Le métissage des langues traduit donc les problématiques de l’ancrage existentiel et identitaire, et cet ancrage est d’autant plus difficile que l’origine de l’exil est marquée par des situations traumatiques. L’adoption d’une langue peut être vécue comme « un drame linguistique », ainsi que l’analyse Albert Memmi, écrivain d’origine tunisienne installé en France en 1953 et farouche militant de la décolonisation. En 1957, dans le contexte de l’Algérie alors en pleine guerre d’indépendance, il écrit : « Les deux univers symbolisés, portés par les deux langues, sont en conflit : ce sont ceux du colonisateur et du colonisé1. » Dans ce conflit, l’écrivain Malek Haddad, qui rédige en français, fait le choix, après l’indépendance, de ne plus écrire, tandis que Kateb Yacine s’empare de la langue française comme d’un « butin de guerre » : « La francophonie est une machine politique néocoloniale, qui ne fait que perpétuer notre aliénation, mais l’usage de la langue française ne signifie pas qu’on soit l’agent d’une puissance étrangère, et j’écris en français pour dire aux Français que je ne suis pas français2 », déclare-t-il en 1966. À partir de 1970, et après dix ans d’exil en France, Kateb Yacine revient en Algérie pour y écrire pour le peuple, en arabe dialectal. La langue peut donc être une arme politique et c’est ainsi que la défend Assia Djebar : « J’ai senti que pour moi dans le français, il y avait du sang dans cette langue3 », « Paradoxalement, la seule façon d’exorciser cela est précisément d’écrire avec la langue de l’étranger », « ramener les voix non francophones […] jusqu’à un texte qui devient enfin mien4. » Chez Leïla Sebbar, l’entreprise est de réconciliation. Née en 1941 d’un père algérien et d’une mère française, tous deux instituteurs en Algérie, elle ne parle pas l’arabe, la langue de son père et du peuple colonisé, et écrit dans la langue de sa mère : « Je traduis l’Algérie, je traduis mon père dans la langue de ma mère. Je lui fabrique, je me fabrique une famille immense des deux côtés de la mer. Je crois ainsi rétablir une filiation rompue5. »
La période des indépendances s’éloignant, le débat sur la langue colonisée s’est apaisé dans sa dimension politique tout en gardant sa richesse culturelle. Toutefois, il a pu en résulter un certain clivage, comme l’illustre Assia Djebar lorsqu’elle évoque l’arabe, sa « langue de désir », réservé aux émotions, aux affects et à l’amour, et le français qui ne peut aisément les dire.
D’autres blessures de l’Histoire n’ont pas trouvé apaisement et ont continué de hanter les écrivains. Chahan Chahnour, écrivain arménien né à Constantinople et rescapé du génocide, exilé en France en 1923, décide d’y signer ses œuvres « Armen Lubin ». Changement de nom, changement de langue en 1945 (il reviendra à l’arménien beaucoup plus tard), changement de genre : Chahan Chahnour prosateur en arménien devient Armen Lubin poète en français. La rupture identitaire et littéraire marque celle du traumatisme indicible : alors que les proses de Chahnour en arménien traitaient des mémoires arméniennes, bon nombre des poésies françaises de Lubin portent l’empreinte d’un vide, d’un non-dit, celui de l’absence, celui du génocide de 1915. L’œuvre en français semble tenter de maintenir la violence à distance, d’éviter peut-être au poète de tomber dans un précipice. Un précipice que n’évite pas Nicolas Sarafian, Arménien lui aussi, fils de victimes, exilé en France en 1922, et qui écrit en arménien ces mots par exemple qui décrivent à Paris un « trottoir mouillé du sang d’innombrables vers écrasés6 ».
Pour marquer le traumatisme, Lubin abandonne l’arménien, Sarafian le préserve. Que dire de Paul Celan qui ne choisit pas la langue d’accueil et écrit dans « la langue des bourreaux » ? Ses parents, Roumains d’origine allemande, ont été arrêtés en 1942 et sont morts en déportation. Bien qu’installé en France en 1948 et fin connaisseur de la langue française, le poète choisit de continuer d’écrire en sa langue maternelle : « Je tiens à vous dire combien il est difficile pour un juif d’écrire des poèmes en langue allemande - permettez-moi d’évoquer cette chose terrible –, la main qui ouvrira mon livre aura peut-être serré la main de celui qui fut l’assassin de ma mère7. » Or Celan transformera cette « langue des bourreaux » en langue de rédemption, introduisant une hybridation de l’allemand par l’hébreu et tout un travail d’invention de mots, de vocables mystérieux, de distorsions, de cassures. Le drame d’une langue, parlée par la mère comme par les tortionnaires, trouve ici une tentative d’être subverti, de l’intérieur.
Georges-Arthur Goldschmidt vivra différemment ce duel entre allemand et français : arrivé enfant en France pour fuir le nazisme, il repoussera la langue maternelle comme liée au fascisme et deviendra écrivain en français. Toutefois, lorsqu’il écrira sur son adolescence en France en 1944, ce sera en allemand : « Et là tout à coup, l’allemand a été sauvé, l’allemand était libre : c’est le français qui m’a rendu la langue allemande, qui l’a mise à l’abri du nazisme8. »
Le choix de la langue est donc révélateur de la relation au traumatisme, comme l’illustre aussi Scholastique Mukasonga, écrivaine rwandaise arrivée en France en 1992 : pour elle, c’est le français d’accueil, et non le kinyarwanda, qui permet de trouver la richesse linguistique et la distance nécessaires pour dire le génocide9.
1 Albert Memmi, Portrait du colonisé, revue Esprit, mai 1957.
2 Kateb Yacine, Le Poète comme un boxeur, entretiens 1958-1989, réunis et présentés par Gilles Carpentier, Paris, Seuil, 1994.
3 Lise Gauvin, L’Écrivain francophone à la croisée des langues. Entretiens. Chap. « Assia Djebar », Paris, Khartala, 1997.
4 Assia Djebar, Ces Voix qui m’assiègent, Paris, Albin Michel, 1999.
5 Leïla Sebbar, L’Arabe comme un chant secret, Saint-Pourçain-sur-Sioule, Bleu autour, 2007.
6 Nicolas Sarafian, Le Bois de Vincennes, trad. De l’arménien par Anahide Drezian, Marseille, Parenthèses, 1993.
7 Paul Celan, lettre de 1946.
8 France Culture À voix nue, Goldschmidt Georges-Arthur, par Pascale Werner. Réalisation : Marie-Laure Ciboulet, avec la collaboration de Véronique Vila et de Claire Poinsignon, 04/04/2003.
9 Entretien avec Scholastique Mukasonga, TV5 Monde, Destination francophonie. Rwanda, 13 avril 2013.