Dans la grande majorité des pays européens, un monolinguisme d’État est prôné comme idéal d’unité nationale mais on assiste aussi depuis quelques décennies à une progressive valorisation d’un certain plurilinguisme avec l’enseignement de plus en plus précoce de plusieurs langues étrangères à l’école et la nécessité professionnelle de parler quelques langues internationales comme l’allemand, l’anglais ou l’espagnol. Seuls 5 États en Europe disposent de plusieurs langues nationales officielles : la Belgique, la Finlande, la Suisse, l’Irlande et le Luxembourg. Dans les 3 derniers pays, le plurilinguisme officiel rend compte d’une volonté de promouvoir des langues minorées qui sont respectivement le romanche, le gaélique et le luxembourgeois, des parlers qui symbolisent l’identité nationale de chacun de ces pays. Au-delà de ce plurilinguisme officiel, les usages quotidiens dans ces contrées restent monolingues car en Irlande l’anglais supplante largement le gaélique et en Finlande le finnois est désormais bien plus parlé que le suédois (Baggioni, 1997). Même en Belgique et en Suisse il existe un monolinguisme territorialisé souvent source de conflits entre communautés linguistiques.
En outre, la valorisation du plurilinguisme reste relative. Certaines pratiques plurilingues constituent une ressource sociale, mais la tradition d’intégration de plusieurs pays d’Europe invite indirectement les migrants à renoncer à leur-s langue-s natale-s au profit d’un usage exclusif de la langue légitime. Dans ces cas, le plurilinguisme des migrants est perçu comme une menace à l’unité nationale. L’assimilation culturelle passe alors par une assimilation linguistique, c’est-à-dire par un renoncement à sa langue natale.
Le bilinguisme lié à l’immigration n’est donc pas nécessairement perçu comme un atout. Il est même parfois considéré comme une source de difficultés supplémentaire, en particulier pour les populations les plus démunies socialement. L’utilité sociale des langues d’origine n’est pas d’emblée reconnue dans le pays de résidence. Une récente enquête a montré que « la conception de l’élève bi-/plurilingue n’est positive que si, d’une part les langues sont enseignées/apportées par l’école (rarement si elles sont pratiquées en dehors, dans la famille par exemple) et si, d’autre part, l’élève a de bons résultats académiques » (Auger, 2009 : 45). Le maintien d’une langue d’origine est souvent vu comme un frein à l’apprentissage de la langue du pays de résidence. Pourtant, des sociolinguistes ont montré que le bilinguisme facilitait l’acquisition d’une nouvelle langue et augmentait les capacités de mémoire. Cette réticence face au bilinguisme lié à l’immigration conduit de nombreux pays d’Europe à privilégier l’enseignement des langues régionales plutôt que des langues comme l’arabe, le turc ou le portugais (Extra & Gorter, 2001). En définitive, le bilinguisme et la bi-littéracie sont rarement des finalités en soi mais bien plus des moyens déployés pour : assimiler des migrants à la société ; unifier une société multilingue ; favoriser la communication d’un pays avec l’extérieur ; accéder au marché du travail et permettre la mobilité sociale ; sauvegarder les identités religieuses et culturelles des migrants ; rapprocher des communautés linguistiques et politiques ; favoriser l’usage d’une langue anciennement coloniale ; préserver la position privilégiée d’une certaine élite ou au contraire donner un statut légal équivalent à deux langues qui dans la réalité ne jouissent pas de la même reconnaissance sociale. Et enfin, approfondir la compréhension et la connaissance d’une langue et d’une culture (Ferguson, 1977).
En France, l’enseignement des langues d’immigration et l’emploi de moniteurs étrangers sont proposés dès le milieu des années 1920. Ces cours sont prévus dans les écoles primaires après les heures de classe. Il s’agit d’initiatives qui émanent des ambassades et consulats des pays directement concernés.
De façon officielle, des accords bilatéraux sont conclus avec le Portugal (1973), l’Italie et la Tunisie (1974), l’Espagne et le Maroc (1975), l’ex-Yougoslavie (1977), la Turquie (1978) et en 1981 seulement avec l’Algérie afin de favoriser ces apprentissages linguistiques dans la langue officielle du pays de naissance. L’un des objectifs de ces enseignements vise au départ à anticiper un probable retour de ces populations sur leur terre natale. C’est pourquoi d’ailleurs ces cours sont pris en charge par les pays d’émigration.
Les enseignants qui dispensent les enseignements des langues et cultures d’origine (ELCO) en France ont été formés dans leur pays d’origine et sont sélectionnés par les autorités de ce pays même si ensuite ils sont pris en charge par les administrations du pays d’installation. Il s’agit donc d’enseignants détachés qui n’ont pas reçu de formation pédagogique spécifique pour enseigner auprès d’enfants migrants ou issus de l’immigration. Travaillant souvent dans plusieurs établissements, ces derniers rencontrent des difficultés pour trouver leur place dans le système éducatif français. Ils sont assez isolés et peu intégrés dans les équipes pédagogiques. Parfois, ils sont même davantage considérés comme des médiateurs entre l’école et les familles et non pleinement estimés comme des enseignants. Ainsi, très rapidement après leur mise en place, ces cours ont fait l’objet de critiques diverses tant sur leur fonctionnement que sur leurs finalités.
À partir des années 1970, lorsque le regroupement familial débute, le ministère de l’Éducation nationale instaure l’apprentissage du français comme langue étrangère (FLE) pour les enfants migrants et non francophones. Ces nouvelles dispositions en faveur de l’apprentissage du français attestent de la prise de conscience politique du non-retour de ces enfants et de leurs parents dans leur pays de naissance. De même, en 1975, une circulaire précise que les enseignements des langues et cultures d’origine peuvent être introduits sans obligation dans les écoles pendant - de préférence - ou après l’école à raison de trois heures non consécutives par semaine, et, par la suite au collège et au lycée, ils peuvent être dispensés comme enseignements optionnels.
Pour autant, en France, les langues étrangères les plus enseignées restent l’anglais, l’allemand et l’espagnol et ce malgré certaines communautés linguistiques importantes issues de l’immigration comme les arabophones ou les lusophones. On a même constaté à partir du milieu des années 1980 une forte décroissance des inscriptions d’élèves dans les ELCO puisque de 135 000 inscrits en 1985, les chiffres sont descendus à 86 000 en 2011. En outre, l’apprentissage de plus en plus précoce de langues scolaires et en particulier de l’anglais tend à fragiliser les ELCO qui se voient concurrencés en France par l’enseignement précoce des langues vivantes (EPLV) qui est mis en place depuis 2013 dès le CP. Ce dernier est dispensé par des enseignants français, il s’agit donc très largement de l’apprentissage de l’anglais ou de langues régionales.
Dès 1985, dans un rapport écrit au ministre de l’Éducation nationale, Jacques Berque, sociologue orientaliste, proposait de ne plus parler de langue et culture d’origine mais plutôt de langue et culture d’apport. Il suggérait également d’initier tous les enfants scolarisés et non plus seulement les migrants à la pluralité des civilisations du monde à travers les Langues et Cultures. En effet, cette distinction entre des langues vivantes d’un côté et des langues d’origine de l’autre renforce le rapport de domination des premières sur les secondes : il conduit à une stigmatisation de certains élèves et leurs langues sont considérées comme « spécifiques ». Afin de dépasser ce cloisonnement, plusieurs changements ont été opérés ou sont en cours. Tout d’abord, les langues ne sont plus nécessairement dispensées en fonction des origines et ainsi un enseignement de la langue arabe a été conçu de sorte à ne plus être rattaché au Maroc, à l’Algérie ou à la Tunisie mais bien de façon transnationale. En outre, ces enseignements sont désormais destinés à être accessibles à tous dans l’idée que ces langues d’immigration constituent une ressource pour l’ensemble des élèves. Cette ouverture en faveur des langues d’immigration est parfois difficilement acceptée au sein des pays d’immigration européens mais elle n’est pas non plus toujours bien vue par les pays d’émigration qui ne peuvent plus mandater d’enseignants et perdent une part du contrôle qu’ils pouvaient encore exercer sur leurs émigrants.
L’arrêté ministériel du 7 juin 1880 stipulait que « le français sera seul en usage dans l’école ». La loi du 8 juillet 2013 sur la refondation de l’école laisse entendre qu’une place plus grande sera faite aux langues familiales dans les classes car à ce jour les représentations communes restent largement négatives. Dans l’apprentissage du français à l’école comme dans le cadre de formations pour adultes, les intervenants prennent rarement appui sur les compétences déjà acquises, à savoir la ou les autres langues connues. Pourtant, des travaux (Cummins, 1994, 2000) ont révélé qu’il est profitable au migrant de perfectionner l’apprentissage de sa langue natale en vue de faciliter dans un second temps l’apprentissage de la langue du pays d’installation. On distingue en cela le bilinguisme additif, par lequel l’apprentissage d’une seconde langue se fait tout en valorisant et perfectionnant la première, du bilinguisme soustractif, qui induit un apprentissage de la langue nationale au détriment de la langue natale. Les apprenants qui se retrouvent dans un contexte de bilinguisme additif réussissent davantage que ceux qui subissent une dévalorisation de leur langue et de leur culture par l’école ou la société en général. L’apprentissage d’une langue seconde est également plus ou moins difficile selon la langue première. Ainsi, la distance géographique entre les pays de départ et d’arrivée mais aussi la proximité des systèmes graphiques ou grammaticaux des deux variétés linguistiques faciliteront ou non son acquisition.
La reconnaissance des langues d’immigration à l’école passe ainsi par un spectre plus large de langues étrangères pouvant être apprises. Mais elle passe aussi par la découverte dès le plus jeune âge d’autres alphabets, d’autres sonorités, prononciations ; par l’apprentissage de l’orthographe ou de la grammaire d’autres langues. Dans un documentaire titré « Comparons nos langues » (2005), très riche d’instruction pour les enseignants qui souhaitent valoriser les langues familiales de leurs élèves, Nathalie Auger propose des méthodes d’apprentissage du français pour des enfants nouvellement arrivés. On peut facilement envisager une telle pédagogie pour l’ensemble des élèves en prenant pleinement en considération leurs compétences. Il s’agit en cela de reconnaître que l’élève ne se construit pas indépendamment de l’enfant qu’il est en dehors du système scolaire. La prise en compte des langues d’immigration au sein de l’école implique de penser les enfants avec leurs acquis et non seulement en termes de manques. Cette approche comparative des langues est une pédagogie qui peut être mobilisée pour l’apprentissage de nouvelles langues mais aussi pour les enseignements de français. Une telle perspective favorise l’acquisition d’une posture métalinguistique, c’est-à-dire la capacité d’étudier une langue de façon autonome, en tant qu’objet et non seulement dans l’interaction. Elle procure également une sécurité psychologique dans l’apprentissage.
La reconnaissance des langues de l’immigration implique de la part des enseignants qu’ils rendent visibles et valorisent la diversité linguistique de leur classe, y compris les locuteurs de langues essentiellement orales ou de langues qui ne sont pas dispensées sur les bancs de l’école. Il s’agit alors de ne pas inciter les parents et leurs enfants à renoncer à ce bagage culturel au profit de la langue française car de nombreux travaux de sociolinguistiques ont mis en avant depuis longtemps que parler une autre langue que le français au sein de la famille ne nuit pas à l’apprentissage du français. En revanche, l’usage familial d’un français encore incertain peut avoir des conséquences négatives scolairement. Évidemment cette ouverture de l’école vers un nombre plus important de langues d’immigration ne résout pas toutes les inégalités. L’enquête EHF de 1999 a comptabilisé près de 400 variétés linguistiques en métropole. Il semble difficilement envisageable de mettre sur le même plan l’ensemble de ces parlers qui n’ont pas le même statut officiel dans les pays d’origine et qui ne sont pas utilisés dans les mêmes proportions selon les vagues migratoires.
Au-delà de l’image sociale des locuteurs et des rapports internationaux Nord/Sud dont nous avons déjà parlé, la concurrence et la hiérarchie qui s’opèrent entre les langues découlent de plusieurs malentendus. Tout d’abord, il est d’usage de penser qu’avant d’apprendre une seconde ou troisième langue il est préférable de maîtriser la première, et en cela des choix seraient à faire entre les langues afin de cibler les plus prestigieuses. Deuxièmement, il est aussi convenu que l’anglais a désormais investi tous les pays et serait ainsi une compétence incontournable. Or, si en France nous ne disposons pas d’enquêtes sur la question, dans d’autres pays les compétences bilingues les plus recherchées ne sont pas nécessairement celles qui incluent l’anglais. En effet, à Bruxelles par exemple, les entreprises recherchent principalement des salariés maîtrisant le français et le néerlandais, tandis qu’en Suisse c’est le bilinguisme français/allemand qui est plébiscité (Grin, 2013).
De façon générale, tout comme le français constitue une plus-value sur le marché du travail pour les migrants qui s’installent en métropole, le plurilinguisme, quel qu’il soit, représente une ressource monnayable auprès d’un employeur. Parler plusieurs langues ne peut qu’accroître la productivité économique et constitue donc un bien rentable. Dans un contexte de mondialisation des échanges économiques, les entreprises ont tout intérêt à diversifier les profils linguistiques de leurs employés et là encore certaines compétences linguistiques rares peuvent devenir très attractives.