil, de blanc du silence et de l’acier, de rouge du sang, de noir de la mort, mes quatre points cardinaux mayas. Crucifiée par la détresse, incapable de me mettre debout. Ce que mes jambes me refusent, mes mains me le donneront : des ailes pour échapper à cette prison, je traverserai le miroir.” Elle s’empare de sa palette en tendant la main. À cet instant la porte s’ouvre, c’est Matita :
– Lorsqu’on entre ici, on a le sentiment d’être reçu par l’impératrice de Chine qui donne une audience, dit-elle en riant. Épatant ! Le baldaquin en bois, surplombé d’un miroir en guise de ciel de lit. Tu es impressionnante ! Tu peins quoi ?
Deux drapés tombant des colonnes font office de courtines dans lesquelles sont cousues des poches permettant de contenir le nécessaire à lecture ou à écriture, et des décorations multiples y sont accrochées.
– Oui, mon univers est à portée de main. Je peux peindre allongée ou assise selon la douleur.
– Une surprise attend Sa Majesté : madame l’impératrice, une visite ! lance Matita, se tordant.
– Annoncez ! dit Frida en se marrant.
– La duchesse Carmen de Cachuchas !
Frida pousse un cri de bonheur.
– Faites entrer ! Vous pouvez disposer, Matita, dit Frida d’un geste hautain de la main.
Matita sort en pouffant.
– Tu vois, dit-elle à Carmen, je suis comme une reine !
Son rire éclate en cascade avec excès, un grand vent qui vous déferle en plein visage.
– Je suis heureuse de te voir en forme, tu es incroyable, Frida !
– Je suis normale, c’est tout. J’ai envie de vivre, comme tout le monde… Bon, je fais les présentations : là-haut, mon seul modèle, ma plus fidèle, mon double, ma jumelle. Mais trêve de plaisanteries. Donne-moi des nouvelles des Cachuchas ?
Les deux amies parlent longtemps. En sortant, Carmen se sent bizarrement revigorée. Elle est venue rendre visite à une malade et les rôles se sont inversés : Frida la bien vivante, Frida le soleil lui a bel et bien remonté le moral ! Elle se retrouve bête, empêtrée dans ses petits bobos du quotidien, ne ressentant pas la moitié de cette énergie, de cette joie, de cette capacité à tirer parti du moindre instant. Elle a une envie contagieuse de cette bonne santé : rire, profiter, se sentir exister.
Lors des visites qu’elle reçoit, Frida apparaît vaillante, souriante. Puis, une fois seule, ça part en vrille. Elle pleure. Ses peines, ses tourments coulent en minces filets d’encre, elle écrit, une bouteille jetée à la mer, ou plonge dans les couleurs. Certains soirs, lorsque le sommeil la fuit, la voix de son père lui murmure à l’oreille : “Tu verras, un jour, tu entendras ces mots : « Tu es guérie ! »” Guérir. Vivre.
Sa maison à Coyoacán se situe à une heure de Mexico. Ses amis viennent donc plus difficilement la voir qu’à l’hôpital. Elle a appris ce jour-là par Carmen qu’Alejandro, son amoureux, part pour étudier en Allemagne. Cette nouvelle la plonge dans un profond chagrin, de ceux inconsolables des premières amours brisées qui ne durent pas toujours. “Je ne pourrai pas vivre sans toi. Alex, je ne réussirai jamais. Comment vivre sans toi ?”