JIM O’LAND

Une obscurité vétuste, le bureau du rédacteur en chef du Los Angeles Herald. Pas de vue, du moins pas depuis sa fenêtre au deuxième étage, dont la vitre demeure en partie obscurcie par d’antiques vestiges d’incendie, de grèves, de malveillance urbaine. Sur la table, deux cendriers de verre, l’un posé à l’envers sur l’autre, l’ensemble ressemblant à un affreux coquillage.

Le dégingandé Jim O’Land, la référence, l’éditeur de presse blasé. Il dégage une impression de force tandis que, grimaçant par-dessus la cigarette pincée entre ses lèvres, il corrige des épreuves au crayon de couleur. C’est un cliché de sa propre époque. Toujours l’air amusé, prêt à jouer des poings en rigolant ; logiquement supérieur aux idiots de passage, obligeamment grossier, à la limite de la pédanterie. Il insiste pour être appelé Jim, même par Sara, que cette familiarité met mal à l’aise. C’est un homme facile à suivre, il a le visage bien fait, les cheveux couleur acier, est en permanence voûté suite à un accident d’avion. Ses années passées à enquêter sur le terrain pour le Boston Globe et le Baltimore Sun ont laissé des fissures sur sa façade, telles les craquelures presque invisibles sur une belle porcelaine ancienne, fissures que Sara Smith n’a pas encore remarquées.

Elle se tient, face à lui, de l’autre côté de la table en bois dotée d’un plateau de verre. Il ne le voit pas, mais les genoux de Sara tremblent. Elle tient à la main une lettre.

À ses yeux, Sara Smith est un faire-valoir, une fille intelligente, mais une journaliste enthousiaste aux sources invérifiées. Il la taquine à cause de ses barrettes, de ses chaussures sages, de ses manières d’écolière de la côte est.

Il décide d’interrompre ses corrections histoire de jouer avec elle. Il attrape son café au lait sinistre, trop allongé dans son gobelet de polystyrène.

« Qu’avez-vous ici, Sara Smith ? »

Elle lui tend la page dactylographiée, tentant de ne pas paraître troublée par ses retombées éventuelles.

« C’est une lettre de cette personne qui attaque toutes ces femmes. »

Elle dit ça doucement pour ne pas buter sur les mots, l’excitation lui glace les entrailles.

O’Land masque gracieusement son incrédulité.

« Vous parlez de Toyer, n’est-ce pas, Sara ? »

Elle acquiesce.

« Appelez-le “Toyer”, Sara. “Pas la personne qui attaque toutes ces femmes”.

– Toyer, monsieur O’Land, Jim. D’accord ? Je déteste ce nom. Je ne l’ai jamais aimé.

– C’est vous qui l’avez trouvé.

– Mais il n’est pas approprié.

– Il est parfait pour les gros titres. »

Elle s’agite.

« Enfin, bref, cette lettre est de lui, reprend-elle d’un ton ferme.

– Bien. Je suis ravi qu’il vous ait écrit, je me demandais quand il le ferait.

– N’êtes-vous jamais surpris par rien, Jim ?

– Surpris ? Eh bien, non. Alors, qu’est-ce qu’il veut ? »

Elle soupire. Elle refuse de jouer.

« Il prétend simplement qu’il n’est pas responsable pour Marla Booth. Il a écrit ici, directement à l’Herald, à mon attention. »

Elle lui tend la lettre. Jim O’Land ne s’en empare pas, il sirote son café au lait. Il la laisse plantée devant lui, dégoulinante, un peu plus longtemps.

« Cette lettre n’est pas de Toyer, Sara. Elle est de quelqu’un d’autre, quelqu’un qui dort au pied du lit de sa mère, quelqu’un qui se tape des poupées gonflables, vous savez, un cinglé.

– Cette fois vous vous trompez complètement, monsieur O’Land, c’est bien lui. »

Elle fronce les sourcils, soupire.

« Monsieur O’Land ? »

Il est heureux de la voir en rogne. Il se fend d’un grand sourire.

« Sara, il y a plus de cinglés à Los Angeles que de bulles dans votre bain moussant.

– Je le sais. Et pour votre gouverne, je prends des douches. »

Pendant un instant il la voit nue, svelte, trempée. Elle gagne.

« Bon, si j’imaginais une seconde que vous vous douchiez, entièrement nue, votre réflexion pourrait me rapporter une jolie indemnisation pour harcèlement sexuel. Notre syndicat se montrerait très généreux à mon égard. » Il sourit, laisse tomber son gobelet en polystyrène, toujours plein de café, dans la corbeille, retourne à la photocopie grandeur nature de la une du journal. « Maintenant, s’il vous plaît, partez. »

Sara ne bouge pas. Elle tient la lettre à bout de bras, dans sa direction, comme si la page allait atteindre son point d’ignition, s’enflammer soudain.

« Il a lu mon article, il exige une rétractation. »

O’Land est toujours amusé, mais il ne lui accordera qu’une minute de plus.

« Une rétractation pour quoi ?

– Pour Marla Booth. Ce n’est pas lui qui l’a agressée. Ça s’est passé différemment. Écoutez, j’étais à l’hôpital. J’ai entendu tout un tas de choses confidentielles. Ils se comportaient tous bizarrement.

– Alors il vous écrit une lettre pour tirer les choses au clair.

–  Oui.

– Attention à ce que vous dites, Sara : les criminels en cavale n’envoient pas des lettres aux journaux pour exiger des rétractations. C’est un fait que j’ai pu constater au cours de ma longue carrière aussi bien à Washington qu’à Boston, Londres et maintenant ici. Partez. »

Il lui tourne le dos et soulève son crayon, lui signifiant sans détour qu’elle ferait mieux de s’en aller.

« Lui, si. Il m’a écrit. »

Silence glacial. La plaisanterie a assez duré. O’Land se retourne, lève les yeux vers elle, sans colère.

« Non, il ne vous a pas écrit. »

Elle est soudain furieuse.

« Vous n’avez putain même pas lu la lettre. »

Il reste bouche bée, elle voit le reflet de ses dents en or. Il ne l’a jamais entendue dire putain.

« Sara, pour votre gouverne, on ne dit jamais “putain même pas” ; c’est soit, “putain, vous n’avez même pas”, soit “la putain de lettre”, mais jamais “putain même pas”. »

Il est sur le point de se lever.

Sara sent son corps qui la brûle, elle a l’impression d’être nue. Elle voudrait s’excuser.

« Il prouve qu’il est bien Toyer. Il savait que l’authenticité de sa lettre serait mise en doute, alors il dit... » Elle lit :

« Je laisse toujours l’empreinte de ma main sur les lieux.

– L’empreinte de sa main ? Génial. Comment se fait-il que personne ne l’ait jamais trouvée ? »

Elle continue de lire :

« Elle se trouve toujours à l’endroit le plus élevé de la pièce, au-dessus d’une fenêtre, là où personne ne songerait à chercher des empreintes. Vous pouvez vérifier. »

O’Land se lève, parle prudemment :

« Est-ce qu’il a fait ça avec toutes ses victimes ?

– Oui, et cette Marla Booth l’embarrasse. Alors ce qu’il dit...

– C’est que ce coup-ci il n’a pas laissé d’empreinte. » O’Land sent comme une petite explosion en lui. « Qu’est-ce qu’on cherche ? »

Elle serre le poing, appuie la zone située entre son petit doigt et son poignet sur la table, et fait rouler sa main, laissant une empreinte sur le plateau de verre.

« Voici l’empreinte qu’il laisse. »

Elle l’entend pousser un soupir.

« Donc il nous dit que cette Marla n’est pas sa victime. Qu’elle est celle du premier imitateur de Toyer. »

Sara acquiesce. Elle a conscience que cet instant est une photographie noir et blanc dont elle se souviendra à jamais.

Il s’assied, précautionneusement. Si c’est vrai, si Toyer a écrit à nous et pas au Times, notre première édition de demain dépassera le million d’exemplaires. Quatre tirages.

« Si cette information s’avère, lui dit-il, si je peux avoir la confirmation pour une seule scène de crime, je publie ça dans la première édition. » Il compose le numéro du procureur sur son téléphone. « Écrivez-moi mille cinq cents mots. » Il tient la lettre comme s’il s’agissait d’un croquis anatomique au crayon et à l’encre sur parchemin de Michel-Ange. « Souvenez-vous, en niant l’agression sur Marla Booth, il avoue les neuf autres. Content de travailler avec vous, Sara Smith, vous allez avoir votre nom en une. Quels sont vos projets d’avenir ? »

Elle sourit, telle une gamine. Papa, j’ai grillé le Times sur un scoop.

Comme elle sort de son bureau, O’Land, tout sourire, attend de parler au procureur. Elle se retourne. Leurs regards se croisent, proprement.

« Vous imaginez un tel égocentrique », murmure-t-elle.