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Le festin d’anniversaire du tétrarque Hérode fut véritablement somptueux – langues d’alouettes au miel de casse, cervelles de paon crues assaisonnées de menthe et de safran, moutons rôtis sur des lits de pierres brûlantes, tendres au point de céder à la délicate traction du pouce et de l’index et servis sur canapé de dattes, de coings et de raisins secs ; puis flans et gâteaux aux fruits, compotes, palombes mijotées dans le sirop et les jaunes d’œuf, et vins en abondance. Hérode trônait, se gavant et se gorgeant, souriant d’un air hébété aux exploits des avaleurs de feu, des lutteurs égyptiens et des danseurs acrobatiques. Hérodias était assise à côté de lui, suprêmement royale. La petite Salomé vint se blottir contre le tétrarque. Touché, Hérode crut en quelque sorte sentir au fond de sa mémoire s’émouvoir ses reins. L’enfant était magnifiquement vêtue de soie et sentait fort le parfum d’Arabie de sa mère. Il lui dit :

— Quelle débauche d’affection, ma chère enfant ! Vraiment, c’en est effrayant. Dommage que ce ne soit pas mon anniversaire tous les jours.

— Et si, dit Salomé, je dansais pour toi la danse que tu me réclames toujours ?

Hérode soupira, puis répondit :

— Nul roi ne saurait solliciter présent plus… affriolant, dirai-je. Mais tu ne parles pas sérieusement, ma douce.

— Que me donnerais-tu en retour ? demanda l’enfant.

Quelques invités pouffèrent de rire et l’un d’entre eux s’exclama :

— Ah les femmes, Votre Grâce, les femmes ! Jamais rien sans rien.

Sa barbe était bleue et dégoulinante de vin.

— Tout pour un rien, dit Hérode, se demandant aussitôt si cela avait un sens. Tout ce que tu voudras, ma chère enfant, reprit-il. Pourvu que ce soit raisonnable, bien entendu.

— Tu as dit : tout ce qu’elle voudra, ô roi, protesta un autre invité. Nous te prenons au mot, ha ha !

— Musique ! cria Hérode. La princesse va danser !

La musique fut dispensée par un ensemble d’instruments consistant en trois flûtes de taille différente, une cornemuse bourdonnante, un chalumeau, six clochettes accordant leur diversité, deux gongs, un grand et un petit, un tambour rudimentaire, mais aux résonances douces, une harpe à douze cordes et deux jeux de castagnettes. Les musiciens étaient experts : on eût dit qu’ils avaient soigneusement répété le morceau, mélodie à deux parties, annoncée d’abord par les flûtes, reprise par le chalumeau et les gongs, puis suivie de sept variations pour différentes combinaisons d’instruments qui allaient s’accélérant pour se terminer par une dernière variation, très rapide et assez fantastique, exécutée par l’ensemble au grand complet. Tout le temps que la mélodie se déroula doucement, Salomé se contenta d’onduler sur place, tel un jeune baliveau oscillant sous un grand vent, tandis que ses bras minces et nus sinuaient comme des serpents. Puis, à la première variation, elle commença à se servir de ses pieds, langoureusement encore. À la dernière note, elle ôta un premier vêtement de soie.

— Ah, fit la barbe bleue, je crois voir se dessiner la suite.

— J’ai déjà vu cela à Alexandrie, murmura un autre.

— Silence, dit Hérode. Taisez-vous, tous.

Sa respiration était visiblement et audiblement plus rapide – du moins pour l’oreille attentive d’Hérodias. À la fin de la seconde variation, Salomé dépouilla un autre voile de soie, laissant à nu un nombril boudeur et les jambes, du genou aux orteils. Au bout de la troisième variation, qui prolongea ses roulements de gongs et de tambour jusqu’à ce qu’elle fût prête à attaquer la quatrième, la nudité monta jusqu’aux cuisses. Hérodias n’était plus la seule à observer le roi ; d’autres, maintenant, portaient alternativement leur regard sur l’enfant et sur le royal spectateur et leur tête pivotait en cadence, cependant que les frappaient la pâleur moite et luisante du monarque, l’égarement de ses yeux dilatés – des yeux de fou, presque – la râpe de son souffle asthmatique et l’écume blanche de ses dents. Quand se termina la quatrième variation, l’enfant rejeta un voile de soie, en découvrant ainsi d’autres qui promettaient l’ultime révélation des seins et du petit arpent, la pointe des uns et la sombre toison de l’autre commençant déjà, en quelque sorte, leur ascension vers la surface à travers les derniers bouillonnements de la soie. À la fin de la cinquième variation, le tétrarque sur son trône avait une érection ; au terme de la sixième, il était au bord de la petite mort exquise de l’extase, et Salomé, marquant un temps dans sa danse, posa sur lui ses grands yeux noirs. Sa lèvre inférieure était pareille à un pétale sanglant. Elle haletait doucement. Elle demanda :

Tu as bien dit tout ce que je voudrai ?

— Oui, oui, mon enfant.

— Ma mère te fera part de mon désir.

Et elle reprit sa danse. La dernière variation se prolongea, telle une infinie dentelle tissée par les flûtes et le chalumeau, et la danseuse mima – vêtue du dernier voile qui n’était plus qu’une apparence de brume entre les yeux des spectateurs et la révélation suprême – mima, disais-je, l’accouplement sans pudeur. Hérodias murmura quelque chose à l’oreille d’Hérode, qui s’écria :

— Non, non !

Mais à la limite de l’éjaculation, il s’écria de nouveau :

— Oui, oui !

Sur quoi, l’enfant défit le dernier voile et Hérode fut secoué d’un grand frisson, puis retomba, immobile, haletant. Les invités applaudirent en clamant le nom de Salomé. Hérode en fit autant. La mère de l’enfant se leva, alla embrasser sa fille et enveloppa sa nudité ruisselante de sueur dans un manteau de pourpre. Ensuite, Hérode déclara :

— Je dois apporter une restriction à mon oui.

Un murmure étouffé courut parmi les invités.

— J’ai relâché cet homme, il faut que vous le sachiez. Geste de clémence pour mon anniversaire. Il échappe à nos mains ; il est libre.

Et à l’intention d’Hérodias qui revenait vers lui avec ses yeux de feu :

— Joli petit coup, n’est-ce pas, ma chère ? Il échappe à vos mains, devrais-je dire.

— Vous aviez promis, mon seigneur et mon roi ! protesta Hérodias. Parole de roi. Sonnez trompettes, battez tambours, que nul n’ignore que le roi ne tient pas ses promesses !

— C’était un oui théorique, répliqua Hérode, apaisé et détendu. Et je m’y tiens. L’exécution pratique de ce oui dépend de… Bon, faites votre possible. Je vous délègue pouvoir. Prenez ceci, cela vous sera utile.

— J’ai déjà en ma possession l’ordre royal en bonne et due forme, dit Hérodias. Il n’y manque que la signature royale et le sceau royal.

— Et je présume, dit Hérode avec un frisson qui n’avait plus rien d’extatique, que vos cavaliers sont sans doute prêts et attendent, et que l’un d’entre eux cache une hache bien aiguisée dans son sac. Vous arriverez trop tard, si vite que galopent vos hommes.

Mais la marche de Jean vers la frontière de la Galilée était très ralentie par les foules d’adeptes et de fidèles qui le suivaient dans la joie et s’obstinaient à réclamer qu’il leur parlât, ou même qu’il les baptisât de ses mains. Il progressait lentement avec une escorte dans la grande lumière d’une plaine rocailleuse, lorsque le capitaine qui commandait, homme qui admirait Jean plus qu’il n’osait le montrer, remarqua un nuage de poussière qui les rattrapait rapidement. Soudain, un cavalier se détacha du nuage et tira sur les rênes de sa monture écumante. Il tenait à la main un rouleau de parchemin enrubanné qu’il tendit au capitaine. Celui-ci déroula le parchemin et lut. Il refusa d’en croire ses yeux. Levant la tête, il dit au cavalier :

— Impossible. Il doit y avoir erreur.

— Absolument pas, répondit le cavalier. La signature est celle du roi, tout comme le sceau.

Il tira d’une sacoche de selle un paquet noir dont il entreprit de défaire l’enveloppe de toile. La hache qui parut était immaculée et brilla au soleil. Jean dit :

— Messires, vous êtes, à ce que je vois, plus émus que moi. Comment procéderons-nous à l’exécution ? Il y a là une pierre plate fort convenable en guise de billot.

Et il se dirigea à grands pas vers la pierre.

La décollation de Jean prit trois coups de hache. Comme la tête roulait dans la poussière, on remarqua que les lèvres s’ouvraient, bien que personne n’ait jamais pu dire si elles prononcèrent ou non une dernière parole. Le cavalier dit :

— J’ai là un sac où enfermer ça. Auriez-vous la bonté de m’aider à l’y ranger. Soulevez-la soigneusement par les cheveux… Oui, oui, c’est plus lourd qu’on ne pense. Je n’ai pas envie de faire mon rapport les mains pleines de sang. Très bien, parfait, merci.

Il reprit au galop la direction du palais, tandis que les hommes de l’escorte contemplaient à leurs pieds le tronc décapité et la moirure des mouches qui grouillaient déjà impatiemment autour des tubes sanglants du cou. Il allait falloir laisser là ce corps. Les créatures de proie de la plaine et des airs s’en occuperaient. Ils entamèrent leur lente chevauchée à rebours, en préparant leurs mensonges à l’intention des disciples de Jean qu’ils rencontreraient probablement en chemin. Entre eux, ils n’avaient rien à se dire.

Lorsque, dans la salle des banquets d’Hérode, un grand plat d’argent couvert fut apporté par deux serviteurs, des voix s’élevèrent pour protester par plaisanterie :

— Allons bon, voilà que l’on recommence ! Trop tard, hélas, pour le vomitorium. Ma digestion est déjà en train.

Hérodias surveilla l’installation du plat sur la table royale, puis, de ses propres mains, elle enleva soudain le couvercle. Salomé poussa un cri interminable et le roi dit :

— Ôtez cela, ôtez cette chose…

Sa voix manquait étrangement d’autorité.

— Toi, là, emmène cela, va le jeter, ordonna-t-il à son majordome.

Le majordome jeta la chose dans l’un des feux. Le banquet d’anniversaire fut écourté.