MAUDE GARANCE

La nuit. Une petite maison dans un canyon au-dessus de Los Angeles. Une femme entre. Son nom est Maude Garance. Elle a 36 ans. Ce soir sa peau est parcheminée, son visage, compliqué par l’entrelacs de cicatrices creusées par la fatigue. Elles font ressortir ses yeux, des yeux intelligents assombris par l’épreuve qu’elle vit à l’hôpital depuis près d’un an. Les infirmières qui la suivent durant ses visites l’observent attentivement, elles s’inquiètent pour elle, la considèrent comme une créature mythique ; certaines l’imitent. Elle considère la plupart d’entre elles comme des incompétentes.

Maude Garance vit désormais seule, dans cette maison de location qui n’a jamais été climatisée. Peut-être que si elle en était la propriétaire, elle le serait, mais de telles nuits étouffantes sont rares sur les hauteurs de Tigertail Road. Et ce soir, la chaleur de la journée s’accroche aux branches d’arbres, aux murs des pièces. Pendant peut-être un mois chaque année, la fournaise s’élève depuis le bassin de Los Angeles jusqu’à l’enchevêtrement d’arroyos, et à des kilomètres de là, dans le centre-ville, des réverbères illuminent Silverlake Park, où les familles qui ont trop chaud pour rester à l’intérieur s’assoient sur les bancs en attendant que la nuit rafraîchisse les trottoirs. C’est le 30 avril, une nuit étouffante, trop tôt, même sur les hauteurs qui dominent Los Angeles.

Il est près de 22 heures. Le répondeur clignote une fois. Un message. Elle le passe, écoute le silence doux de la ligne téléphonique. Une voix d’homme, Ed Tredescant, dénuée d’ironie, calme, paternelle.

« Inutile de vous en vouloir ni de m’en vouloir, Maude, nous ne sommes ni l’un ni l’autre parfaits. Nous ne savons pas pourquoi ces choses se produisent. Elles se produisent, un point c’est tout.

– Mouais, fait-elle. Ça, c’est sûr, docteur T. »

Elle se le représente à l’autre bout du fil. Il est assis dans un fauteuil de bureau légèrement trop petit pour lui, ses grosses chaussures cirées posées côte à côte. Il porte un costume en tweed rêche, dans les tons ocrés, on dirait une étoffe tissée à partir de céréales. Son chef de service au Kipness, maladroit, loyal. Amoureux de Maude, mais toujours pas déclaré.

« Notre tâche a toujours été de soigner, n’est-ce pas ?

– Mouais, dit Maude à l’intention de la voix enregistrée. Pour autant que je sache. »

Elle se lève, contourne le bar jusqu’à la cuisine, et pose une bouilloire sur la cuisinière.

« Et à défaut de soigner, d’aider. Nous ne pouvons rien faire, les dégâts sont tout simplement irréversibles.

– Mouais.

– ... votre tâche est désormais de les préparer à leur nouvelle vie, aux nombreuses années qui les attendent...

– Elles sont trop jeunes.

– ... mais, je vous en prie, ne laissez pas la colère troubler votre jugement. » Elle l’entend prendre une inspiration. « Je suis désolé que ceci vous arrive. Mais vous savez que vous pouvez prendre un congé à tout moment... »

Si la tension devient insupportable. La cassette tourne en silence.

Il tousse.

« S’il vous plaît, venez me voir avant mes visites. Vous me trouverez au sixième. » Il marque une pause. « Bonne nuit, Maude, essayez de dormir. »

Tonalité. Il est incapable de dire à Maude qu’il l’aime. Elle laisse tomber sa jupe autour de ses chevilles. Déboutonne son chemisier de soie. Maude est rentrée à la maison vaincue ; elle est en train de perdre Karen Beck après un mois de soins. Karen, sa patiente, continuera de vivre telle une fleur, une jolie fleur pâle, à jamais.

Elle tire sur l’anneau métallique d’une boîte de nourriture pour chat, et un chat roux apparaît sur le rebord de la fenêtre derrière un rideau. C’est Jimmy G.

Un bruit, qui n’est pas celui d’un grillon, retentit de l’autre côté de la fenêtre, derrière le canapé. Un petit bruit humain – un raclement ? – dans les buissons. Maude, en slip et chemisier de soie verte, se tient immobile. Elle écoute le bourdonnement blanc de la ville à des kilomètres de là monter par les canyons.

Elle écoute la colline noire. Le silence. Le glapissement lointain d’un jeune chien ou peut-être d’un coyote. L’oreille droite de Jimmy G s’agite, irritée. Il a peur des coyotes, de leurs cris étranges.

Maude ouvre le réfrigérateur, s’accroupit avec aisance, attrape trois glaçons dans la paume de sa main, traverse la pièce et enfonce la touche lecture de son lecteur CD. Elle s’assied dans son fauteuil, jambes écartées. Pour se rafraîchir, elle se passe les glaçons sur la nuque, sur les bras et les épaules, entre les genoux, partout où son corps en a besoin, sentant la glace fondue couler sur ses membres. Jimmy G s’aplatit sur le flanc juste sous ses doigts. Le disque tourne, des voix d’hommes chantant bien trop fort ; elle ne cherche pas à baisser le son, elle l’absorbe. Leur force réaffirme quelque chose qu’elle a besoin d’entendre. Le duo des Pêcheurs de perles, deux frères amoureux de la même femme qui se demandent quoi faire et décident d’abandonner la femme. Stupide. Maude s’installe confortablement et se soumet, tentant de se laisser pénétrer par la musique, de pénétrer la musique. Avant la fin du duo, elle dort.

Le pip-pip-pip du pager de Maude réveille Jimmy G. Il lève la tête, la regarde saisir le téléphone et composer le numéro de l’hôpital. Les yeux plissés, presque clos, il repose la tête sur sa patte. C’est Ed Tredescant qui décroche.

« Encore moi, dit-il.

– Oui, Elias ? »

Maude est la seule personne à l’appeler par son deuxième prénom.

« Maude, ça m’ennuie terriblement de vous demander ça, déclare la voix paternelle, mais est-ce que vous pourriez venir ici ? »

Pas une véritable question.

« Que puis-je faire pour vous ce soir, Elias ? »

Elle connaît la réponse avant qu’il la lui donne.

« Une invalide, Maude. Elle vient d’arriver. »

Il utilise uniquement le mot invalide pour décrire les patientes de Maude. Les victimes.

« Quel âge a-t-elle, Elias ? »

Elle ne sait pas pourquoi elle demande ça.

« Jeune, je ne sais pas, Maude.

– Qu’est-ce que vous en pensez ? »

Y a-t-il le moindre espoir pour elle ?

Ils ont déjà eu cette conversation. Il laisse passer un temps.

« Je ne sais pas, docteur. »

Il m’appelle docteur quand il a besoin de moi.

« Empêchez quiconque de l’examiner avant mon arrivée. »

Le docteur Tredescant prend également soin de ne pas prononcer le nom Toyer quand il s’adresse à Maude. Ni lui ni aucune des infirmières. Interdiction absolue. Ils se rappellent sa rage lorsqu’elle a examiné sa première patiente, Virginia Sapen. Une infirmière, Chleo, affirme que Maude était quasiment dingue, mais elle ne le lui a jamais dit en face.

« Quel est son nom, Elias ? »

Elle l’entend tourner une feuille de papier.

« Lydia Snow Lavin.

– Demandez à Chleo de la préparer pour une IRM. Je pars dans cinq minutes. »

Ce soir, la neuvième de Toyer, la neuvième de Maude.