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Ils campèrent cette nuit-là près d’une petite rivière, et Marie la Magdaléenne exprima le vœu de partager leur campement. Jésus lui parla avec grande bonté. Comme André passait près d’eux en allant ramasser du bois pour la cuisine, il l’entendit dire :

— Ainsi donc, tu le vois, ma fille, il ne suffit pas de pleurer parce que les pharisiens crachent sur ton passage…

— Ils ne demandent pas mieux que de venir à moi dans le noir, dit-elle, leur argent à la main et le mot d’amour aux lèvres.

— Ce que disent les voix du préjugé et de l’hypocrisie, et même les yeux de la jalousie – car tu es, pour parler comme les poètes, l’une des plus belles filles d’Eve qui soit – toutes ces voix, dis-je, n’ont aucune importance. Mais si tu dois pleurer, que ce soit parce que tu fais commerce de ce qui est sacré. C’est comme si les vases du Saint Temple étaient emplis de détritus pour les chiens. Dieu sourit aux étreintes de l’amour, tout en détournant pudiquement les yeux, car notre père céleste n’a pas plus qu’un autre le droit d’importuner les amants – mais il pleure quand ces mêmes étreintes sont tournées en dérision. Et maintenant, toi aussi tu peux pleurer.

EIle ne versa pas de larmes, du moins pour l’instant. Au lieu de cela, elle dit :

— On raconte que tu ne connais pas les étreintes de la femme.

— Eh bien, répondit-il en souriant, on se trompe. Mais pour l’heure, quelle femme supporterait pareille existence d’errance et de prédication ?

— J’en sais une, répliqua-t-elle hardiment, pour qui ce ne serait pas une épreuve. Tous tes hommes, reprit-elle, vont en loques et mangent du poisson qu’ils croient cuit quand il est encore cru. Même tes vêtements sont sales et ont besoin de raccommodage.

— Dieu te bénisse, ma fille, dit Jésus, mais tu sais fort bien que c’est impossible. Que dirait le monde ? Nous connaissons sa stupidité, mais nous devons tolérer un peu de cette sottise pour que puisse germer la semence du royaume.

— Ne puis-je pas te suivre ?

— Tu peux suivre la même route, mais non voyager avec nous. Mes hommes ne sont que des hommes, après tout. Et chaque jour, ajouta-t-il en souriant, ils prient pour ne pas être induits en tentation.

Tentation – Judas Iscariote qui approchait entendit ce mot, puis les vit tous deux qui parlaient. Il hésita à se montrer et attendit derrière un arbre, l’oreille à l’affût.

— Et l’argent, est-il souillé aussi ? demanda la fille. L’argent que j’ai épargné ?

— L’argent n’est jamais pur ni souillé, répondit Jésus. Or et argent sont sans conscience. Si tu désires en faire don aux pauvres, n’hésite pas.

— Je ne songeais pas à en faire don aux pauvres. J’avais une autre idée en tête…

Apercevant l’éclair d’un vêtement blanc derrière un arbre, elle s’écria d’une voix pleine de détresse :

— Quelqu’un nous écoutait !

Et quand Judas Iscariote parut en s’excusant, elle s’exclama :

— Mais c’est un des pharisiens, un de ceux qui me maudissent au grand jour…

— … et te bénissent dans le noir, ajouta Judas Iscariote. Cela va sans dire. Je ne crois pas que tu aies encore à me traiter de pharisien dans l’avenir.

— Va maintenant, ma fille, dit Jésus. Nous nous reverrons bientôt.

Elle lui baisa les mains et s’en fut, jetant à Iscariote un regard noir. Jésus dit à Judas :

— Ce n’est pas la première fois que j’entends ta voix, n’est-ce pas ?

— Puis-je m’asseoir ?

Judas s’assit. C’était un homme dans la trentaine, musclé, l’air propre, avec des yeux perçants et l’accent cultivé des gens de Jérusalem.

— Cette voix qui te parle en ce moment, poursuivit-il, assurément tu l’entends pour la première fois. Je ne suis plus ici pour poser des questions. Toute ma vie, j’ai été tel que tu nous as définis, moi-même et le reste de mes frères hypocrites : un sépulcre blanchi – excellente expression, cela dit, si tu permets – un de ceux qui se lavent les mains avant les repas…

— Il n’y a rien de mal à cela, dit Jésus. Ne renonce pas à cette coutume à cause de moi, mais souviens-toi que Dieu n’est pas particulièrement impressionné par l’eau ou les serviettes de toilette.

— Je parle au figuré, et tu le sais parfaitement, j’imagine. Taquine-moi tant que tu le voudras. J’entendais par là un de ceux qui observent les formes extérieures, un récureur de pots, un homme récitant très haut les prières officielles à la synagogue, mais indifférent à la signification des mots et des gestes. Désormais, je te prie de croire que je ne suis plus… satisfait de moi-même. Y es-tu prêt ?

— Oui. Mais prends garde de ne pas te flatter de n’être plus satisfait de toi-même. Quel est ton métier, mon fils ?

— Disons que je suis un intellectuel que l’État trouve utile. Je lis et j’écris l’hébreu, le grec et le latin. Je traduis des documents. Ce pays est devenu un carrefour de maintes langues. Vois : j’ai des mains de dame. Je n’ai jamais travaillé le bois ni péché le poisson – tâches familières à tes hommes… Car je sais tout de tes hommes. Mon père était un entrepreneur prospère, qui disait : « Mon fils n’aura jamais les mains calleuses, ni les cheveux poudrés par la poussière des briques. Mon argent, disait-il, doit servir à faire de lui un savant. ». Tu as le savant devant toi. Un intellectuel peut-il te rendre service ? Mais tout d’abord… il faut que je sois lavé et libéré du passé… pardonné…

— Il ne m’appartient pas de pardonner, répondit Jésus. Demande pardon à ton père dans les cieux. Permets-moi pourtant de te demander : pardon de quoi ?

— Je désire être pur. Totalement pur.

Et Judas remua les épaules avec dégoût, comme si on l’avait forcé à revêtir des vêtements immondes.

— Si c’est pur de tes hypocrisies passées que tu veux dire, pur de ton manque de charité passé, des péchés passés de la chair ou de l’esprit… alors, si tu te repens vraiment, tu peux te considérer comme pardonné. L’avenir doit prendre soin de lui-même.

— Il y a le sentiment du passé qui précéda le mien… de la part que j’ai à une souillure générale…

— Tu penses au péché d’Adam ? Tu veux dire que tu as le sentiment d’être né dans le péché parce que tu es né dans l’humanité ? Tous les hommes doivent porter en eux le remords de cela ; mais le remords peut être tempéré par la justice et par l’amour de l’homme pour sa propre vie.

— Mais, étant humain, étant né pécheur, je me sens coupable pour l’avenir également.

— Tu as trop de scrupules, dit Jésus en secouant la tête. Tu m’as l’air de porter le fardeau pour tous les pharisiens non convertis. Regarde, le dîner me semble prêt là-bas. Le pain de charité et le poisson péché par… Allons, viens. Viens manger et te faire connaître de tes nouveaux frères.