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Or, il était en Israël certains hommes, et en nombre nullement négligeable, qui se considéraient comme des adeptes de Jean, sans qu’il leur eût jamais, à proprement parler, reconnu cette qualité, à cause de leur obstination à interpréter faussement tant sa doctrine que son propos. On donnait le nom de zélotes à ces hommes, pour leur ardeur à vouloir libérer Israël du joug étranger. Toujours est-il que, dans leur esprit, les clameurs de Jean à propos de la voie qu’il ouvrait à celui qui viendrait, ainsi que sa ferveur dans son ministère de baptiste, constituaient un geste de défi à l’État. Dans la mesure où le tétrarque Hérode incarnait lui-même l’État galiléen et où Jean vitupérait son adultère incestueux, on peut estimer, en gauchissant un peu les faits, que les zélotes n’avaient pas tout à fait tort en assimilant la mission de Jean à un mouvement politique – cela près que, comme tous les politiques, ils simplifiaient à outrance, ne comprenant en vérité pas grand-chose aux priorités humaines ni, d’ailleurs, à la nature humaine elle-même.

Cinq de ces zélotes étaient présents parmi la foule des adeptes plus authentiques du baptiste lorsque, à l’endroit qui avait vu sa décollation, l’on ensevelit les restes du tronc. Ces cinq-là s’appelaient Joël, Simon, Amos, Daniel et Saül ; tous étaient des hommes durs en affaires : s’ils s’étaient souciés de regarder au fond de leur cœur, peut-être y eussent-ils découvert qu’il y avait du pharisien dans leur zèle pour un Israël terre de liberté et de sainteté. Joël gronda entre ses dents, sur un ton de prophète :

— On l’a décapité comme un lapin. On a enveloppé sa tête avec le sang à peine figé pour en faire présent à une danseuse. À nous d’agir maintenant, à nous de faire ce qu’il faut.

La logique d’une telle conclusion était tant soit peu subtile. Amos dit :

— Nous voulons venger notre chef. Mais il nous manque un chef pour nous conduire à la vengeance.

— La vengeance, dit Daniel, est une mauvaise politique. Et Jean ne s’est jamais dit notre chef. Il se disait là pour préparer la voie à l’autre.

— L’assassinat d’Hérode de Galilée, grommela de nouveau Joël, n’exige pas de conseil de guerre. C’est le moment de foncer, tant que les gens de Galilée et d’au-delà ont l’odeur du sang de Jean dans les narines. Même le personnel du palais se lave dix fois par jour pour se débarrasser de cette odeur qui lui colle à la peau.

— Admettons que nous tuions le tétrarque Hérode, dit Daniel. Et qui prend sa place, faute de chef dans l’immédiat ? Je vais vous le dire, moi. Un anonyme, envoyé par Tibérius César. Ce sera la même histoire qu’en Judée : nous nous retrouverons avec un procurateur, comme on appelle ça.

— Quoi que vous fassiez, dit Simon, ce sera une déclaration de guerre à tout l’Empire romain.

— Non ! aboya Joël. À une centaine de légionnaires bâillant d’ennui dans une province sans intérêt, voilà tout. N’empêche, Simon a en partie raison. Ce n’est pas la Galilée seule, ou même la première, qu’il faut libérer de la tyrannie. C’est tout Israël. Il faut que le peuple entier se soulève, et se soulève d’un même accord.

— Conseils de guerre, alors, dit Saül. Arsenaux. Stratégies. Haut commandement. Grand Israël. Israël libre. Un peuple uni après avoir rompu ses chaînes. Uni autour de son Messie.

Tous les cinq, ils rendirent force hommages au corps enseveli, puis s’éloignèrent en direction de Mélach, le bourg le plus proche. L’air matinal était frais ; ils s’étaient suffisamment battus par délégation avec les mouches, la putrescence et le sang séché pour se délecter maintenant de cette douceur. Joël dit :

— Vous croyez vraiment que cet autre est le Messie ? Il prêche la bonté, l’amour et le reste, mais jamais il ne parle de briser nos chaînes.

— Alors, dit Saül, tu prétendrais que Jean le baptiste… ? Repose en paix, Jean, repose ! poursuivit-il, pris d’une soudaine angoisse et se retournant pour accorder un dernier regard au tumulus anonyme. Oui, bien que ton sang crie vengeance, puisse ton âme reposer en paix !… Vous prétendriez donc, reprit-il à l’adresse de ses compagnons, que Jean s’était trompé ?

— N’était pas très clair, mettons, dit Joël. Non, Jean n’était pas clair, et à juste titre, d’ailleurs. Il ne voulait pas l’exposer – celui qui doit venir, s’entend – l’exposer à la ruse d’Hérode et à la vindicte de sa reine adultère, la putain !

Il y eut un silence. Ils marchèrent tout un temps, puis Simon dit :

— Il faut lui poser la question. Il faut que quelqu’un aille le trouver et lui pose carrément la question lui demande : « Alors, c’est toi ? ».

— Il se méfiera, dit Saül. Et qui le lui reprocherait ? Il doit garder son secret, s’il en a un, jusqu’à ce que le fruit soit mûr. Il continuera à prêcher l’amour et la bonté.

— Il faut le lui demander, dit Simon. Il n’y a aucun mal à poser la question.

— Repose en paix, Jean ! s’écria Saül dans un regain d’angoisse. Plane au-dessus de la clameur des batailles.

— Il n’y a pas de bataille, dit Joël. Pas encore.

À ce moment précis, Jésus prêchait la bonté et l’amour avec des accents que l’on n’associe guère, d’habitude, à de telles essences. Sur la place publique de la ville de Nakache, il cherchait à faire taire un groupe de pharisiens ricanants en leur jetant à la figure des paroles de cet ordre : « Vous vous lavez, vous vous récurez, mais vous avez beau vous brosser et rebrosser les mains, vous négligez les oreilles. La cire et la crasse de l’hypocrisie en interdisent-elles l’entrée à la voix de la raison ?… C’est bon, c’est bon, Petit Jacques, cesse de montrer les dents et de serrer les poings. Ni la force ni le sens commun ne prévaudront contre ces gens. Mais il en est d’autres ici, Dieu merci, moins rigoureux quant à la lettre de la loi et plus ouverts à son esprit. Ceux-là, je les prie encore de m’écouter. Quel est le plus grand de tous les commandements ? La réponse est bien connue, même des pharisiens ici présents : Tu chériras le Seigneur de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit, de toute ta force. Cela dit – et écoutez bien – il faut y ajouter quelque chose de nouveau, mais qui découle de la nature et de la raison ; car, pour aimer le créateur, il faut aimer aussi sa création. Et je dis donc : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »

Il se trouvait, parmi ceux qui ricanaient et lui lançaient des lazzi, un jeune pharisien nullement enclin à traiter d’imbécile ce grand gaillard de prédicateur. Il voyait du bon sens – de la logique, comme disent les Grecs – dans sa prédication. Et la question qu’il posait maintenant n’avait rien d’ironique :

— Mais qui est mon prochain ? Le roi Hérode de Galilée ? Tibère, l’empereur de Rome ? Ceux de Syrie, qui nous détestent ? De Samarie, qui nous haïssent ?

Le nom de ce jeune homme était Judas Iscariote.

— Excellente question, répondit Jésus en souriant. Et la réponse attendue est celle-ci : il est mon prochain, celui qui est de mon sang et de ma parenté, et qui parle la même langue, qui suit la même loi et les mêmes coutumes que moi. Mais vraie réponse, je te l’apporterai mieux à l’aide d’une histoire. Encore cette histoire sera-t-elle peut-être plus douce à ton estimable amertume si elle est contée en chanson. Tu as parlé de la Samarie qui regorge de haine. Tu ne pouvais mieux dire.

Il fit un signe de tête à Philippe et, tandis que Thaddée jouait quelques mesures harmonieuses, Philippe chercha le ton, puis chanta :

L’était un’ fois un homme d’Israël
Qui notre frère était par le sang et la foi.
Menait riche négoce et comme tel
N’était ni pire ni meilleur que vous et moi.

De Jérusalem un jour il s’en fut
À Jéricho par ses affaires appelé.
Tomba sur des voleurs et par eux fut
Proprement détroussé puis de surcroît rossé.

Dans le fossé le laissèrent pour mort.
Un prêtre chevauchant vient à passer par là.
Se dit : Je ne peux rien contre le sort,
Nul soin nʼarracherait le pauvre homme au trépas.

Puis à dos de mulet c’est un lévite,
De la race des fils de Moïse et d’Aron.
La mule ne dit rien, mais lui, bien vite,
Tout en s’écriant : Non ! la presse du talon.

Or voici que survient un étranger,
De souche dont les Juif
s professent le mépris
 Samaritain, vous l’avez deviné –
Mais qui fait halte et penche un regard de merci.

Débordant d’amour pour ce corps sanglant
Il en lave les plaies à l’huile comme au vin,
Tire de sa sacoche un linge blanc,
Multiplie pour les soins des mains de chirurgien,

Hisse le corps piteux sur sa monture
Pour le mener à la plus proche auberge, et puis
Prodiguant attentions et nourriture
À la fin réussit à le rendre à la vie.

« Aubergiste, il me faut, hélas ! Partir.
Comme si c’était moi, soigne ce malheureux.
Dans dix jours tu me verras revenir,
De te payer alors je serai trop heureux. »

De tous quel était donc le bon prochain
Aux yeux émus de notre pauvre détroussé ?
Le prêtre, par lui depuis toujours révéré ?
Le lévite, de Dieu quasiment le cousin ?
Ou le tant méprisé Samaritain ?

— Est-il besoin d’en dire plus ? demanda Jésus. J’ajouterai, moins mélodieusement que mon ami Philippe, que nous ne jugeons pas les hommes sur leur race, leur croyance ou leur rang, mais au fond de leur cœur. Et si le fond de leur cœur les tourne contre nous, alors, nous devons chercher à les changer par la force de l’amour. Oui, vous pouvez rire… (Bien que, en réalité, deux ou trois jeunes imbéciles seulement fussent pris de gloussements)… cela ne m’empêchera pas de le répéter sans relâche : aimez vos ennemis. Rendez le bien à ceux qui vous font le mal. Ce n’est pas facile, mais il faut s’efforcer d’apprendre. Et le commencement de l’amour, ne l’oubliez pas, est le pardon.

— Donc, dit alors Judas Iscariote, l’homme qui me vole tout ce que j’ai, je dois lui pardonner ? Et celui qui tranche la gorge à mon plus jeune fils, je dois aussi lui pardonner ? Et de même si je gis exposé à son poignard ?

— Tu prêches éloquemment la doctrine, répliqua Jésus. Mais j’irai plus loin. Je poserai la question suivante : Combien de fois dois-je pardonner ? On te l’a déjà dit : Jusqu’à sept fois. Mais moi je te dis : Jusqu’à septante fois sept fois. Et si tu n’apprends pas à pardonner du fond de ton cœur, ton père céleste te livrera aux tourmenteurs et te plongera dans les ténèbres extérieures.

Il s’exprimait avec une douceur que ses disciples trouvaient hors de saison. Judas Iscariote reprit :

— Tu empruntes dans tes discours la voix de la loi ancienne, quand il te sied.

Jésus répondit avec un léger sourire :

— J’emploie la langue que comprennent la plupart d’entre vous. Mais ces paroles signifient dans leur sévérité : Qui n’aimera pas ne sera pas aimé de notre père dans les cieux. L’absence d’amour de sa part n’est-elle pas le pire des tourments, la plus noire des nuits ?

Le cœur du plus grand nombre des pharisiens présents nʼétait visiblement pas affecté ; mais l’un de ceux qui avaient entendu une partie du discours de Jésus (ce n’était pas à proprement parler un pharisien, ni rien d’autre non plus qu’un petit homme d’affaires assez satisfait de soi) parla de Jésus lui-même, et de façon favorable, en un lieu où Jésus eût été heureux de savoir que l’on parlait de lui en bien. Il s’agissait d’une petite maison mal famée, dans cette même ville de Nakache. Le nom de l’homme était Elihu et il venait de donner de l’exercice à son gros ventre en se livrant à l’acte d’amour avec une fille de Magdala, du nom de Marie. Il dit, tandis qu’il reprenait des forces, couché à côté d’elle :

— Tu as un ami en ville, aujourd’hui.

— Je ne me connais pas d’ami, rétorqua Marie.

— Jésus le prêcheux rôde dans le coin, reprit Elihu, et il parle du pardon des péchés. On lui a demandé : « Et la fornication ? – Oui, qu’il a répondu, elle a droit au pardon. » Et comme un pharisien présent criait que les péchés de la chair sont une abomination, il le lui a pas envoyé dire : « Les péchés de la chair ne sont rien, qu’il a dit, comparés à ceux de l’âme. » Tu ne trouves pas ça réconfortant, ma chatte ?

— Les hommes, répliqua Marie, se pardonnent toujours tout entre eux. Quand c’est la femme qui fait le péché de chair, c’est une autre histoire.

— Oh mais non, pas pour lui. L’adultère ? qu’il dit. Ce n’est rien du tout, il faut le pardonner. Pas question de répudier sa femme et autres sornettes, qu’il dit. L’homme et la femme restent ensemble ; ils ne sont qu’une seule et même chair… Les autres ont pas aimé ça, je te jure. Ils sont partis pas contents. Ce type me surprendra toujours, tu sais.

— Toujours ? demanda Marie. Tu le vois souvent ?

— Il serait difficile de le manquer, répondit Elihu en se rhabillant, du moment que t’as des affaires qui t’entraînent de ville en village, comme c’est mon cas. Il est là, dehors, assis, à manger et à boire en compagnie de voleurs et de ruffians – sans compter les prostituées – excuse le mot – et les collecteurs d’impôt. Et si quelqu’un s’avise de se plaindre et de gémir, il ne fait qu’un tour et le secoue de bonne manière. Les justes, qu’il dit, ont pas besoin de lui. Ce sont les pécheurs qu’il veut. Alors tu vois, mon p’tit cœur, ça devrait t’encourager.

— M’encourager à quoi ? dit Marie. À en finir avec tout cela ?

— Ah ! fit Elihu. Je te vois venir, va !

Il tapota un peu ses vêtements, jeta un regard autour de lui pour s’assurer qu’il ne laissait rien, puis reprit :

— Bon, il faut que je file. Ma moitié doit m’attendre.

L’homme et la femme sont qu’une seule et même chair. Hum. Je suis pas si sûr que l’idée me plaise.

— Et lui, il a une femme ? demanda Marie.

— Lui ? Il a renoncé à la chair pour l’amour du royaume des cieux. Quand je te dis qu’il est plein de surprises. Bon, alors même heure, même jour, la semaine prochaine ?

Il lui donna un dernier et sonore baiser et s’en fut comme un coq. Marie resta couchée, lasse et sans force. C’était déjà le sabbat : elle obéirait à la loi de Moïse et sʼabstiendrait donc de travailler, quoi que pût dire la grosse matrone en bas.

À midi, ce même sabbat, Jésus et ses disciples traversaient un champ de maïs. Les épis étaient mûrs et Jésus fut heureux d’en cueillir pour les manger, tout comme ses disciples, de suivre son exemple. Comme ils arrivaient au bout du champ et débouchaient sur un chemin de terre menant à la bourgade de Marad, ils trouvèrent là deux pharisiens, dans leurs plus beaux habits du sabbat, et qui les regardaient d’un œil sévère. L’un d’eux, dont le nom était Ezéchiel, dit durement :

— Vous ne savez donc plus où vous en êtes de la semaine ? C’est le sabbat et vous cueillez du maïs comme les pécheurs ramassaient la manne dans le désert, du temps de Moïse. Il les lapida à mort pour avoir profané ce jour. Qu’attendez-vous pour lire les écritures, tous.

— C’est à toi de les lire, riposta Jésus avec une égale rudesse. Tu n’as donc jamais lu ce que fit David ayant faim ? Il pénétra dans la maison de Dieu et mangea du pain sacré de l’autel, auquel seuls les prêtres avaient le droit de toucher selon la loi. Et pourtant Dieu ne le frappa point de sa foudre… Rappelez-vous bien ceci, serpents que vous êtes : le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat.

Là-dessus, il passa son chemin en s’inclinant ironiquement, suivi de ses disciples, certains d’entre eux ne pouvant s’empêcher d’adresser des grimaces de triomphe aux pharisiens muets.

— Ça vous la coupe, hein, bande d’ahuris, vous l’avez sec ? leur lança Thomas.

Ezéchiel jeta un regard acide au groupe qui, il le savait, se dirigeait vers la synagogue, et dit :

— Là sera sa chute. Il blasphème. Si jamais il parvient à Jérusalem, on l’y mangera vif.

— Parce qu’il va à Jérusalem ?

— Il en est question. Évidemment, on pourrait très bien se charger de lui ici. Le faire lapider comme blasphémateur. Ce ne serait pas la première fois.

— On n’a jamais assez de témoins. Les hommes de sa bande se parjureraient à s’en noircir l’âme. Patience. Que dirais-tu de Nathan ?

— Eh bien, quoi, Nathan ? Et lequel ?

— Nathan, Le seul.

Et l’autre mima un être cassé en deux par la difformité.

— Ah, celui-là ! Oui, je crois comprendre où tu veux en venir.

Or, Marie la Magdaléenne s’était rendue à pied à Marad en apprenant que Jésus devait prêcher à la synagogue. Elle pénétra, voilée, dans la tribune des femmes et écouta très attentivement la parole de Jésus, qui déclara entre autres choses :

— Ne jugez point pour ne pas être jugés. Car vous serez jugés selon le jugement que vous-mêmes aurez porté. Quelle que soit la mesure à laquelle vous mesuriez, la même vous sera appliquée. Mesure pour mesure. Certains d’entre vous sont prompts à voir le grain de sciure dans l’œil de leur voisin, quand ils ne voient pas la poutre dans le leur.

Judas Iscariote, qui était là, acquiesça d’un large sourire.

— Que ces hypocrites se mêlent d’abord d’ôter la poutre ; ensuite ils verront assez clair pour ôter le grain de sciure. Et à présent je vous le dis : demandez, il vous sera donné. Cherchez, vous trouverez. Frappez, la porte s’ouvrira. Et si vous dites : quand en sera-t-il ainsi ? je répondrai : tout de suite.

À cet instant parfaitement choisi, Nathan le difforme, poussé en avant par les lâches pharisiens du champ de maïs, s’écria promptement :

— Eh bien moi, je demande, maître, et tout de suite !

Tout le monde remua pour tourner la tête vers lui, qui était debout au milieu de l’assistance. Ses difformités étaient multiples : il avait le dos cassé en deux, la jambe droite tordue selon un angle qui lui rendait la marche presque impossible, un bras levé en une forme de salut romain permanent, le nez couvert d’énormes verrues, la joue gauche qui n’était qu’une loupe répugnante. Jésus le considéra sans pitié excessive, car cet homme n’avait pas appris de vertus pour compenser ses difformités ; il avait le regard sournois, la voix geignarde.

— C’est aujourd’hui, dit Jésus, ainsi qu’on me l’a rappelé, sabbat, jour où personne n’a le droit de travailler ; où le médecin enferme à clef ses médecines et où l’art du guérisseur doit attendre jusqu’à ce que recommencent les jours ouvrables. Cependant je vous le demande : est-il légal de faire le bien, le jour du sabbat, ou bien illégal ? À ce que je vois, aucun de vous, pharisiens, ne daigne répondre. Écoutez donc. Supposez que l’un de vous ici présent ait un âne ou un bœuf qui tombe dans un puits le jour du sabbat. Que ferez-vous ? Laisserez-vous la bête se noyer ? Non, il n’est pas un d’entre vous qui ne se hâterait d’aller la sortir de là, sabbat ou non. Combien plus précieuse que la vie d’un animal est celle d’un homme. Si vous ne voulez pas laisser souffrir une bête, n’en ferez-vous pas de même pour un homme ? Je vous dis donc : Tenez-vous droits en présence de Dieu et de l’homme. Soyez purs, soyez intègres.

Sur quoi Nathan le difforme découvrit que ses membres étaient mobiles et souples, que son tronc se redressait, que la loupe de sa joue se dissolvait, que même les verrues s’évanouissaient. Il n’en était pas follement heureux – Jésus le savait – car il s’était accoutumé à s’apitoyer sur son sort. Quant aux pharisiens, ils avaient l’air sombre et dérouté. Jésus les apostropha, déployant sa carrure et sa grande voix :

— Je vous vois, vipères ! Vous vous demandez déjà quel est le meilleur moyen de préparer ma destruction. Vous entendez la parole, mais vous vous cramponnez à la lettre. Parce que Jean le baptiste est venu à vous sans manger ni boire, vous avez dit qu’il avait en lui le diable. Et parce que moi je viens en mangeant et buvant, vous dites : Regardez ce glouton et cette éponge à vin. Vous avez vu l’œuvre de Dieu, et vous pleurnichez qu’il faut se laver avant les repas et observer le sabbat. Qu’êtes-vous donc tous, sinon des sépulcres blanchis, beaux et propres d’apparence, mais pleins de crasse en dedans et de poussière et d’ossements morts ? Serpents, race de vipères, comment échapperez-vous au jugement de l’enfer ? Dieu vous envoie des prophètes, et vous êtes prêts à les flageller dans vos synagogues et à les tuer en les crucifiant hors de l’enceinte de la ville. Vous avez jubilé le jour où la tête de Jean le baptiste a été tranchée comme celle d’un lapin. Sur vous retombe tout le sang des justes répandu ici-bas, de celui d’Abel, que tua Caïn, jusqu’à celui du fils de Zacharie…

Puis Jésus sortit à grands pas de la synagogue, suivi de ses disciples, et tous s’arrêtèrent et attendirent dehors, à quatre ou cinq pas de l’entrée, prêts à la colère déclarée, aux clameurs, aux pierres. Quand tomba la première pierre, Petit Jacques fut prompt à la renvoyer. Malheureusement ou non – elle frappa à la poitrine Nathan le miraculé, lui donnant motif de geindre de nouveau. Jésus dit :

— Ne prenez pas la peine de les combattre. Le jugement viendra en son temps. Le bon grain et l’ivraie seront séparés au temps de la moisson.

Le pharisien Ezéchiel entendit très distinctement ces paroles et s’écria :

Et serons-nous les seuls, nous les fidèles à la loi, à être jetés dans les flammes ? Les voleurs et les prostituées seront-ils engrangés avec le bon grain ?

Il montrait du doigt Marie la prostituée, qu’il semblait connaître mieux qu’un pharisien aussi strict et vivant dans la crainte de Dieu ne l’aurait dû. Un autre homme, en ricanant, arracha le voile de la fille.

— Comme celle-ci, par exemple ? cria Ezéchiel. Comme cette ordure ?

Marie restait frappée de stupeur et de terreur. Ceux qui étaient hostiles à Jésus, mais bien trop prudents pour l’attaquer à ce stade, étaient heureux de trouver dans la pauvre fille une cible plus commode. Les femmes étaient aussi mauvaises que les hommes, sinon pires. Mais, sur un signe de tête de Jésus, Philippe et Thaddée s’approchèrent de Marie et la conduisirent en sûreté dans la grande ombre de leur maître. Et Jésus dit très fort à Marie, afin que la foule l’entendît :

— N’aie crainte, ma fille. Car les péchés du corps sont tôt purgés. Mais puissant est le feu qui consumera ceux de lʼâme.

Après quoi, tournant le dos à la foule et aux pierres, il s’en alla de son grand pas, Marie s’accrochant à lui et les autres suivant (point trop sûrs, Thomas surtout, du bien-fondé de l’adjonction d’une putain à leur compagnie : « On a brûlé les ponts cette fois, pas à dire ; plus question de revenir en arrière ; la gueusaille et nous, ça ne fait plus qu’un »). Les deux Jacques montraient les poings en arrière-garde. Simon, lui, était d’accord avec Thomas : tous les ponts étaient coupés désormais – adieu la respectabilité ! Une bande de dangereux frénétiques, tout comme les zélotes, voilà ce qu’ils étaient.