TELEN
Les coups de marteau ont depuis longtemps cessé.
Étonnant comme l’esprit fonctionne. Telen se rappelle avoir aperçu quelque chose du coin de l’œil, une image furtive, la première fois qu’elle s’est rendue à la maison de Sondelius. Elle n’y avait pas prêté attention sur le coup parce qu’elle avait les yeux rivés sur Elaine, avachie comme une larve dans son fauteuil roulant, mais elle se souvient désormais qu’il y avait quelque chose sur le mur derrière elle. Une rangée de coupures de journaux, accrochées côte à côte, minutieusement découpées. Une exposition. Ça n’avait pas d’importance à l’époque, mais maintenant que ça lui revient elle se demande s’il s’agissait des articles de Sara Smith. Les noms des étranges victimes. Elle fouille dans son souvenir, mais il n’y a rien d’autre à voir. Il est près de 2 h 30.
Je peux résoudre l’énigme. Auprès de qui peut-elle se renseigner sur les tremblements de terre ? Les bibliothèques sont fermées. Les journaux ? Elle appelle l’Herald, le rédacteur de nuit ne sait pas, il a toujours cru que c’étaient les chiens. Elle appelle le Times. Son interlocuteur affirme que sa femme peut prédire les tremblements de terre. Elle s’appelle Dale. Elle en a annoncé un pour novembre.
Elle voit un annuaire téléphonique vieux de quatre ans qui soutient l’un des pieds du lit. Elle trouve le centre de sismologie à l’Institut de technologie. Un numéro de téléphone d’urgence. Elle le compose et attend. Pas de message préenregistré. Tant mieux. Elle continue d’attendre. Finalement, après douze sonneries, un homme hors d’âge répond. « Centre de sismologie de l’université de Californie. » La voix paraît hésitante, comme si c’était la première fois que le téléphone sonnait. L’homme semble endormi, mal assuré, peut-être surpris d’être encore en vie.
Telen explique qu’elle a besoin de savoir quel animal peut prédire les tremblements de terre. L’homme, toujours dans les vapes, l’écoute débiter sa liste d’animaux, éliminant chacun d’entre eux l’un après l’autre. Il s’imagine qu’elle veut s’acheter une bête fiable ce soir même pour se protéger d’un séisme imminent. Il va peut-être lui donner un coup de main, il est tard.
« Donc vous avez couvert à peu près tous nos animaux de compagnie.
– Oui.
– Et nos oiseaux de compagnie ?
– Oui.
– Avez-vous essayé les poissons ? »
Elle ressent une pointe d’excitation.
« Non.
– Eh bien, le fait est qu’il existe une espèce de poisson qui réagit fortement avant les séismes. C’est absolument incroyable. Ils se mettent à nager bizarrement, on croirait qu’ils sont devenus dingues...
– Quel poisson ?
– ... il faut vraiment le voir pour le croire. Je vous assure. »
Il se tait, ricane doucement.
« Quel poisson ? S’il vous plaît.
– N’importe quel poisson de l’ordre des ostario-physaires. »
Elle est découragée. Il me faut douze caractères au maximum.
« Je n’ai jamais entendu parler des ostriophysaires...
– Ostariophysaires. Vous connaissez les poissons-chats ?
– Oui.
– C’est pareil. »
Telen est traversée par un frisson, elle le remercie et raccroche.
Douze caractères. Elle saisit poisson-chat. Pas de bip. L’alerte MOT DE PASSE INCORRECT n’apparaît pas.
Ses doigts tremblent terriblement. Elle saisit le nom du fichier. Un titre apparaît :
PERSONNE NE VIT SUR LA LUNE ?
Une introduction. Douze chapitres, un par victime. Une histoire vraie. Un best-seller voulu par le public. Soudain, un nom apparaît sous ses yeux :
TOYER
Étalé à travers l’écran tel un titre de film d’horreur sur un fronton de cinéma.
Tout est là.
Elle parcourt le texte. Les informations sont exactes, il n’y a plus de doute à avoir. Ces chapitres sont plus complets que les articles parus dans la presse, plus détaillés, le style est chaotique, personnel.
Elle est paralysée, blessée. Elle examine le texte calmement, logiquement, se persuadant qu’elle savait tout depuis le début. Ce qui est sans doute vrai, mais elle ne s’en rendait tout simplement pas compte. Elle parcourt le fichier du début à la fin, relevant au passage des noms familiers.
Elle lit :
Le docteur Garance avait raison à cent pour cent. Elle a dit que tout ce que j’avais à faire, c’était détruire la chose qui faisait de moi Toyer. Eh bien, c’est ce que j’ai fait. Elaine est morte comme elle a vécu, sans le savoir. Je ne peux pas éprouver de culpabilité car c’est ma chance de vivre une vie normale avec la femme que j’aime. Et c’est ce que j’ai l’intention de faire, rien ne m’en empêchera. Nous disparaîtrons. Le pays est vaste.
27 août
Elle entend la voix de Peter tout en lisant ces mots. Il y a une semaine, le 27 août.
Elle fait défiler le texte, certains mots s’imprimant sur sa rétine au passage. Elle parcourt le texte jusqu’au bout. Les noms familiers, désormais célèbres, légendaires, défilent les uns après les autres en tête de chaque chapitre : Virginia Sapen. Gwyneth Freeman. Luisa Cooke. Karen Beck. Lydia Snow Lavin. Nina Voelker. Melissa Crewe. Les noms les plus jolis auxquels leurs parents ont pensé au moment de leur naissance, des hommages rendus à leurs filles au moment où l’espoir et la vie étaient à leur comble.
Nauséeuse, Telen s’arrête après la page 321. Chapitre 12, Felicity Padewicz. Le dernier chapitre. Après ça, écran vierge. La fin du livre. Plus de surprises. Jusqu’à une lettre :
James O’Land
Consortium des éditeurs
Los Angeles Herald
1 Herald Square
Los Angeles, Californie 90019
Cher Monsieur O’Land,
Nous sommes aujourd’hui mercredi. Mercredi PROCHAIN je vous enverrai le livre complet. Il y a un chapitre 13. Je ne l’ai pas encore rédigé car je n’ai pas encore rencontré mon sujet. Mais si tout se passe comme prévu, vous recevrez ce livre la semaine prochaine.
Je m’aperçois que nous n’avons pas de contrat. Nous avons au mieux un accord verbal. Mon représentant légal est M. Buck Wassitch de Wassitch, Lordell & Paine. Je lui ai expliqué mes besoins par téléphone. Il comprend que le Consortium ne prélèvera que les sommes destinées à couvrir ses frais et que le reste des profits ira aux familles des douze femmes. Pas à celle de la treizième. Rien ne sera versé ni à elle ni à son administrateur.
Je suis fier de faire cela. Ces douze femmes constituent ce qu’il y a de mieux dans l’Amérique telle que je la connais. Je ne les considère pas comme des victimes. Elles sont mes bénéficiaires. Grâce aux ventes de ce livre, non seulement ici, mais à Paris, Moscou, Sydney, Singapour, Mexico, Buenos Aires, Toronto, elles et leurs familles deviendront riches.
La lettre est signée Toyer, datée du 29 août.
La force rageuse des mots la frappe en plein visage. Elle se sent engourdie, n’arrive plus à réfléchir. Quand elle retrouve ses esprits, elle comprend. Il n’a pas fini. Il a pris sa lampe torche, il porte son blouson de cuir. Il remet ça, en ce moment même. Elle se sent stupide. Il n’y a pas d’autre femme, il ne lui est pas infidèle. Ce n’est pas une maîtresse, c’est une nouvelle victime, pour l’amour de Dieu.
Telen est assise en sous-vêtements, blême de peur. La peur d’aimer un homme capable d’ôter la vie. La réponse est devant moi. Tout dépend de moi. Ses tremblements sont désormais visibles. Tout sera ma faute. Il faut le retrouver.
Elle enfonce la touche de défilement, une fois, deux fois, les mots grimpent le long de l’écran : Chapitre 13. Le chapitre est vierge, il n’est pas encore rédigé. Il saura quoi écrire demain matin.
La bouche de Telen s’ouvre, elle sent sa tête basculer, plonger en avant, tente de se rattraper, s’évanouit sur l’écran. Sa fossette heurte le coin du bureau tandis qu’elle s’écroule par terre. Elle gît immobile pendant une trentaine de secondes, rampe jusqu’à la salle de bains, passe la tête par-dessus le bord de la baignoire mais n’arrive pas à vomir. Elle finit par se lever et se tenir face au lavabo. Sa joue saigne, une entaille vire au noir sous son œil droit. Elle se passe les mains sous l’eau froide et se rince le visage, s’essuie les yeux et la joue avec une serviette qui dégage une odeur douçâtre, une odeur de chien, une odeur qui n’est pas la sienne.
Doit-elle appeler la police ? Ou alors Sara. Quelqu’un d’autre ? Billy ?