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À Jérusalem, ce soir-là, dans le grand palais d’Hérode, le texte marqué au pouce du rabbin Gomer et sentant fort sa poissonnerie n’était plus loin de s’accomplir. Hérode, plus malade et plus enflé que jamais, recevait la visite de deux hauts personnages de Rome, l’un, ce L. Metellus Pediculus dont nous avons déjà fait la connaissance, l’autre, un monsieur renifleur et méprisant du nom de P. Sentius Naso. Tous deux étaient en Palestine en mission impériale, et Sentius parlait :

— En dépit de l’argument dit légal selon lequel la Palestine n’est pas à proprement parler dépendance de l’Empire, il n’en reste pas moins que le divin Auguste considère de son droit de la tenir pour telle dans le domaine de l’impôt. Et, ainsi que je le disais au dîner, avant de pouvoir lever l’impôt, il faut un recensement.

— Je n’aime pas cela, dit Hérode.

Il buvait à petites gorgées un affreux breuvage pour calmer ses douleurs d’estomac. Une poche de gaz coincée sous le sternum se refusait à remonter et à fuser. Il but encore une gorgée et reprit :

— Ce royaume est indépendant. Pourquoi Auguste nous taxerait-il quand il ne nous donne rien en échange ?

— Le divin Auguste vous accorde déjà beaucoup de choses, répondit Metellus. La protection des armes romaines. Un encadrement militaire à demeure, sélectionné parmi la crème des légions de Syrie.

— Protection contre quoi ? Je n’ai besoin de protection contre rien ni personne, sauf ma propre famille. Auguste abuse de notre amitié. C’est moi qui assure la sécurité de son flanc oriental, et pas plus pour cela que pour autre chose je n’ai que faire d’un encadrement syrien.

La bulle de gaz appuya plus fort sur le sternum. Les deux Romains dévisagèrent avec bonté leur hôte et lurent sur ses traits la souffrance, mais non pas une vraie protestation ; ils ne savaient que trop combien Hérode était conscient de sa véritable position par rapport à Rome : celle d’un monarque obèse, mais bien petit. Ils attendirent. Hérode dit :

— Un recensement. Sur mes territoires. Et fait par des fonctionnaires romains. Le plus sûr moyen d’éveiller la suspicion, pour ne pas dire l’hostilité. Auguste est très, très mal conseillé.

— Nous sommes ici, dit Sentius avec un reniflement hautain, pour exécuter des ordres, un point c’est tout. Je n’ai pas pouvoir de faire en sorte que ces ordres offrent matière à d’infinies discussions, Votre Majesté, ajouta-t-il.

Bienheureusement, les gaz s’échappèrent. Une petite tempête aromatique souffla par la bouche d’Hérode et la flamme d’une torche voisine vacilla.

— Voilà qui est mieux, dit le monarque. Peut-être, poursuivit-il, aurais-je intérêt à me rendre moi-même à Rome. Le divin Auguste a besoin qu’on lui dise certaines choses. S’il veut la paix dans son empire.

— Je crains que le temps ne manque, trancha Metellus. Pour ma part, je ne parviens pas à comprendre l’inquiétude de Votre Majesté. Après tout, nos troupes sont là pour la protéger, le cas échéant.

— Il y a autre chose que vous ne comprenez pas, dit Hérode. La manière dont vous vous proposez d’y procéder, à votre recensement, va entièrement à l’encontre des traditions locales.

— En quel sens ? demanda Sentius.

— Hum, fit Metellus. L’honorable consul n’est pas très renseigné sur la tradition dont parle Votre Majesté. Sauf le respect qui lui est dû, il connaît mal ce territoire. C’est une affaire de résidence. Devant un recensement officiel de cet ordre, tout Palestinien…

— Disons, l’interrompit Hérode, tout Israélite.

— Toute personne vivant dans ce pays considère qu’elle appartient non pas au lieu où elle réside en fait, mais au lieu d’origine de son groupe familial. De sa tribu. Puis-je dire tribu ?

— Vous le pouvez, dit Hérode. À la rigueur.

— Un recensement provoque le déplacement de chaque habitant de ce territoire pour lui permettre de retourner individuellement à ce qu’il considère comme sa ville natale… sa capitale ancestrale, disons, pour conférer un brin de dignité à ce qui n’est d’ordinaire rien de plus qu’un tas de fumier nauséabond…

— Vous avez l’art de choisir exquisément vos termes, messire, dit Hérode.

— On m’a cité en exemple, poursuivit Metellus, la tribu de David, c’est-à-dire tous ceux qui se tiennent pour les descendants de ce chef de tribu légendaire – ce roi, comme ils l’appellent. Pour eux, la capitale ancestrale est Bethléem, ce, euh, tas de fumier, euh, cette bourgade au sud de Jérusalem que nous avons traversée en nous rendant ici.

— En protégeant votre nez délicat d’un mouchoir, sans nul doute.

Sentius renifla (et ce reniflement, soit dit entre parenthèses, n’avait aucune signification comportementale, disons – il était lié à une incapacité héréditaire à différencier respiration buccale et respiration nasale, affliction qu’il appartient aux physiologues, non à un simple conteur d’histoires comme moi, d’expliquer) – renifla donc et demanda :

— Un recensement selon… les traditions locales serait-il acceptable pour vos sujets ?

— Un recensement de notre fait ? hoqueta Hérode. Cela va bouleverser notre économie, encombrer les routes…

— Un recensement de votre fait, Majesté, mais à nos fins, dit Metellus.

— Attendez, je crois que nous tenons la solution, dit Sentius. Donnons à ce bouleversement temporaire un nom attrayant… baptisons-le fête nationale. Toutes les tribus retournent à…

— Leur tas de fumier natal ? dit Hérode.

— La joie des retrouvailles, dit Metellus en approuvant de la tête. Boire, festoyer, parler du bon vieux temps. Et quant au recensement… ma foi, il se fait tout seul, ou presque.

— Automatique, dit Sentius, en reniflant fort au milieu du mot. Un recensement automatique.

— Ah ! du grec, sire consul, dit Hérode. Chaque fois que j’entends du grec, je flaire dans l’air un danger.

La nouvelle du recensement, qui devait avoir lieu entre les ides de décembre et les calendes de janvier, s’ébruita par l’intermédiaire d’une lettre rédigée en termes brefs, que le consistoire de Jérusalem consentit à contrecœur à expédier aux chefs religieux locaux, censés disposer du maximum d’autorité dans les municipalités palestiniennes, en sorte que lecture pût en être donnée après la réunion du sabbat à la synagogue – cela conférait à la chose un parfum de sanction divine assez approprié, compte tenu de l’auguste divinité de sa provenance. Après que Gomer en eut donné lecture et eut congédié ses ouailles, il s’ensuivit une vive et bruyante agitation parmi les Nazaréens devant la synagogue. Jotham s’écria :

— C’est une ruse, voyons, uniquement pour lever un impôt. Et pourquoi devrions-nous payer l’impôt ? Et les Romains, qu’est-ce qu’ils nous donneront, eux, en échange ?

Ben-oni dit à Joseph :

— Toi, tu es de la tribu de David, non ? Tu te rends compte qu’il va falloir que tu te traînes jusqu’à Bethléem ? En laissant ta femme ici ? Dans l’état où elle est ?

Car tout Nazareth connaissait l’état de Marie et en était ravi pour Joseph : c’était un démenti à certaines méchantes rumeurs sur son impuissance à tenir son rôle d’homme. Joseph, cependant, n’entendait guère ce qui se disait autour de lui, ébranlé qu’il était jusqu’au tréfonds de lui-même par l’accomplissement imminent de la prophétie.

— Tu trouves ça juste ? demanda Ben-oni. Non mais, vraiment !

Ismaël fit remarquer que les femmes devaient partir aussi – Ben-oni n’avait donc pas écouté ?

— Et si on refusait ? dit Jotham. Hein ? Qu’est-ce qui se passerait si on disait non ?

— Les ordres sont les ordres, et le devoir, le devoir, dit lentement Joseph. Je ne sors pas de là. Maintenant, si l’impôt vient à se révéler injuste, ce sera une autre histoire, et alors il sera temps de dire non.

Un petit homme tout tordu, du nom d’Isaac, dit :

— Vous vous rappelez le vieux dicton ? « Tu fais un pas et tu te retrouves sautant par-dessus un fossé. »

Un autre dit :

— Il n’y a pas le choix. À quoi bon se perdre en discours ? Moi, ce que j’en dis, c’est que ceux qui crient le plus fort sont toujours les premiers à céder.

— Et moi je ne pars pas, dit Jotham. J’ai à faire ici. J’ai mon travail. Le pain à mettre au four.

Tous les regards étaient tournés vers lui. Ben-oni dit :

— Il n’y aura plus personne pour le manger, ton pain.

— Je ne pars pas, s’entêta Jotham.

Ils continuèrent tous à le regarder.

Comme on pouvait s’y attendre, quand vint le jour du départ pour les différents lieux d’origine tribale, Jotham fut parmi les premiers qui s’assemblèrent hors de Nazareth, à l’endroit où se formait la caravane pour le Sud. Naturellement, il expliqua à qui voulait l’entendre que le véritable objet de son voyage était d’aller faire enregistrer sa protestation auprès du plus haut fonctionnaire possible. C’était une belle journée bleue, chaude sans excès ; tout le monde s’affairait, se bousculait. Il y avait une sorte de surexcitation dans l’air, voire d’exultation – car toute forme de changement, si mal accueillie soit-elle en ses prémices, finit par être acceptable, d’une façon ou d’une autre, aux yeux de ceux qui vivent dans la routine. Les clochettes des chameaux tintaient. Les ânes brayaient. Les bagages s’amoncelaient. Les enfants se poursuivaient entre eux. Le chef de la caravane brandissait son gourdin, criait, organisait sa troupe. Le rabbin Gomer donna le signal d’une prière des voyageurs : « Béni soit l’Éternel notre Seigneur, roi de la terre et des cieux, aux mains de qui nous remettons notre sécurité en ce voyage. »

Marie, non sans mal et avec l’aide tendre de Joseph, jucha sa lourdeur sur l’âne qu’avait loué le couple – car le vieux Malkak était mort, tout comme le vieil Hezron. Eliseba, leur servante après avoir été celle de la mère de Marie, n’était pas très sûre du lieu d’origine de sa tribu, mais s’obstinait à se dire de Nazareth. Elle restait donc pour veiller sur la maison et les bêtes. Si les voyous du recensement la cherchaient, ils sauraient bien la trouver. Les femmes les plus proches de Marie commentaient son état :

— Quand elle reviendra de Bethléem, elle pèsera quelques livres de moins.

— À la forme de son ventre, je dirais que ce sera une fille. Je m’y connais. Je ne me suis encore jamais trompée.

— Faut bien commencer une fois, ma bonne dame.

La corne résonna, les retardataires se hâtèrent de prendre place dans la longue file de voyageurs, et la caravane du Sud s’ébranla en direction de la frontière de la Galilée. À la fin du jour, alors que le soleil sombrait à main gauche et que la fatigue tombait sur la caravane, ceux de Bethléem entonnèrent un hymne à l’agonie de la lumière, inventé, il y avait bien des années, par un berger, un certain Nathan, mort depuis longtemps. Les paroles donnaient à entendre que ceux qui le chantaient étaient les descendants de David, berger devenu roi, et qu’ils demandaient à l’esprit de David de veiller sur eux. L’hymne disait à peu près ceci :

De David nous les descendants
Vers sa ville nous voici cheminant.
De simple pâtre qu’il étoit
Le peuple élu fit son très puissant roi.
Ô David seigneur souverain
Étends sur nous ta tutélaire main.

Il y eut une prière d’action de grâces pour le bon achèvement de cette première journée de voyage, une autre pour supplier humblement le Seigneur de veiller sur son peuple durant la nuit à venir, d’écarter les voleurs, les assassins, les bêtes féroces, les maux de ventre, les esprits malins errants. On alluma des feux au bord de la route. Joseph et Marie mirent leur âne à paître et partagèrent leurs modestes vivres – fromage et pain dur – en les arrosant d’une rasade de vin étendu d’eau. Puis Joseph dit :

— Comment te sens-tu, mon enfant ?

— Bien, mais toute lourde.

— Ce ne sera pas long. Encore deux jours et nous serons à Jérusalem.

— Il ne reste plus tant de jours avant qu’il naisse, je crois. Mais ne t’inquiète pas pour moi, tout ira bien.

Sa main caleuse de charpentier pressant les doigts menus et délicats de Marie, Joseph dit, les yeux clos dans son effort pour bien se rappeler le texte qu’il citait :

— « Et toi, Bethléem, tu n’es certes pas la moindre entre les principales villes. Car de toi sortira un chef qui paîtra ton peuple, Israël. » Et nous qui disions : « Non, les écritures se trompent ! ». Penser que nous y serons dans deux jours. Encore une bonne petite plaisanterie du Seigneur. Histoire de faire que les écritures s’accomplissent. Non, ce sont les Romains qui veulent qu’il naisse là, pas Gabriel, ni Dieu.

— Dieu peut se servir de qui lui plaît, dit Marie. Même de l’empereur Auguste.

— Tu ne veux pas dormir, maintenant ?

— Dors, toi, répondit-elle. Je vais veiller encore un peu et regarder les images que forment les flammes.

Il l’embrassa donc tendrement et s’installa pour le sommeil, bien enveloppé dans son manteau de laine. Marie resta assise et vit dans le feu des images qui ne lui firent nul plaisir. Il y en eut même une qui lui fit retenir son souffle, de peur ; et elle ressentit une douleur au centre de sa chair, comme si un glaive l’avait frappée.