OUTRAGE INAVOUÉ

Impossible de donner au théâtre de l’Actors Group un semblant de distinction. Ça restera toujours un atelier de carrosserie reconverti. Au-dessus de la scène, une douzaine d’instruments d’éclairage sont suspendus au vu de tous juste au-dessus de la tête des acteurs. Dès qu’un décor est installé, un appartement luxueux, une plage, le mobilier hurle : « Camelote ! »

Maude et Sara s’installent sur leurs sièges recouverts de fibre de verre au dernier rang, dans le noir. Elles veulent voir les acteurs, pas être vues par eux.

La pièce de Telen est la deuxième des trois. Sara est agréablement surprise. Maude survit. La scène est bien écrite. Mais elle est anecdotique, manque de profondeur. « J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. La transplantation cardiaque est une réussite, le cœur provient d’un monstre. »

Maude sourit, l’acteur qui interprète le docteur Paulus est attirant, dynamique, bourré d’énergie. Il parle trop fort à son patient, se sert abusivement de son stéthoscope. Mais il est le plus crédible des deux, il est dynamique, impitoyable, brillant. L’autre acteur a eu la main lourde sur le maquillage, il porte une perruque grise et une moustache grise, ressemble à un bouffon de comédie anglaise.

Mais qu’importe, c’est sa première pièce. Sara félicite Telen, imitant une hôtesse de la côte est : « C’est tellement agréable d’avoir un membre de sa famille qui fait du théâtre, ma chérie. »

Ils vont fêter ça. Telen a demandé aux Incastables d’aller dîner et écouter de la musique quelque part. Elle invite Sara à se joindre à eux, l’appelle cousine1. Sara est ravie de les accompagner, de découvrir un autre aspect de la ville, un aspect plus jeune, bien qu’elle ait elle-même à peine plus de 30 ans. Maude doit retrouver le docteur T à 22 heures pour dîner et demande à emprunter la voiture de Sara. Billy ramènera Sara chez elle.

Il y a des terrasses de café partout, trop près des voitures qui filent à toute allure. Les seuls piétons visibles sont des sans-abri.

Ils vont aussi fêter le premier rôle rémunéré de Billy. C’est arrivé sans prévenir, pas d’audition, aussitôt dit aussitôt fait, le rôle d’un couvreur qui regarde des ouvriers repeindre une maison de l’autre côté de la rue. Une publicité, il n’a pas de texte, il ne peut pas s’inscrire à la guilde des acteurs. « L’art imite la vie », lui dit Telen. Billy et Peter travaillent à temps partiel en tant que couvreurs pour l’un des acteurs du groupe.

Leur serveur chez Palms les colle depuis qu’ils sont entrés dans le café et se sont assis, il ne les lâche pas d’une semelle. Il s’est présenté par son nom de baptême, Brice, et semble leur promettre loyauté, voire amitié. Il a doucement tiré la serviette des doigts de Telen et l’a étalée sur ses genoux. Il leur a apporté des serviettes parfumées au citron pour que leurs mains aient la même odeur que des toilettes publiques, a récité le nom de tous les plats de pâtes. Il a tenté de leur serrer la main. Plus tard, il reviendra avec le moulin à poivre géant.

« Si le moulin à poivre est plus grand que toi, la bouffe est dégueulasse », déclare Billy.

Il sait, il a été serveur dans un restaurant de famille toscan. Poivre fraîchement moulu sur chaque table.

Sara rit. Tout cela est si nouveau. Elle est contente de les avoir suivis.

Brice explique à Telen qu’il est important de commander le soufflé au grand marnier maintenant, pour qu’il soit prêt au moment du dessert. Il va les guider par la main tout au long du dîner, il sera là pour eux, il semble avoir les conditions requises pour être un véritable ami.

C’en est trop pour Billy, il ne veut pas être redevable envers Brice.

« Tirons-nous d’ici, dit-il. J’en peux plus de toutes ces simagrées. »

Ils reposent leurs énormes menus et se lèvent.

« Dites-moi ce que vous voulez ! s’exclame le sempiternel Brice.

– Nous voulons partir », répond Peter.

Brice regarde derrière eux. Une amitié durable n’est plus envisageable, hors de question. C’est fini. Il n’y aura pas de gigantesque moulin à poivre, pas de plats de pâtes, pas de discussion sur le vin, pas de soufflé quarante-cinq minutes. Brice leur faisait confiance, et ils l’ont trahi. Il tourne la tête, regarde de l’autre côté, il n’a plus rien à leur dire. Son travail est un travail délicat, comparable à nul autre. Il s’en remettra, mais ça prendra du temps. Si seulement l’un d’eux avait déposé quelques billets sur la table, ce serait moins douloureux. Ils ne se reverront jamais, et s’ils se croisent un jour, Brice fera mine de ne pas les reconnaître.

Dans la rue, ils se paient sa tête.

« N’était-il pas magnifique ?

– Je sens encore la pression.

– Est-ce qu’il va s’en remettre ?

– Je m’en veux vraiment, nous aurions peut-être dû lui laisser quelque chose ?

– Ouais, tu peux laisser autant de pourboires que tu veux à un serveur, lui ne t’en laissera jamais un en échange », déclare Billy.

Mais il n’y a rien d’ouvert hormis des fast-foods qui ressemblent à des laboratoires, et ils ne comptent pas. Ils optent donc pour des chili rellenos avec des chips de maïs bleu marine chez Taxco’s.

« Tous les restaurants mexicains sont des fast-foods », assène Billy.

Il est le maître de cérémonie, la soirée dépend de lui. Telen et Peter auraient toléré Brice, Sara aurait pris un taxi.

Plus tard, chez Picaroon’s, Billy et Sara regardent Peter et Telen danser sur la petite piste. Ils dansent en tenant à bout de bras des gobelets en plastique transparent remplis de vin. Ils dansent comme s’ils étaient en mer, à bord d’un navire qui traverserait l’Atlantique par grand vent, Peter la faisant lentement chalouper, luttant lui-même contre le roulis, perdant parfois l’équilibre. Le S.S. Hollywood est-il en train de sombrer ?

Toute la soirée, Peter s’est rapproché de Telen, qui cède lentement du terrain. Billy les observe, apparemment ravi. Il se demande en fait s’il en a quoi que ce soit à faire.

Sara danse avec Billy. C’est une femme plus âgée, peut-être 32 ou 33 ans, comparés à ses 26 ans. Ils dansent sur le rythme doux de la musique, enivrés, Billy la serrant de près, Sara sentant sa chaleur, son membre indocile. Sa protubérance. Sa respiration se fait plus profonde, ses mains agrippent par-derrière les épaules surprenantes de Billy. Elle se demande ce que Maude fait en ce moment.

Sara. Autour d’elle tournent des fausses blondes radieuses, les femmes secrètement affamées aux tenues à la mode. Les hommes avec de grosses voitures et de lourdes montres qui s’habillent comme des petits garçons.

C’est toute la nuit une ivresse de vin. Une célébration. Sara boit et s’inquiète pour Maude, qui devient étrange. Peter n’a pas d’amis hormis Billy. Ensemble ils regardent Telen et Sara se déhancher vers les toilettes. Depuis le côté opposé de la pièce, les femmes rayonnent. Peter regarde Telen : Pourrais-je vraiment tomber amoureux d’elle ? Billy regarde Sara : Joli cul.

Finalement, à 2 heures du matin, la musique s’amplifie puis cesse. Les quatre danseurs quittent Picaroon’s en virevoltant tels des ongulés sur du marbre.

Peter et Telen regagnent étourdis l’appartement de celle-ci, elle sent des possibilités, ils planent et sont les rois du monde. Ils s’allongent sur le lit dans la lueur pourpre de la ville. Peter est sur le dos, elle lui ôte son pantalon, embrasse son pénis. Il ne réagit pas, est tombé dans les vapes sur le lit pas défait.

Billy ramène Sara, se gare au pied de son immeuble. Elle lui propose de monter, ils prennent l’ascenseur grinçant jusqu’au troisième étage. Il est le premier homme à entrer dans son appartement depuis le traumatisme, et Sara se demande si ça va aller. Le vin l’a désinhibée. Elle sort du réfrigérateur une bouteille de bordeaux frais déjà ouverte. Billy arrache le bouchon avec les dents, le recrache dans un pot de fleurs, remplit deux verres très fins. Sans allumer les lumières, ils dansent sur les chansons de Cesaria Evora, la chanteuse préférée de Sara. Elle chante en portugais, les paroles n’ont pas d’importance. Elles disent ce qu’ils veulent. Sara ressent une profonde excitation, mais au moment crucial où le corps de Billy est tout contre le sien, elle sent soudain le bandeau sur ses yeux, Toyer quelque part dans la pièce, lui arrachant doucement sa culotte. Billy ne remarque rien. Elle va lui demander de partir, dira que c’est trop tôt, qu’elle ne le connaît pas assez pour aller plus loin. Elle se retire délicatement jusqu’à la cuisine, allume la lumière blanche. La soirée est terminée. Elle l’embrassera légèrement, et il y aura une promesse non dite dans son baiser. Dans le Connecticut et à New York, les jeunes hommes qui ont étudié dans les universités de l’Est comprennent cet accord tacite, ils n’insistent pas, ils s’en vont. Mais Sara n’est plus dans le Connecticut, et les règles du jeu ne sont pas les mêmes à Los Angeles. Billy ne vient pas du Connecticut, il n’a pas étudié dans une université de l’Est, et il n’a jamais entendu parler de ces règles. Il se tient derrière elle dans la cuisine, et soudain elle sent à travers sa robe son pénis nu contre ses fesses, la lumière est de nouveau éteinte, il la fait pivoter sur elle-même, la plaque contre le comptoir.

« Non, Billy. »

Ce n’est pas le mot non, mais la façon dont elle le prononce. Billy adore quand il est prononcé ainsi. Non. C’est une supplication, une connivence. Aux oreilles de Billy, ça ressemble plutôt à un peut-être, moins usité mais plus fort. Ça fait partie du jeu. Sans le mot non il ne peut pas y avoir de séduction.

Sara aussi connaît les mots ancestraux : non, il ne faut pas, s’il te plaît arrête. Mais en fonction de la tournure qu’a prise la soirée, ils peuvent signifier : non n’arrête pas, il ne faut pas t’arrêter, s’il te plaît n’arrête pas. Elle le sait, elle contrôle la situation. Elle a sa vie entre ses mains et peut donc prendre du plaisir à se laisser dominer par un homme. Qui d’autre nous dominera ? C’est la nature, ce n’est pas pour tout le monde. Les défenseurs de mon espèce sont perplexes, innocents, effrayés, à côté de la plaque.

Il la fait tournoyer et la soulève dans ses bras, la pose sur le comptoir de la cuisine, lui écarte les jambes, la pénètre aisément. Elle sent la chaleur humide de son vagin l’accueillir.

« Non, Billy, s’il te plaît. »

Non n’arrête pas, Billy, s’il te plaît.

Elle bouge de tout son corps avec lui, continue de répéter non en rythme tandis qu’il la prend, elle se sent merveilleusement jeune.

« Non Billy non Billy non Billy », gémit-elle au milieu de son orgasme brutal. C’est le Connecticut qui dit non et Los Angeles qui dit oui. C’était bon.

. En français dans le texte. (N.d.T.)