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Le moment est venu de parler un peu de ce Jean, le précurseur. Il avait grandi et forci, tout comme Jésus, et meublé son esprit de lectures tout en le stimulant par la conversation et la discussion. Très vite, il était apparu qu’il n’était pas vraiment fait pour les fonctions de prêtre, telles qu’on les comprenait, les définissait ou les délimitait alors, dans leur forme et leurs devoirs. Il supportait mal le rituel et les aspects superficiels de la loi et n’avait pas de temps pour les pharisiens et les saducéens. Il vivait seul dans la maison qui avait été celle de son père, puis qui était devenue celle de sa mère veuve ; il mangeait peu, ne buvait pas de vin, priait beaucoup en demandant à être éclairé. Selon les critères de l’époque, il était déjà entré dans la maturité quand la lumière lui vint. Il eut un rêve où il se voyait très clairement tel qu’il devait être : délivré de son toit et de ses biens, voire des vêtements appropriés à un citadin, des ressources de la science, de toute position sociale – créature sauvage dépouillée de tout, en fait, sauf de ses longs cheveux et de sa barbe incultes, et errant dans le désert, méditant, conversant avec le Seigneur, vivant de la nourriture trouvée en des lieux perdus qui ne fussent pas vraiment le désert : miel récolté dans les troncs d’arbre où l’abeille avait fait sa ruche, sauterelles crues ou grillées sur le petit feu de son campement nocturne, eau de source ou de torrent. Les eaux du Jourdain lui apparaissaient dans ses rêves comme une étrange image de salut. Hommes et femmes avaient besoin d’être lavés du péché, avant de devenir dignes de suivre le Messie, et le signe extérieur de cette purification devait être l’immersion dans cette rivière sacrée. Le souvenir du saisissement causé par l’eau, des vêtements trempés collant aux membres, leur rappellerait également le jour où ils se seraient défaits du péché en prenant l’engagement solennel de ne plus jamais le commettre.

Nous employons le mot de baptiser pour décrire la fusion de l’immersion corporelle dans l’eau (ou de l’aspersion d’eau) avec l’engagement solennel de purifier l’âme à l’instant de cette purification rituelle du corps. Il existe un mot grec : baptein, qui signifie plonger, et d’où dérive baptiser, d’où le nom de baptiste pour le prêtre qui opère l’immersion. Le terme de sacrement, qui signifie exactement, dans sa forme latine, le serment solennel prêté par le soldat, prend un sens entièrement neuf et original lorsqu’il s’applique à telle fonction que le baptême. Car le signe extérieur, l’immersion ou l’aspersion, est d’une importance considérable, et le serment muet ou intime, ou même public si l’on s’en tient seulement à une formulation de mots, doit être tenu pour insuffisant dans ce nouvel ordre de foi. Il est des religions, telles que celle des peuples de la mer Morte, qui méprisent tout ce qui est de la terre et de la vie corporelle comme n’étant rien en comparaison de l’âme ; il en est d’autres qui assignent à la matière une origine et une fin parfaitement diaboliques, contre quoi l’âme, dont la substance est divine, doit livrer bataille sans relâche. Mais Jean, et Jésus après lui, voyaient clairement que l’âme, d’une part, la chair et toute substance terrestre, de l’autre, venaient également de Dieu. Le vin, le pain, l’eau, la salive étaient saints, et de même que Dieu ne dédaigne pas l’incarnation humaine, de même l’esprit divin, ce lien mystérieux entre la divinité et le verbe fait chair, se satisfait d’apparaître aux yeux humains sous la forme d’un humble pigeon, picoreur de miettes, roucouleur familier de nos toits. Mais j’anticipe…

Jean lut et relut un passage d’Isaïe, perçut son contenu prophétique et s’identifia au personnage qui s’y profilait. C’était un passage que Jésus avait eu en tête à Jérusalem, le jour où il avait fait front aux saints docteurs du Temple et manqué le départ de la caravane de retour : « Console-toi, console-toi, mon peuple, dit votre Dieu. Parle au cœur de Jérusalem et crie-lui que son temps de guerre est accompli, que son iniquité est pardonnée, car elle a reçu de la main du Seigneur double punition pour tous ses péchés. Celui dont la voix crie dans le désert dit : Préparez dans le désert une route pour le Seigneur, tracez droit dans le désert un grand chemin pour notre Dieu. Que toute vallée soit comblée, que toute montagne et toute colline soient abaissées, et que toute chose tordue soit redressée, que tout précipice devienne plaine ; alors la gloire du Seigneur sera révélée, et toute chair la verra rassemblée, car la bouche du Seigneur a parlé. ».

Jean commença par prendre l’identification à la lettre, en se retirant véritablement en des lieux sauvages et en criant dans le vide : « Repentez-vous, car le Seigneur va venir », cependant que sa crinière et sa barbe devenaient de plus en plus hirsutes, qu’il maigrissait et se négligeait, que son estomac souffrait de la rude provende cueillie dans les broussailles. Vint le moment où cependant son ventre traita par le mépris cette nourriture de rencontre et toléra une alimentation qui semblait être la seule probable pour lui désormais. Son corps, enveloppé dans deux ou trois vieilles peaux de biques puantes, s’endurcit. Il commença par tousser beaucoup, le nez bloqué par la morve, cadeau de la froidure nocturne, et, au début, au lieu de s’abriter de la pluie, il marchait à grands pas sous l’averse en criant : « Repentez-vous ! » à l’espace et au vent. Toutefois, il apprit à s’accommoder du désert, et l’on finit par le voir apparaître, brandissant une branche sèche qui lui servait à la fois de bâton de marche et de soutien pour sa vocation prophétique, à l’orée de petits villages dont il sommait les habitants, tout en les gratifiant de sa maigreur squelettique et hirsute et de son apparente folie, d’avoir à se repentir de leurs péchés et de prendre rendez-vous avec lui pour l’immersion dans les eaux du Jourdain et la purification, prélude à une vie nouvelle. Les plus vieux riaient ; les jeunes lui lançaient des pierres ; les chiens aboyaient à ses trousses et essayaient parfois de le mordre. Il s’en allait alors tristement, en criant : « Repentez-vous, car la venue du Seigneur est proche ! ».

Pourtant, le fait est prouvé, tous ne le rejetaient pas. Ceux qui découvraient qui il était – le fils d’une grossesse miraculeuse – croyaient que c’était lui le Messie tant promis. Ils n’étaient pas nombreux, mais ils existaient. D’autres, proches de la foi zélote qui florissait sournoisement, non seulement à Jérusalem, mais dans d’autres villes et jusque dans des villages de Palestine, étaient convaincus qu’il était le chef charismatique et marqué par le destin qui donnerait le signal de la révolte contre la tyrannie romaine. Il est certain qu’il commençait à éveiller l’intérêt, surtout lorsqu’il inaugura sa mission de baptiste sur les rives du Jourdain. Mais quelle maigreur, quels vêtements misérables, et quelle fixité dans ses yeux immenses, quelle urgence quasi démente dans sa parole ! Un fou, disait-on. Pour ma part, je rejette entièrement l’hypothèse de la messianité. Mais les écritures ne nous disent pas sous quelle forme doit se présenter le Messie. Et vous, vous attendriez-vous à quelqu’un de gras et de pharisaïque ? Écoutez :

— Le terme, expliquait Jean à un groupe assis au bord des eaux du Jourdain, est « baptême ». C’est une cérémonie simple. Vous devez vous purifier du péché, et le signe de la purification de l’âme est la purification du corps dans ces eaux qui sont nôtres. Vous direz peut-être : l’eau est-elle nécessaire ? La réponse est oui, car notre esprit s’attache toujours aux cérémonies pour les retenir, tandis qu’il est prompt à oublier les résolutions formulées par les lèvres. Entrez avec moi dans cette eau.

— Que se passe-t-il ? demanda un homme. Après qu’on s’est lavé et repenti, que se passe-t-il ensuite ?

— Alors, dit Jean, tu seras prêt à recevoir celui qui vient après moi, celui qui enseignera le nouveau royaume.

Royaume – notez bien le mot. Comment le prendre ? Comme une métaphore, dans le sens de royaume de l’esprit, ou dans le sens littéral de changement de régime, avec tout ce que cela implique : révolte contre Rome, instauration d’une nouvelle monarchie, essentiellement sacrée ? Il y avait une part d’ambiguïté dès le début dans le prélude même à la mission et qui était susceptible d’égarer les âmes simples, y compris les têtes politiques.

— Et quel est ce nouveau royaume ?

— Tout ce que le royaume de César n’est pas. Amour, et non peur. Ni esclavage ni tyrannie, ni profit ni thésaurisation. Le royaume d’âmes libres sous le règne de Dieu.

Paroles dangereuses. Les pénitents s’alignaient, la file s’allongeait de jour en jour.

— Je te baptise au nom du Très-Haut. Puisse l’eau de l’esprit te laver de la volonté de pécher et t’absoudre de tous tes péchés passés.

Mais, dira-t-on, être lavé de la volonté de pécher est aussi être lavé de la volonté de faire le bien. Dures paroles, doctrine difficile. Il nous faut attendre la venue de l’explicateur, du clarificateur.

Péchés : « J’ai triché, j’ai mesuré court en servant à la boutique… J’ai volé cinq talents à mon voisin et je l’ai laissé accuser son fils… Je je j’ai éprouvé un violent désir pour ma voisine, même si je n’ai rien fait… Je houspillais ma femme, que son âme repose en paix, et souvent je l’ai battue… Je n’ai pas observé la pâque l’an dernier… Je je je je je… j’ai commis le péché d’Onan… ».

Les longues journées de confession et d’absolution. Les froides nuits au pied d’un arbre ou dans une grotte. Le premier repas du matin – eau du Jourdain, miel en rayon, sauterelles grillées sur le feu. Et les aubes qui voyaient reprendre l’office de confesseur, de baptiste, d’exhortateur à la vertu, de prophète de la venue de celui qui doit venir.

« J’ai détesté ma bru et j’ai raconté à mon fils des fables mensongères sur son infidélité… J’ai mangé de la viande défendue et bu en même temps du lait de chèvre… J’ai commis le péché d’adultère. Au lit, je tournais dans ma tête les moyens de trouver quand, comment et où commettre encore et encore le péché, en maudissant le mari qui ronflait à côté de moi. »

Un jour, Jean s’adressa à une grande foule, pleine de malveillants et de sceptiques et abondamment et manifestement parsemée de pharisiens, ainsi, peut-être, que de petits instruments du pouvoir de Jérusalem, payés pour provoquer des paroles de lèse-majesté.

— Qu’attendez-vous de moi ? cria Jean. Le commencement de la fin du règne étranger sur nos lieux saints, la délivrance de Jérusalem de ce que certains appellent l’esclavage de Rome ? Ce n’est pas cela qui est promis. Ce n’est pas cela que prêchera celui qui doit venir. Car l’esclavage dont souffre l’homme est celui qu’il façonne pour lui-même.

Un pharisien demanda d’une voix forte :

— Pourquoi enseignes-tu une nouvelle voie ? Celle de nos pères ne te suffit-elle pas ?

— J’entends, s’écria Jean, la voix d’un pharisien ! J’en vois parmi vous beaucoup comme lui, qui se satisfont de se laver les mains avant les repas et de s’en tenir aux formes creuses de la foi. Je vois aussi parmi vous des saducéens, qui trouvent la grâce de Dieu dans la richesse qu’ils ont accumulée. À ces pharisiens comme à ces saducéens, je dis : Engeance de vipères !

L’écho répéta : ipères ipères !

Dangereux, très dangereux. Sûr moyen de se faire des ennemis.

— Vipères, vipères ! Si vous venez à moi, apportez-moi des fruits dignes du repentir. Ne dites pas au fond de votre cœur : Nous avons pour père Abraham, et que cela suffise à notre salut. Je vous le dis : Dieu peut, s’il le veut, saisir ces pierres à mes pieds et changer chacune d’elles en un fils d’Abraham. Si vous n’apportez pas des fruits de repentir, craignez la hache, elle est déjà plantée dans les racines des arbres qui sont stériles. Craignez la hache, craignez d’être abattus et jetés au feu.

Quand Jean s’exprima de nouveau en des termes analogues, il fut courtoisement accosté par deux fonctionnaires du Sanhédrin et conduit devant une sorte de tribunal provincial, où des juges ecclésiastiques itinérants étaient très désireux de le voir et de le questionner. Les juges écarquillèrent les yeux à sa vue ; il était venu assez humblement, tout en étant manifestement impatient d’en finir avec ces affaires, quelles qu’elles dussent être, pour s’en aller reprendre la prédication et le baptême. Ils virent un homme de haute taille aux os forts et saillants, vêtu de peau de chameau (les peaux de bique étaient depuis longtemps tombées en lambeaux), et très mal tenu. Ils cachèrent leurs sourires et le président de ce tribunal en miniature interrogea Jean, tout en chassant les mouches avec un petit éventail à branches d’ivoire (cadeau d’un Romain, qui l’avait lui-même rapporté d’Égypte).

— Or, donc, messire, qui dites-vous être ?

— Tout d’abord, je dirai qui je ne suis pas. Je ne suis pas le Messie. Le Messie est encore à venir.

— Prétendez-vous être Élie le prophète qui serait revenu ?

— Je n’ai pas cette prétention.

— Qui êtes-vous, alors ?

— La voix d’un homme qui crie dans le désert : « Trace droit le chemin du Seigneur. » Je ne suis pas Élie revenu, mais j’accomplis les paroles qui furent dites par Élie.

— Au nom de quelle autorité pratiquez-vous cette cérémonie que vous appelez baptême ?

— De par l’autorité de celui qui viendra. Celui dont je ne suis pas digne de délacer les sandales. Je baptise avec l’eau, mais il baptisera avec le feu de l’Esprit-Saint. Il tient en sa main sa pelle à vanner et va nettoyer son aire. Il engrangera son froment dans le grenier, mais la balle, il la brûlera au feu qui ne se peut éteindre.

— C’est du Messie que vous parlez ?

Jean ne répondit pas, mais il courba la tête.

— Retirez-vous un instant. Il faut que nous conférions entre nous.

Il sortit, tête haute maintenant ; ils conférèrent.

— Assez inoffensif, à mon avis. Fou, très évidemment.

— Il a des paroles très dures pour les piliers et les rochers de la foi dans le siècle. Il parle d’hypocrisie à propos du lavement des mains, et ainsi de suite. Il use de termes tels que vipères et immonde abomination devant le Seigneur.

— Nous savons cela, mais en est-il un parmi vous qui flaire l’hérésie ?

— L’hérésie… (Mouvement d’éventail)… est toujours difficile à prouver. Souvenez-vous qu’il a été prêtre. Il ne versera pas volontiers dans l’hérésie. Nous ne pouvons pas non plus condamner l’homme sur l’apparence. Apparence prophétique, pourrait-on dire. C’est un homme gênant, mais pas à proprement parler du point de vue religieux.

— Civilement, alors ?

— Peut-être, à tout le moins en puissance. Il a déjà dit certaines choses, mais en les enveloppant soigneusement dans des généralités, sur la, hum, l’existence de certaine irrégularité maritale, dirons-nous, dans l’état de Galilée.

— Ah, vous voulez dire… ?

— Exactement. Mieux vaut donc l’abandonner aux autorités civiles.

— Alors, l’appellerons-nous pour lui dire qu’il peut s’en aller ?

— Il semble qu’il soit déjà parti.

Or, il se trouvait que la défunte mère de Jean, Elisabeth, était apparentée à la famille d’Hérode le Grand, étant cousine germaine de Doris, l’épouse bien-aimée que l’on avait eu l’immense regret de devoir réduire au silence. Au cours de son adolescence, Jean avait fait la connaissance à Jérusalem du fils d’Hérode le Grand, Hérode Antipater, et le jeune prince et futur tétrarque l’avait gavé de fruits confits et de sorbets horriblement sucrés et gluants. Tous deux étaient hommes maintenant, l’un, quart de roi (tiers, en réalité), ventru et épris des plaisirs de la chair ; l’autre, illuminé, famélique et prédicateur de fin du monde. Mais, lorsque Jean avait entendu parler de l’intention d’Hérode Antipater d’épouser la femme de son propre frère, le tétrarque Philippe d’Iturie (encore en vie), l’homme du baptême et du repentir avait vomi, alliant dans son esprit ce nouveau péché avec le souvenir d’une ancienne nausée. À dire vrai, Hérodias, la reine de Philippe, avait arrangé elle-même le mariage, au défi de la loi mosaïque, en dupant prêtres et pieux plébéiens pareillement. Elle désirait devenir l’épouse d’Hérode Antipater, parce qu’elle avait la passion du pouvoir et que Philippe avait répugné à lui en concéder beaucoup, pingre qu’il était en tout, y compris les plaisirs du lit. Il avait passé sur la désertion et le péché de sa femme, trop heureux de se débarrasser d’elle, et il savait que la nature faible et voluptueuse de son frère (homme facile à vivre, au fond, nullement tyrannique tout en n’étant ni sage ni modéré dans le pouvoir non plus) accorderait à Hérodias, par insouciance, ce qu’elle désirait : poids dans les affaires de l’État, voix sans scrupules dans les séances du conseil, exercice d’un penchant naturel à la cruauté, en guise de substitut aux purges amoureuses qu’Hérode Antipater était encore moins qualifié que son frère à administrer dans le commerce ordinaire du lit conjugal.

J’éprouve quelque embarras à débattre des propensions amoureuses des monarques, ou même, d’ailleurs, de leurs sujets. Dans sa jeunesse, Hérode Antipater avait épuisé toutes les possibilités des agréments normaux de la sensualité et, dans sa maturité, il en était réduit à exploiter le genre de variations fantasques sur le thème fondamental du coït que pouvait lui suggérer son imagination enfiévrée. Hérodias, à qui Philippe avait donné de façon surprenante une fille, du nom de Salomé, ne comprit pas tout d’abord, dans le feu de l’assouvissement de sa faim de pouvoir, que le principal attrait, aux yeux d’Hérode Antipater, de ce mariage incestueux devant la loi, était l’espoir d’accumuler, si l’on peut dire, inceste sur inceste. Car il avait atteint un stade de son odyssée libidineuse, où il ne pouvait parvenir à la purge érotique que par le contact d’une très jeune chair de l’un ou l’autre sexe – et la chair de Salomé était singulièrement tendre, si elle était aussi incontestablement femelle. Hérode Antipater n’exigeait pas le coït, à ce point de son anabase vers l’impuissance finale : il suffisait que ses yeux fussent excités par le spectacle d’un jeune corps dévêtu, demi-vêtu, dépouillé progressivement et assez lentement de ses vêtements, avec, si possible, accompagnement de tortillements, de petits rires, de moues et de halètements précoces autant que stériles, pour simuler les mouvements du rut. Cela provoquait chez le tétrarque, au minimum, un engorgement ithyphallique et, si certains dieux sans rapport aucun avec le Dieu d’Israël consentaient à lui sourire, un accès de pollution spontanée. Je le répète, je trouve l’étalage de sujets de cet ordre très embarrassant pour moi-même, et je ne doute pas qu’il soit également fort peu au goût du lecteur ; mais, ainsi que je l’ai déjà dit, c’est le devoir du conteur que d’affronter carrément les choses déplaisantes, sans faillir à l’intérêt de présenter la vie telle qu’elle est en vérité.

Hérodias était fort belle femme et jamais elle n’avait paru plus belle que le jour où, coupablement parée des voiles de l’épousée, elle sortit en procession de la cérémonie incestueuse, au bras de son tétrarque de mari. Tous deux étaient magnifiquement drapés dans la soie et le drap d’or et ornés de myriades scintillantes de pierres précieuses. Flûtes et trompettes jouaient, à l’accompagnement sourd des tambours et fracassant des cymbales, cependant que de jeunes servantes jonchaient de fleurs saisonnières le chemin du couple abominable. Les sujets du tétrarque regardaient, ébaubis, et certains d’entre eux, voire la plupart, acclamaient. Dominant la foule de la tête et des épaules, un homme au regard sombre, loin d’applaudir, cria d’une voix sévère :

— Hérode ! Roi Hérode ! Roi Hérode Antipater !

Des soldats tentèrent de le repousser, mais il semblait décidé à s’adresser de façon grave et pressante au tétrarque. Hérode dit à son épouse :

— C’est ce lointain membre de ma famille, vous savez, ma chère. On m’avait bien dit que Jean bar-Zacharie s’était mué en prophète itinérant, mais je ne m’attendais pas à le voir ici, C’est bon, dit-il aux soldats, laissez-le passer. C’est bien toi, Jean, n’est-ce pas ? L’enfant miracle engendré par des reins fatigués ? Il me semblait bien que je ne pouvais me tromper. Je n’approuve guère ta tenue de noce, mais tu es libre de parler.

— Hérode de Galilée, dit Jean, il est écrit dans les tables sacrées de la loi qu’un homme ne peut épouser la femme de son frère, du vivant de celui-ci. Ta reine Hérodias est la…

— Femme de mon frère Philippe. Je sais, je sais, je sais. Crois-tu donc que mes oreilles ne bourdonnent pas déjà des claquements de langue désapprobateurs et des franches dénonciations des bigots professionnels ? Approche ton oreille, Jean, que je te dise… Réfléchis bien au mot de consommation.

De fait, il avait parlé à l’oreille de Jean ; sa femme, dont le visage s’était chargé d’orage et dont les bijoux lançaient des éclairs, n’avait pu surprendre ses paroles. Jean cria bien haut, de façon que tout le monde pût l’entendre :

— Cet homme que vous appelez votre roi est un pécheur et un pécheur immonde ! La femme qu’il nomme son épouse est adultère et fornique dans l’inceste ! Le péché est sur vous tous qui vous associez à ce crime !

Sur quoi, les soldats voulurent s’emparer de Jean pour s’empresser de le jeter en prison ; mais Hérode Antipater intervint :

— Intéressant, bien que ce ne soient pas tout à fait des paroles convenant à une heureuse circonstance. Non, non, capitaine… laissez-le aller. Nous sommes enclins à la clémence en ce jour de nos noces.

Jean fut donc laissé libre de vociférer : « Péché péché péché abominable ! » parmi la foule qui, peu désireuse d’entendre parler d’abomination et de péché en ce jour de fête et de cérémonie qui réchauffait le cœur (et auquel l’odeur épicée du péché, montant vers le ciel avec la fumée des torches, prêtait un goût plus enivrant), le bouscula, le brocarda et le poussa hors du chemin. Cependant il se trouva des hommes pour ne pas participer aux réjouissances, et pour porter un regard tout aussi sévère que celui de Jean sur l’éclat de cette infamie, bien qu’ils se tinssent cois par prudence. L’un d’eux saisit Jean par le bras et, resserrant son étreinte pressante, lui dit :

— Réponds-moi vite : un monarque a-t-il autorité sur ses sujets s’il est en état de péché ?

— Si, répliqua Jean, tu cherches à m’attirer dans un complot de trahison, tu seras déçu. Je dénonce le péché où je le vois et j’appelle le pécheur au repentir. Rien de plus.

— N’es-tu pas celui qui nous a été promis, celui qui chassera d’ici l’étranger et qui fera l’union du peuple sous la loi de Dieu ?

— Je ne suis pas celui-là. Je ne suis que l’indigne précurseur de celui qui viendra. Ne mûris point de trahison. Repens-toi de tes péchés. Cherche la source de vie nouvelle. Fais-toi baptiser au nom du sauveur proche.

— Tu es bien celui-là. Par ruse, tu caches la vérité de ce que tu es. Quand viendra le temps de la moisson ?

— Tu parles par énigmes. Laisse-moi aller.

Sur la rive du Jourdain, on l’imaginera sans peine, la foule ne cessait de croître. Au palais du tétrarque, on n’aura pas non plus de mal à l’imaginer, l’épouse d’Hérode Antipater passa presque tout le reste de sa journée de noce à railler le baptiste et à glapir sur son compte :

— Trahison, j’appelle cela de la trahison.

— Oui, ma chère, disait Hérode (il était étendu sur un lit de repos bien fourni en coussins ; il avait ôté ses chaussures et puisait à un plateau de confiseries tenu en permanence à portée de ses mains par un serviteur éthiopien). Appelons cela tous les deux une sorte de trahison, si par là nous entendons façon de dire la vérité. Quel joli collier, ma douce petite Salomé. Et quel joli cou, par la même occasion.

Salomé, jeune donzelle de douze ans et demi aux formes précocement charmantes – elle était encore vêtue de sa robe de fête et ses bras couleur de miel comme son cou semblaient rayonner la chaleur sous l’éclat glacé des bijoux – était assise presque aux pieds du tétrarque (qui commençaient à faire un peu moins mal à celui-ci). Elle trouvait les fureurs de sa mère assommantes, tout en songeant que son espèce de beau-père était tout le contraire : assez agréable et amusant, merveilleusement généreux dans la sorte de compliment qui lui donnait le sentiment d’être déjà femme.

— Haute trahison, criait Hérodias. J’exige qu’on l’arrête.

— Tu exiges ? Le mot est fort, mon aimée. Voyons, examinons l’affaire calmement, comme il sied aux princes. Et toi, petite princesse, ne crois-tu pas que les choses devraient toujours être considérées calmement ? Si, bien sûr. Bénie sois-tu, délicieuse créature. Nous avons aujourd’hui, ma très chère reine, conclu une cérémonie au cours de laquelle certaines choses furent solennellement jurées. S’aimer et se chérir l’un l’autre, et cætera, s’accorder mutuellement ce que l’on appelle, par euphémisme, les agréments du corps…

— Salomé, dit Hérodias, va-t’en. Va donner à manger aux paons.

— Serait-elle trop jeune pour entendre parler de ces choses sacrées ? De ces serments que se font maris et femmes ? Je dirais que non. Une princesse royale n’est jamais trop jeune pour apprendre les choses essentielles.

— Va, Salomé.

— Mais, maman…

— Va, enfant.

La petite fit la moue, s’arracha à ses coussins aussi lentement qu’elle l’osa et sortit avec une insolente ondulation du croupion, dans le frémissement de la soie feu qui moulait ses formes.

— Charmante, charmante, musa Hérode avec un sourire paresseux.

Puis il dit à son épouse :

— Je présume que vous n’avez pas recherché notre union pour l’amour des agréments du corps ?

— Il est des devoirs, des plaisirs…

— Qui, différés, font de notre mariage une pure forme, un fantôme, une fumée. Je trouve assez agréable d’être averti que je commets le péché, sachant parfaitement que ce n’est pas vrai.

— Tu es idiot, dit-elle. Tu fermes les yeux à la réalité des problèmes du pouvoir pour te lancer dans des histoires imbéciles de mysticisme comme celle de de de ce fauteur de troubles !

— C’est peut-être le sang qui veut cela, ma très chère. Les vraies réalités se cachent derrière les apparences crasses, et depuis toujours elles me passionnent.

— C’est cela, passionne-toi pour tes billevesées métaphysiques, et pendant ce temps la Galilée peut s’agiter et fermenter à cause de cette espèce d’épouvantail. Tu verras qu’on essaiera de m’évincer, et toi, on s’efforcera de te déposer, et pour finir, les Romains prendront directement les choses en main, comme en Judée. Oh oui, c’est le sang, mais pas celui de ton père !

— Ah, mais il était une manière de mystique, lui aussi ! Seul un mystique croyant foncièrement à la venue du Messie pouvait faire massacrer tous ces pauvres petits innocents. On t’évincera, dis-tu ? On ne m’évincera pas, moi, si je me repens et si je te renvoie à mon frère Philippe. Souviens-toi de cela, mon aimée. Et en attendant, laisse Jean à ses malédictions et à ses criailleries sur le péché et le repentir. Les gens prendront cela pour un spectacle gratuit, un divertissement théâtral. Ils ne feront certainement rien dans le sens de ses clameurs.

— J’exige qu’il soit arrêté. J’exige qu’il paye le prix de sa haute trahison.

— J’exige, j’exige… toujours des exigences ! Soit, je suis disposé à faire la moitié du chemin, ma bien-aimée. Disposé à avoir Jean ici même, dans ce palais – libre d’aller et venir dans les salles et les jardins, à cela près que, s’il cherche la porte de sortie, il trouvera sur son chemin des poignards aiguisés, des lances et des muscles solides.

— Jette-le dans un cachot du palais jusqu’à ce que la populace l’ait oublié ; et alors – discrètement, sans histoires, de même que l’on tue un serviteur insolent…

— Tu aimes à tuer, n’est-il pas vrai, mon aimée ? Tu es une dame très assoiffée de sang sous tes parures d’épousée, et tu rêves d’exécutions sommaires. Eh bien, écoute, reprit-il sur un ton d’une sécheresse inusitée et qui ne lui ressemblait pas. J’agis à ma guise, comprends-tu ? Il est une chose que j’ai apprise de mon père, et c’est que tuer ne résout aucun problème. Oui, ce grand assassin a découvert sur son lit de mort que tuer ne lui avait fait aucun bien. Les fantômes de ses victimes – et ils furent des milliers à être réduits au silence sur son ordre ou parfois même de sa main – leurs fantômes, disais-je, ont défilé devant lui en un long, très long cortège, alors qu’il gisait à l’agonie, et tous ils secouaient tristement la tête en le regardant. Vois-tu, quand on commence à tuer, on ne sait jamais où s’arrêter. On finit par tuer tout le monde. Je n’ai aucun désir de régner sur un royaume d’ossements desséchés. Ainsi donc, pas de précipitation, n’est-ce pas, ma bien-aimée ? J’enverrai des hommes chercher Jean pour l’inviter le plus courtoisement du monde à venir ici. Il repoussera l’invitation, en sorte que, avec toute la douceur imaginable, on le forcera à venir.

— Et on le jettera en prison.

— Chaque chose en son temps.

Puis :

— Oh, retire-toi, tu me fatigues !

Elle acquiesça de la tête avec un mauvais sourire.

— Dois-je t’envoyer ma fille ? Elle ne te fatigue jamais, à ce que j’ai remarqué.

— Peut-être partageons-nous une commune innocence, que tu qualifierais sans aucun doute de frivolité. Non, ne me l’envoie pas, n’envoie personne. Je désire être seul. Je désire méditer sur les réalités qui se cachent derrière les ombres mouvantes et fantasmagoriques du monde. Plus tard, peut-être, Salomé et moi, pourrons-nous échanger quelques billevesées.

— Si tu touches à cette enfant, dit Hérodias, si tu poses un doigt sur cette petite…

— Le sang, encore le sang, toujours le sang. Oh, laisse-moi. C’est un ordre du roi.

Il y avait à présent un certain nombre d’hommes qui restaient dans les parages immédiats de Jean, convaincus qu’il était le chef marqué par le destin du peuple, en dépit de son désaveu de cette vocation. Ces gens attendaient qu’il soulevât le coin du manteau (métaphore parfaitement inepte, appliquée à quelqu’un d’aussi nu) pour apparaître à la tête des zélotes, prêt à chasser les Romains et à unifier Israël du haut d’un trône sanctifié. Cela n’empêchait pas qu’il y eût d’autres hommes pour croire en chacune de ses paroles et pour attendre la venue d’un Messie qui chercherait le changement intérieur avant de changer le monde extérieur. Et ceux-là s’accrochaient à lui. L’un d’eux, dont le nom était Philippe, lui lança cet avertissement plein de méfiance :

— Ils n’oublieront pas. Cette femme ne pardonnera pas. Ce qui signifie que ta mission est en péril. Qu’arrivera-t-il s’ils viennent te quérir et s’emparent de toi ?

Jean hocha plusieurs fois la tête. Il était assis à l’entrée d’une grotte en compagnie de ce Philippe et d’un autre compagnon, André. Ils avaient allumé un feu et venaient d’achever un repas, non de sauterelles grillées, mais de poisson sur la braise et de pain, provende que Philippe s’était procurée d’une manière qui ne nous regarde pas.

— Je m’attends à deux choses désormais, d’un jour à l’autre, répondit Jean. Et d’abord à la venue de celui que vous devrez suivre, car, ainsi que tu le dis, mon temps est compté. Lui aussi devra être baptisé. Il le sait. De même qu’il connaît l’autre chose. Je pense – non, je sais – qu’il viendra au bord de la rivière avant les hommes d’armes d’Hérode le pécheur. D’un jour à l’autre, maintenant. Peut-être demain.

Le prophète avait prophétisé juste. Le lendemain, sous un ciel nuageux, il se tenait sur la rive du Jourdain, poursuivant ses baptêmes. Il y avait une longue file de pénitents. Une femme balbutiait :

— J’ai rêvé que je commettais l’adultère avec le mari de ma pauvre fille, et je pense que de rêver cela était aussi mal que de le faire. J’ai maudit ma voisine sur la place du marché…

Jean sourit avec indulgence et fit entrer doucement la pécheresse dans l’eau qui, sous le ciel bouillonnant de nuages, était de la couleur terne d’un bouclier militaire. Puis relevant la tête, il vit. Il vit son cousin Jésus sur la rive opposée. Jésus ôta ses sandales et s’avança à gué dans l’eau, gravement, sans un sourire de reconnaissance ou de salut pour Jean. L’eau était peu profonde à cet endroit. Il s’avança dans le frémissement métallique de l’eau vers le bout de la file des repentants. Les mains jointes, la tête courbée, il attendit son tour.

— J’ai fait la lessive le jour du sabbat, disait une femme. Et j’ai commandé à ma fille d’aller ramasser du bois pour le feu ce jour-là aussi. Tu m’écoutes ? reprit-elle, car les yeux de Jean n’étaient pas posés sur elle.

— Oui, j’ai entendu. Qu’as-tu encore à dire ?

— Que je regrette, c’est tout.

Jean la baptisa.

Ce qui se passa ensuite a été, je le crains, obscurci par les fables de la superstition, que la multitude préférera toujours à la vérité. Jésus, dit-on, leva les yeux vers le ciel et y vit une colombe blanche que poursuivaient des vautours. La colombe resta en suspens au-dessus de sa tête, à environ cinq coudées dans les airs, tandis que les vautours, comme effrayés, fuyaient à tire-d’aile. Le soleil fit soudain une trouée dans les nuages et il y eut un grand rayonnement. C’était presque au tour de Jésus d’être baptisé. Devant lui, un vieil homme édenté se confessait opiniâtrement :

— J’ai volé, messire. J’ai menti. J’ai forniqué, messire.

— C’est tout ?

— Cela ne suffit pas, messire ?

Jean le baptisa. L’homme redressa sa tête ruisselante et les paroles qui suivirent semblèrent tomber de sa bouche bée :

— Celui-ci est mon fils bien-aimé, il a toute ma faveur.

— Que viens-tu de dire à l’instant ? demanda Jean.

— J’ai dit, répondit l’homme, que ça n’a pas pris longtemps.

Et maintenant Jean et Jésus étaient l’un en face de l’autre, et tous deux se permirent de se saluer d’un sourire. Jean dit :

— Ce n’est pas à moi de te baptiser.

— Qu’importe, répliqua Jésus. Accomplissons les choses comme il est juste qu’elles soient accomplies. Fais.

Jean le baptisa donc ; puis il voulut gauchement s’agenouiller dans l’eau devant Jésus ; mais Jésus le releva doucement, l’étreignit brièvement et repassa la rivière à gué jusqu’à la rive où il avait posé ses sandales. Une vieille femme dit à un vieillard :

— Tu as vu comme il est grand ?

— Il n’a pas confessé ses péchés, répondit le vieillard. Tu as remarqué ?

— Oui, dit la vieille femme. Il est vraiment très grand.

Jean fit un signe de tête à Simon et André. Ils s’avancèrent dans un éclaboussement d’eau.

— La ville s’appelle Nazareth, leur dit Jean. C’est à Nazareth que tout commencera.

— Nous devons le suivre ?

— Vous le trouverez à Nazareth.

Le lendemain, Jean prêcha sur la place d’une petite ville sise au bord de la rivière. Il en était à dire :

— Le baptême par l’eau est-il nécessaire, demanderez-vous peut-être. Et la réponse est oui, car toute chose nouvelle qui survient dans le monde en dedans de nous – c’est-à-dire dans l’âme – doit trouver compagnie dans le monde à l’extérieur de nous. Car nous sommes deux choses, et non pas une.

Dans la petite poignée d’auditeurs, quelqu’un lança :

— Et le tétrarque Hérode, il a été baptisé déjà ?

— C’est mon vœu le plus ardent, répliqua Jean, de le voir donner l’exemple à ses sujets en ce domaine. Hélas, il a gravement péché et paraît se réjouir de ses fautes. Je prie chaque jour pour que l’esprit du Seigneur accomplisse en lui son œuvre et le conduise à l’humilité du repentir.

— Veux-tu dire, demanda l’homme, qu’il devrait répudier sa femme ?

— Oui, c’est cela que je veux dire. Nous sommes tous soumis à la loi de Moïse.

— Ce que tu dis ne revient-il pas à une déclaration de trahison ?

— Dans le monde de l’esprit, il n’est de trahison que le défi aux lois de Dieu.

— Le roi n’est-il pas au-dessus de la loi ?

— Tu as entendu mes paroles. Nul homme n’est au-dessus de la loi.

— Jean bar-Zacharie, dit l’homme, veux-tu nous suivre jusque devant le roi, moi et mes compagnons ?

Il désignait de la main deux hommes en manteau debout près de lui.

— Nous sommes de la maison du roi et nous avons mission de te ramener au palais pour que tu puisses parler au souverain.

— Mais, répondit Jean, les eaux bénies du Jourdain ne traversent pas le palais du roi. Rapporte ce message à Hérode Antipater : Jean le précurseur l’attend, et il y aura grande joie sur terre et dans les cieux lorsque ton souverain viendra se repentir pour être purifié par l’eau de l’esprit.

— Je n’ai pas autorité pour rapporter un tel message, répliqua l’homme.

Rejetant son manteau de ses épaules, il découvrit la cotte de maille et le glaive d’une sorte d’officier dans l’armée ou la police. Les deux autres l’imitèrent. La plupart des gens, qui n’aimaient pas spécialement l’autorité, sursautèrent et commencèrent à se disperser.

— Si tu ne veux pas venir de ton plein gré, alors il faudra que ce soit de force, bien que nous ayons ordre de ne pas te faire de mal.

Puis l’homme s’éclaircit la gorge et proclama :

— Attendu que tu as élevé la voix contre notre seigneur le roi Hérode Antipater, en le prétendant coupable de crimes dont, en raison même de son rang, de sa naissance et de sa charge, il ne peut en aucune façon être coupable…

— N’en dis pas plus, dit Jean avec un sombre sourire. Je suis en état d’arrestation.

Les trois hommes l’entraînèrent.

Ils le conduisirent non pas devant le roi, mais dans la prison du palais. On le mit dans un cachot, sorte de citerne humide et gluante où sautaient des crapauds et fermée en haut par une grille en fer. On souleva ce couvercle pour le jeter littéralement dans le trou. La grille était enchâssée dans le sol du couloir qui menait des quartiers de la garde du palais à une porte ouvrant sur la rue. La lumière pénétrait dans le couloir grâce à d’autres grilles verticales, scellées à trois coudées au-dessus, du dallage. Jean voyait au-dessus de sa tête, jour et nuit, les pieds et les jambes des soldats qui traversaient la grille en l’ébranlant au passage. La garde – trois hommes soulevant le lourd métal, pendant qu’un quatrième jetait la pitance par l’interstice ainsi ménagé temporairement – lui lançait du pain et des os. On lui faisait aussi la grâce de lui descendre une cruche d’eau au moyen d’une corde nouée au col du récipient ; mais pour une grande part l’eau était renversée par les cahots de la descente. Pour les basses fonctions du corps, Jean devait utiliser un coin sombre et recouvrir le gâchis avec de la paille que la garde lui jetait lorsqu’elle y pensait. Jean ne se résignait pas à voir se terminer sa mission. Sa grande voix montait des profondeurs et s’échappait par les grilles du mur pour se répandre jusque dans la rue :

— Repentez-vous ! Cherchez le baptême de l’esprit ! Le Christ est en route. Celui dont nul n’est digne de défaire la chaussure. Il vous purifiera et vous accordera la rémission de vos péchés. Repentez-vous, car le royaume des cieux est proche !

Les compagnons de Jean, aussi bien qu’une population mouvante de curieux, stationnaient dans la rue pour l’écouter. Bousculés et frappés par la garde extérieure qui les chassait, ils revenaient pourtant entendre cette voix. À l’intérieur, naturellement, les soldats ricanaient, moquaient et tâchaient de noyer la voix prophétique sous le fracas des glaives ou en dansant sur la grille, ou encore en chantant en chœur d’obscènes chansons de corps de garde. Mais la voix de Jean dominait ces bruits, inlassable. Dans le palais même, elle n’était pas audible, bien qu’Hérodias fut consciente de cette présence à chaque heure du jour et de la nuit.

— Ses zélateurs sont tout le temps là. Ils croissent en nombre. Les soldats ne parviennent pas à les chasser. Tu dois en finir avec lui.

— Calme-toi, cœur de mon cœur. Laisse-le donc s’égosiller à en perdre la voix. Et toi, pour l’amour du Ciel, tourne donc ton esprit vers des choses plus utiles. La broderie, ou quelque activité de ce genre.

— Je donnerai l’ordre qu’on l’exécute, si tu ne le fais toi-même. Tétrarque ! Pas même demi-roi. Tu ne vaux pas mieux que ton frère !

— Écoute bien, mon aimée, dit Hérode Antipater d’une voix parfaitement glaciale. Dans ce palais, les ordres viennent de moi, et de moi seul. Et mon ordre sera de relâcher Jean. Pas tout de suite, non. Plus tard. À la première occasion qui appellera une clémence spéciale. Mon anniversaire, peut-être. Mais Jean ne mourra pas. As-tu compris, ô sang de mon cœur ?

— J’ai compris que tu n’es qu’une femmelette et un imbécile !

— Oh, quel ennui que tout cela, murmura Hérode Antipater.

Quittant la table où il était occupé à lire les écrits de Frenosius sur le corps et l’esprit, tout en souillant le parchemin de ses doigts poisseux de sucreries, il se leva, s’approcha de la reine et, de cette même main poisseuse de sucre, lui administra une solide et royale gifle.

— Là ! dit-il.

— Tu es un imbécile, une brute et un lâche ! dit-elle.

Puis elle sortit dans un grand froissement de dignité.

— Ajoute à cela, poursuivit-il à l’adresse du dos qui s’en allait, que je me dérobe royalement à mes devoirs d’époux et que je suis totalement dépourvu de sève virile. Stupide femelle !

Salomé, n’étant encore qu’une petite fille et trouvant la vie de palais quelque peu ennuyeuse, à part le piment du fouet que l’on donnait à une servante de temps à autre, prit l’habitude de se rendre en cachette dans le couloir d’où l’on entendait résonner la voix tonitruante de Jean. Fascinée, les yeux écarquillés, elle l’écoutait qui criait : « Repentez-vous ! » en menaçant le monde de la venue d’un brûleur de balle. Les soldats l’avertissaient gentiment :

— Éloignez-vous d’ici, Votre Altesse Royale, ce n’est pas un endroit pour vous, faites excuse, princesse, mais cet homme est sale et plein de maladies, et ses puces sautent partout. Sans compter qu’il est nu, damoiselle, Votre Grâce je veux dire, et que c’est pas décent que vous le voyiez.

— Nu ?

— Heu, oui, l’holopherne et tout, répondit un soldat avec un sourire idiot, pensant qu’elle ne connaissait peut-être pas l’argot.

— Holopherne ? L’homme à qui Judith a coupé la tête ? Que voulez-vous dire ?

— Oh, nous utilisons ce mot dans un autre sens, soit dit sans vous offenser.

La princesse était une petite chose dodue et fort désirable dans sa robe de soie bruissante et sa jupe fendue jusqu’au-dessus des genoux – de charmants petits genoux – et il n’était pas un de ces hommes qui n’eût… Mais c’était une princesse – méfiance ! Comme la plupart des filles, déjà femmes à cet âge, elle en savait probablement beaucoup moins qu’il n’y semblait. Son corps en connaissait beaucoup plus long que sa tête, pour ainsi dire.

— Faut pas approcher, damoiselle, madame. C’est un conseil.

Malgré cet avis, Salomé s’échappait parfois de sa chambre au beau milieu de la nuit, quand les gardes sommeillaient, au mépris de la discipline, et que le prisonnier lui-même prenait un repos agité. Elle s’asseyait sur la grille et regardait au-dessous d’elle ; elle ne voyait pas grand-chose, à la lumière du corridor mal éclairé ; pourtant elle éprouvait une excitation obscure. Parfois elle s’allongeait sur le ventre et sur les froids barreaux de fer rouillés et Jean, se réveillant, voyait deux petits seins se presser contre le toit de sa prison, deux bras étendus ; le corps silencieux d’une femme-enfant dans la position d’une nageuse. Ils se regardaient l’un l’autre sans prononcer une parole. « Holopherne » – qu’est-ce que ces hommes voulaient dire ?

À Nazareth, Jésus se préparait pour la première phase de sa mission. Comme il sortait de l’atelier de charpentier, assuré que l’affaire était maintenant en de bonnes mains et rapporterait un revenu suffisant à sa mère, Jotham l’accosta et lui dit :

— Une bonne affaire comme celle-ci, et tu la laisses à ce lourdaud ? Je connais sa famille. Tu peux m’en croire. Ils ne valent rien, tous.

— Tu garderas bien un œil sur lui ?

— Les deux yeux, tu veux dire, et je compterai les miettes de sciure. On ne peut se fier à personne dans cette famille. Et quant à ta mère, elle ne connaît rien au commerce. Voilà des années que je rabiote sur la monnaie que je lui rends et elle n’y a jamais vu que du feu.

— Menteur ! Jotham, Jotham, il faut que je fasse ce que j’ai à faire.

— Tu vas suivre ce Jean le baptiste, comme on l’appelle ?

— Oui, en un sens. Le suivre, c’est vrai.

— Jusqu’en prison ? Jusqu’à la mort ?

— S’il le faut.

Jotham poussa un profond soupir.

— C’est de la folie, évidemment. Tu vas rejoindre la folie du monde. Mais le monde a besoin d’hommes honorables, qui fassent un métier, sachent voir la méchanceté des temps et se tiennent à l’écart du mal. Tandis que toi, tu t’en vas te promener… Peuh ! D’une façon, c’est une bonne chose que ton brave homme de père ne soit plus. Au moins, il ne verra pas cette honte. C’est de la folie, je te dis, c’est mal.

Jésus sourit. À la maison, il dit à sa mère :

— Quarante jours et quarante nuits.

— Pourquoi ? Pourquoi ?

Et, prise d’une sorte de colère, elle empila cuillerée sur cuillerée de ragoût de mouton et de sauce aux herbes dans l’assiette de Jésus et planta devant lui le pain de Jotham.

— Mange. Mange et rassasie-toi, mon enfant.

Puis de nouveau :

— Pourquoi ?

— Il faut que j’éprouve ma force en me mesurant avec le mal. Au plus bas de ma force, il faut que je l’éprouve.

— Dans le désert ? Le mal n’existe pas dans le désert. Le mal est dans le monde, fait par l’homme, ce n’est pas à moi de te l’apprendre. Tu vas te tuer, voilà le seul mal que tu tireras du désert, tu tomberas de faiblesse, tu te dessécheras et tu seras dévoré par les vautours.

— Je ne le pense pas. Je suis fort. Tu m’as bien nourri depuis trente ans. Je boirai de l’eau quand j’en trouverai.

— Quand tu en trouveras.

— Le mal, répéta-t-il. Toi, mère, tu n’as pas le mal en toi ; mais au fond de moi-même j’entends parfois gronder les démons. Il y a deux sortes de mal en ce monde, l’un qui naît de la volonté même de l’homme, l’autre qui se tapit en lui, contre sa volonté, par l’entremise du malin. Il faut que j’ouvre mon être au père du mal et que je triomphe de lui. Je serai tenté d’allier ma propre volonté à la sienne, pour ma destruction. Mais je ne serai point détruit. Et alors, après quarante jours et quarante nuits, je pourrai me montrer et combattre le mal que fait l’homme. Et, ajouta-t-il en essuyant soigneusement son couteau sur le pain, combattre les démons aussi, le mal qui vient de là-dehors – l’innocence, proie du mal jailli de la grande source du mal.

Il mâcha son morceau de pain et dit d’une voix indistincte :

— Il ne faut pas t’inquiéter.

— Il ne faut pas quoi ?

— T’inquiéter.

Il dormit profondément cette nuit-là et se réveilla avec le premier coq. Dans la fraîcheur du matin, sans déranger sa mère, il but une longue gorgée de l’eau du puits et s’en fut par la rue vide. Le ciel rosissait. Il prit la direction de l’orient, vers le désert. Les coqs claironnaient ; on eût dit le défi du malin.