Charles Rain, L’Enchanteur vert, 1946.
Huile sur masonite, 20,3 x 20,3 cm.
Collection de Phillip J. et Suzanne Schiller.
Alors qu’il n’avait pas encore de nom officiel, le surréalisme ne tarda pas à se développer. Entre 1922 et 1923 la revue Littérature devint l’organe de formulation du courant et Breton, Aragon, Éluard, Picabia, Péret, Ernst, Robert Desnos (sous le pseudonyme de Rose Sélavy, emprunté à Duchamp) y participèrent. De nouvelles idées venaient en permanence influencer la revue. Le surréalisme naissant, tout comme le dadaïsme, se développa d’abord en littérature. Sa figure de proue fut sans aucun doute possible André Breton, cet homme énergique et logique.
Adrienne Monnier, la propriétaire d’un magasin rue de l’Odéon, décrivit André Breton en 1916 :
« Il était beau d’une beauté non pas angélique, mais archangélique (les anges sont gracieux et les archanges sérieux…). Le visage était massif, bien dessiné ; les cheveux étaient portés assez longs et rejetés en arrière avec noblesse ; le regard restait étranger au monde et même à soi, il était peu vivant, il avait la couleur du jade… Breton ne souriait pas, mais il riait parfois du rire court et sardonique qui surgissait dans le discours sans déranger les traits de son visage, comme chez les femmes soucieuses de leur beauté… Breton, c’est la violence qui le fait statue. Il est porte-glaive. Il a la diligence immobile des médiums. »[47]
Il portait des lunettes vertes, uniquement pour étonner. L’André Breton des années vingt, en lequel le jeune homme charmant s’était transformé, possédait des qualités qui attiraient autour de lui tous ceux qui participaient à la nouvelle aventure du surréalisme. Ses contemporains parlaient du magnétisme de sa personnalité. C’était un homme non seulement capable de convaincre les autres mais aussi de s’entourer d’un cercle d’alliés qui seraient la base du nouveau mouvement. Breton savait soumettre, il avait un pouvoir d’autorité particulier.
En 1924, le poète Ivan Goll qui avait participé au mouvement Dada de Zurich pendant la guerre publia une revue portant le nom de Surréalisme. Pour essayer de devancer Breton, il publia son propre manifeste du surréalisme. Il accusa Breton d’avoir confondu la psychiatrie et l’art. Pour lui, la toute-puissance des rêves n’est qu’une imitation du surréalisme. Cependant, les dadaïstes les plus convaincus et la jeunesse littéraire qu’il avait gagnée rejoignirent Breton, malgré le large spectre de personnalités différentes et les dissensions courantes entre les différents personnages. En 1924, Breton publia son premier Manifeste du surréalisme où il définit les principes de base du mouvement et esquisse la manière dont il perçoit le caractère de ce nouveau type d’art.
« On raconte que chaque jour, au moment de s’endormir, Saint-Pol-Roux faisait naguère placer sur la porte de son manoir de Camaret, un écriteau sur lequel on pouvait lire : LE POÈTE TRAVAILLE. » Pour Breton, la légende du poète symboliste resta à peu de choses près la formule de travail des surréalistes.[48] L’expérience quotidienne de la vie réelle de l’homme est en contradiction avec sa capacité d’imagination, avec son expérience de l’autre vie, celle des rêves. C’est pour cela que Breton rejette en art tout ce qui est lié au réalisme et, finalement, tout ce qui est classique et que les dadaïstes avaient déjà tenté d’abandonner : « … l’attitude réaliste, inspirée du positivisme, de saint Thomas à Anatole France, m’a bien l’air hostile à tout essor intellectuel et moral. Je l’ai en horreur, car elle est faite de médiocrité, de haine et de plate suffisance. »[49] Pour obtenir une véritable œuvre, il faut de la liberté. Il est indispensable de se débarrasser du poids de tout ce qui pèse sur l’homme dans la vie réelle, c’est à dire tout ce sur quoi se base le réalisme.
« Nous vivons encore sous le règne de la logique… Mais les procédés logiques, de nos jours, ne s’appliquent plus qu’à la résolution de problèmes d’intérêt secondaire. Le rationalisme absolu qui reste de mode ne permet de considérer que des faits relevant étroitement de notre expérience. Les fins logiques, par contre, nous échappent. Inutile d’ajouter que l’expérience même s’est vue assigner des limites. Elle tourne dans une cage d’où il est de plus en plus difficile de la faire sortir. Elle s’appuie, elle aussi, sur l’utilité immédiate, et elle est gardée par le bon sens. Sous couleur de civilisation, sous prétexte de progrès, on est parvenu à bannir de l’esprit tout ce qui se peut taxer à tort ou à raison de superstition, de chimère ; à proscrire tout mode de recherche de la vérité qui n’est pas conforme à l’usage. »[50]
Il faut, à la place du rationalisme et d’une inspiration puisée dans la vie de tous les jours, revenir à l’imagination :
« L’imagination est peut-être sur le point de reprendre ses droits. Si les profondeurs de notre esprit recèlent d’étranges forces capables d’augmenter celles de la surface, ou de lutter victorieusement contre elles, il y a tout intérêt à les capter, à les capter d’abord, pour les soumettre ensuite… »[51]
Dans sa recherche de sources d’inspiration, le poète surréaliste mais aussi apprenti médecin psychiatre André Breton, demanda conseil à Freud, qui le premier comprit la place importante des rêves dans la vie de l’homme.
« C’est que l’homme, quand il cesse de dormir, est avant tout le jouet de sa mémoire, et qu’à l’état normal celle-ci se plaît à lui retracer faiblement les circonstances du rêve, à priver ce dernier de toute conséquence actuelle, et à faire partir le seul déterminant du point où il croit, quelques heures plus tôt, l’avoir laissé : cet espoir ferme, ce souci. Il a l’illusion de continuer quelque chose qui en vaut la peine. »[52]
En guise de conclusion, Breton pose la question suivante : « Le rêve ne peut-il être appliqué, lui aussi, à la résolution des questions fondamentales de la vie ? »[53] Le but du surréalisme est d’utiliser le rêve qui ouvre le chemin vers le Grand Secret de la vie à des fins artistiques. Breton pense avant tout à la littérature : « Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si l’on peut ainsi dire. C’est à sa conquête que je vais… »[54]