SARA

Il est tôt, une sale journée, déjà chaude, le soleil est un disque blanc. Maude s’est rendue en douce au Kipness pour consulter le dossier de Nina Voelker, puis elle est rentrée à l’aube. Elle n’a pas fermé l’œil depuis. Elle a lu les deux articles dans l’Herald, se sent ce matin plus isolée que jamais.

Sara Smith se tient devant sa porte. Elle a apporté deux bouteilles d’eau minérale, en vide une sur les racines de la vigne. La vigne est incolore, le gardénia est mort, le ficus, proche de la mort. Une poussière pâle est incrustée dans les moulures de la porte. Elle appuie une fois de plus sur le bouton de sonnette peint, n’entend rien, essuie son doigt poussiéreux sur son porte-documents. Elle découvre un tuyau d’arrosage racorni, ouvre le robinet et inonde les plantes desséchées.

Elle sonne une fois de plus, tend l’oreille. La sonnette ne fonctionne pas. Elle frappe. Elle sent une odeur de café fraîchement infusé.

La voix de Maude à l’intérieur :

« Oui ?

– C’est Sara Smith.

– J’ai vu le journal. »

Elle ouvre la porte. Sara pénètre dans le salon sombre.

« Est-ce que vous croyez que ça va servir à quelque chose ? »

Le salon est plongé dans l’ombre pour conserver la fraîcheur de la nuit.

« Qu’est-ce que vous en dites, Maude ?

– Je me demande, je suis un peu sous le choc.

– Eh bien, je vous ai apporté de quoi vous remettre de votre choc. »

Elle pose un sac de sport en toile sur la table basse.

« Mais tout d’abord, félicitations.

– Pourquoi ?

– Je viens de recevoir un coup de fil d’un certain inspecteur I. Perrino du commissariat de West Hollywood. Meyerson l’a mis sur l’affaire.

– Enfin. »

Elle est fatiguée.

« Qu’est-ce que vous m’avez apporté ?

– Oh ! du café. Du café grec. Ce que Poséidon buvait pour affermir sa main avant de déclencher un tremblement de terre. Il refusait de le faire tant qu’il n’avait pas eu son café.

– Ah ! une nana cultivée avec le sens de l’humour. »

Maude pose sur la cuisinière une bouilloire pleine d’eau encore chaude. Elle reste dans le coin cuisine, Sara s’installe dans le profond fauteuil Timmons. Maude ôte la bouilloire du feu lorsque l’eau bout.

« Vous feriez mieux de me montrer comment faire. »

Sara la rejoint dans la cuisine et verse trois cuillerées de café moulu dans la cafetière avant d’ajouter l’eau.

« C’est tout ?

– Café grec. C’est très épais. Ou alors vous pouvez ajouter quelques gouttes d’eau froide pour aider le café à décanter. »

Maude remplit deux tasses, les dépose sur un plateau avec des biscotti, porte le tout jusqu’à la table basse.

« Mon Dieu, Maude, vous avez une mine épouvantable.

– Je n’en doute pas. J’ai eu quatre points de suture. J’ai foncé tête la première dans cette porte. Je faisais un cauchemar. Je ne bois plus, au fait, enfin si, mais pas comme avant.

– Quand je vous ai rencontrée, vous aviez l’air préoccupée, mais vous n’aviez pas l’air malade. Je suis désolée de dire ça, mais maintenant vous avez l’air malade.

– Merci, très chère.

– Je suis désolée... je... »

Maude lâche une sorte d’éclat de rire, touche le genou de Sara.

« Vous m’avez surprise en pleine crise de dépression. Vous connaissez un bon psychiatre ? »

L’iceberg est plaisamment brisé.

« Bon, ce n’est pas que je veuille changer de sujet, mais pourquoi ne me parlez-vous pas un peu de vous ?

– OK, je viens de l’Est, d’un État aux hivers rudes. J’ai une morale...

– Quel État ?

– Connecticut, née dans le Vermont. J’ai été stagiaire chez Time Inc. On m’a appris qu’une histoire est une histoire, vous savez, un don de Dieu. J’étais d’accord avec ça, mes éditeurs ont été les anges annonciateurs qui m’ont appris à aimer le premier amendement comme j’aimais Dieu.

– Difficile de se débarrasser des vieilles habitudes.

– Absolument. Je me souviens du texte exact. Le Congrès ne passera aucune loi restreignant la liberté de parole. Je ne sais pas qui a décrété que le public avait le droit de tout savoir, ça doit remonter à Nixon. Je crois que beaucoup de conneries remontent à lui.

– Eh bien, l’Herald a assurément usé et abusé du premier amendement.

– Je suis d’accord, et cette semaine je commence juste à comprendre que nous n’avons pas donné d’informations, mais qu’à la place nous avons vendu le produit Toyer à un public qui prend ça pour un film.

– Dieu bénisse le public. »

Nous sommes en train de sympathiser, nom de Dieu.

« D’après ce que j’ai vu de l’homme de la rue depuis que je fais des interviews, si le public était un seul être humain, vous ne voudriez pas l’avoir chez vous. Le public est une chose. Une chose fainéante, sans talent, déloyale, égocentrique, lente, incapable de s’exprimer correctement, presque analphabète, malhonnête, inconstante, obèse. Le public est un mouton. »

Elle tente de maîtriser ses inflexions du Connecticut.

Très impressionnant.

« Toyer vous a mentionnée dans la lettre qu’il m’a envoyée. Je crois qu’il vous aime bien. Je plaisante.

– Moi ? Nommément ? »

Maude ressent une bouffée de chaleur.

« Qu’est-ce qu’il a dit ?

– Passez-lui le bonjour. »

C’est trop intime.

« Comment sait-il que nous nous connaissons ?

– Il le suppose, comme il suppose tant d’autres choses.

– Doux Jésus.

– Mon sentiment profond, c’est qu’il reconnaît votre rôle dans tout ça, il doit vous respecter. Qu’est-ce que vous en dites ?

– Oui, je suppose. »

Est-ce une bonne chose ? Oui. Très bonne pour le moment.

Une demi-heure plus tard, après le café, la bonne humeur de Maude est retombée. Elle veut être seule, tout s’embrouille dans sa tête. Elle se demande ce que Sara fait ici, d’habitude elle vient avec une intention précise.

« Je n’arrive pas à dormir, Maude, je n’ai pas dormi une nuit complète depuis... que c’est arrivé.

– Le non-viol.

– Oui. Chaque fois que je rentre chez moi je tiens prête ma bombe lacrymogène dissimulée dans ma main gauche. Il était caché derrière mon paravent de bambou, alors quand je rentre je regarde derrière les meubles, dans les meubles, sous les meubles, mais ça ne sert à rien, l’appartement lui-même est contaminé. Par chance, il y en a un autre qui se libère le mois prochain et le propriétaire me fait payer le même loyer. Il comprend.

– Il a tout intérêt, il pourrait s’exposer à des poursuites.

– Donc, le mois prochain je déménage deux étages plus haut. J’aurai un balcon, je pourrai prendre un nouveau départ.

– Dites-moi si je peux faire quelque chose pour vous.

– Vous pouvez. Est-ce que vous accepteriez de me rédiger une ordonnance ? Il faut que je dorme. Peut-être quelque chose avec de la codéine.

– Bien sûr.

– Bon, voyons si nous trouvons un moyen d’appâter le monstre. Bon sang ce que je peux le détester.

– Vous avez oublié de dire suffisant.

– Pardon ?

– Dans votre description de l’homme de la rue. »

Sara rit.

« Oh ! oui, très suffisant.

– Vous avez réfléchi à la question de ce que le public a vraiment le droit de savoir.

– En effet.

– Donc vous ne voulez plus tout déballer.

– Sincèrement, Maude, cette semaine j’ai hésité, j’éprouve tellement de haine à son égard que pour la première fois depuis que je suis journaliste j’ai remis en question ma pratique. J’ai personnellement vu ce qu’il fait et je me suis soudain réveillée de mon long sommeil, et je ne vois pas pourquoi le public aurait le moindre droit de savoir ce qu’un assassin psychopathe veut qu’il sache.

– Bravo !

– J’ai pris une décision, je n’imprimerai pas le prochain compte-rendu qu’il m’enverra. La simple idée me dégoûte. O’Land ne peut pas le publier. C’est mon courrier, il m’est adressé, il n’envoie pas ses lettres à Jim O’Land.

– C’est une pièce à conviction, Sara.

– Je sais. Je donnerai quand même l’original à la police et je garderai une copie. Ça m’effraie un peu, je ne sais pas comment Jim va réagir. Il pourrait me renvoyer.

– Il pourrait en effet, mais je crois qu’il vous gardera, qu’il essaiera de vous convaincre. Je crois qu’il est comme ça.

– Peut-être que c’est Toyer qui me renverra.

– Possible, mais je crois qu’il voudra faire quelque chose avec vous.

– Comme faire encore semblant de me violer, sauf que cette fois...

– En voilà une idée réjouissante. Il se dira peut-être que vous étiez son amie et que maintenant vous le rejetez, il viendra peut-être directement à vous. »

Je voudrais qu’il vienne à moi.

Sara ne dit rien.

« En avez-vous parlé à O’Land ?

– Pas encore. Il se comporte de façon très étrange, comme s’il avait toujours raison. Il ne se sent plus depuis qu’il a battu le Times. Le Journaliste légendaire. Je le respecte, mais je n’aime pas ce que je vois en ce moment.

– Est-ce qu’il vous renverrait ?

– Il pourrait, mais je suis son seul lien avec Toyer. Jim m’a toujours dit que je le paierais cher si je perdais Toyer.

– Il serait idiot de vous renvoyer.

– Bien sûr, mais regardez ce que je fais. Je menace de reprendre la seule chose positive qui soit jamais arrivée à son journal. »

Elle sait qu’elle entendra encore parler de Toyer. Mais pas aujourd’hui.