3

Certains zélotes, enhardis par la mort de Jean le baptiste, attaquèrent çà et là l’État de Galilée en la personne de fonctionnaires inoffensifs et de pauvres soldats, humbles serviteurs de la maison royale. Les protestations des zélotes arrêtés ressassaient toutes le même thème : « À bas la tyrannie, à bas l’oppression, à mort les assassins du messager de la liberté ! Hérode est un tyran et un laquais de Rome. Israël, lève-toi ! » Les zélotes les plus sages n’approuvaient pas cette attitude. À une réunion dans la maison de Joël, celui-ci déclara :

— Qui a ordonné pareille sottise ?

Il faisait allusion à l’échec d’une récente tentative pour empoisonner la réserve de vin des plus humbles serviteurs du palais royal.

— Personne, répliqua Saül, puisqu’il n’y a personne pour commander. Il s’agit uniquement de manifestations spontanées, de coups de poignards dans le noir, pour ainsi dire.

— Ces poignards sont tirés au grand jour, riposta Joël. De pauvres imbéciles sont traînés en prison en pleine lumière, en clamant leur imbécilité à la face du monde.

— Il y a un mot pour cela : terrorisme, dit Simon en savourant le vocable. Travail d’usure sur l’adversaire. (Il grimaça.) Oui, bêtise, tout compte fait.

— Alors, dit Joël, allons droit à lui et posons-lui la question.

— C’est ce que je conseille depuis le début, tu le sais fort bien, répondit Simon.

— À condition que nous puissions nous frayer un chemin dans la foule, dit Saül.

— La foule, oui, dit Amos. Il n’a rien d’une voix solitaire qui crie dans le désert. Il fait l’unité des foules, il les magnétise.

— Il fait aussi des miracles, dit Daniel. Et les miracles attirent les foules. Ce sont des tours d’Égyptien, en réalité.

Il a été en Égypte, c’est bien connu. Les miracles seront d’un grand secours.

— Les miracles, dit Joël, j’y croirai quand je les verrai. Et d’ailleurs, nous n’en avons que faire. Ce qu’il faut, c’est un travail en profondeur, un chef, un centre coordonnateur. On ne peut attendre indéfiniment. Va le voir, Amos. Et toi aussi, Simon.

— Mais où se trouve-t-il ? s’enquit Simon.

— Ma foi, un peu partout, dit Joël. Là où tu verras un attroupement, tu seras sûr de le trouver. Ainsi donc, le moment est venu. Pose-lui la question.

Il y avait grand rassemblement pour écouter Jésus dans la vallée, ou le vallon, qui porte le nom de Nékev et tout autour de quoi s’élèvent de doux mamelons. Il devait parler du flanc d’une hauteur appelé Schen ou Sin à cause de sa ressemblance avec une dent. L’importance de ce rassemblement a fait l’objet d’évaluations diverses : un millier de gens, disent les uns, dix milliers, selon d’autres. Une seule chose est sûre et c’est que, pour Jésus, l’assistance n’était jamais trop grande, car sa formidable voix, se nourrissant aux puissants réservoirs de souffle qu’étaient ses non moins formidables poumons, aurait pu, affirme-t-on, s’adresser à la nation entière sans effort et de telle sorte qu’on l’eût entendue des coins les plus perdus. Même les sourds l’entendaient. Donc il gravit la colline de Schen ou de Sin ; de nombreux suppliants le suivaient, tous rudement écartés par ses disciples, bien que lui-même il eût pu, s’il l’avait voulu, les renvoyer, d’une terrible réprimande de sa formidable voix. Mais il tolérait le bourdonnement des taons – c’était ainsi que Thomas appelait ces gens – et de temps à autre il s’arrêtait, prêtait l’oreille, les yeux pleins d’une compassion amusée, et donnait un brusque conseil ou lançait une malédiction ou une bénédiction.

Il se trouva que, parvenu vers le milieu du versant de cette colline de Schen ou de Sin, son attention fut vivement attirée par un jeune homme assez richement vêtu et qui se débattait, aux prises avec les rebuffades musclées de Petit Jacques, en criant :

— Maître, maître, juste un mot !

— Toi, dit Jésus, tu n’es pas de notre peuple. Tu ne parles pas comme les gens de Palestine. D’où viens-tu, mon fils ?

— Je suis grec, répondit le jeune homme. Fils d’un marchand grec.

Jésus sourit à ses disciples.

— Ainsi vous le voyez, mes enfants : la parole s’étend maintenant jusqu’aux gentils. Quel mot attends-tu de moi, mon fils ?

— Maître, dit le jeune homme, que dois-je faire pour appartenir au royaume ?

Jésus répondit vivement, la routine mettant un rien de lassitude dans sa voix :

— Il te faut aimer le Seigneur ton Dieu de tout ton esprit, de tout ton cœur, de toute ta force. Et aimer ton prochain comme toi-même.

— Tout cela, je m’efforce de le faire, reprit le jeune homme. Quoi d’autre encore ?

— Vends tout ce que tu as, répliqua Jésus. Terre, maisons, chevaux, ornements d’or et d’argent, vêtements de luxe. Après quoi, donne cet argent aux pauvres.

Les habits du jeune homme étincelaient sous le soleil de l’après-midi. Il avait l’air extrêmement sceptique ; il répondit :

— Il est facile de dire ce genre de chose, très facile. Mais… tu ne peux comprendre… Oui, il n’est que trop facile à un homme pauvre de dire des choses pareilles…

— Mon fils, dit Jésus d’une voix ferme, puisque tu es grec, je vais te parler dans ta langue. Écoute bien : Eukopoteron estim kam ? lon dia trupematos rhaphidos eiselthein i plousion eis tin basileian tou Theou.

Le jeune homme le regarda comme s’il avait reçu un coup violent à la face. Tous les disciples, sauf Judas Iscariote, regardaient aussi intrigués. Simon dit :

— Nous ne comprenons goutte à ces langues étrangères. Que lui as-tu dit, maître ?

— Répète-le-lui, mon fils, dit Jésus à Judas Iscariote. Aux autres aussi.

Judas Iscariote traduisit du mieux qu’il put :

— Il est plus facile pour un… Je n’ai pas pu comprendre si c’était kamilon ou kamiilon, maître. Il est plus facile pour une corde… à moins que ce ne soit un chameau ?…

Jésus se contenta de sourire en haussant ses fortes épaules.

— Plus facile pour ce que tu voudras de passer par le chas d’une aiguille que pour un riche d’entrer au royaume de Dieu.

Et ainsi ils montèrent, Matthieu faisait tinter sans honte sa bourse à l’intention du jeune homme, dont les pleurs scintillaient maintenant plus que ses habits, en disant :

— Tu as bien un petit sou ou deux pour les pauvres, messire, non ?

Le jeune homme ne semblait pas entendre. Il y avait sur la pente un bosquet de jeunes dattiers, à l’ombre desquels trois femmes attendaient. L’une était Marie la Magdaléenne ; les autres, des dames non mariées et collet monté, nommées, à ce que dit Marie qui les présenta, Rachel et Eliseba. Elles avaient un présent pour Jésus : une robe, manifestement coûteuse et d’allure sacerdotale. Rachel dit :

— Messire, nous avons confectionné ceci pour vous. Nous craignions que vous ne fussiez parti déjà pour Jérusalem avant qu’elle fût finie.

— Qui vous a dit que j’allais à Jérusalem ? demanda Jésus, non sans bonté.

— Il ne peut qu’en être ainsi, répondit Eliseba. Il vous appartient d’amener Jérusalem entière à la gloire du royaume. Et voici le vêtement qu’il vous faut. Voyez : il est sans couture.

— C’est bien là en effet ce qu’on appelle un vêtement sans couture, dit Thomas en examinant la robe de près. Et ça ne vaut pas qu’un sou, quand on peut s’en offrir un. Il y a du travail, là-dedans, mesdames, il faut le reconnaître.

— Oui, dit Eliseba. Il sied à qui prêche le royaume.

— L’habit, dit Jésus, ne fait pas le prêtre. Quoi qu’il en soit, je vous remercie de votre amour et de votre bonté. Cet ouvrage a dû vous coûter très cher. Il est d’une telle finesse et d’une telle beauté ! ajouta-t-il en le palpant doucement du bout des doigts.

— On nous a commandé de le…

Rachel allait continuer, quand Marie la Magdaléenne lui lança un regard plein d’un sévère avertissement.

— L’argent était le bienvenu, balbutia Rachel. Nous sommes pauvres, messire.

Les gens se regardèrent entre eux. Un vêtement sacerdotal fabriqué grâce à l’argent d’une prostituée, eh bien… ! Comme si la fin de toute respectabilité n’avait pas suffi, déjà. Maintenant, c’était le blasphème ou quelque chose d’approchant qui s’insinuait partout. Mais il fallait s’y attendre, cela devait arriver. Simon dit :

— Il y a une grande multitude là en bas, maître. Mieux vaut te montrer à ton avantage. Regarde, le vêtement que tu portes est à peine décent ; il y a une grande déchirure ici, vois, et un autre accroc, là – pour peu qu’il s’agrandisse, ça deviendrait embarrassant. Mets-toi derrière cet arbre et passe cette robe neuve.

Jésus obtempéra de bonne humeur et revint bientôt devant eux changé en un modèle de parfaite respectabilité. Simon dit :

— Tout ça fait un peu trop propre peut-être. Un ou deux jours devraient y mettre bon ordre. Et cela te serre un peu aux épaules. C’est égal…

Avant de s’adresser à la foule, Jésus eut un mot pour ses disciples – un mot qu’ils ne comprirent pas très bien.

— Les nombres sacrés de Dieu, dit-il. Quels sont-ils, ces grands nombres sacrés ? Les uns disent que c’est trois, d’autres, sept, d’autres encore, dix. Personne ne dit jamais huit. Et pourtant, huit est tissé à même la création de Dieu, plus étroitement encore que les hommes ne peuvent sʼen douter. Dans le miracle de la création des eaux de cette terre, deux esprits de l’air se sont mariés pour former un nouvel être, et ils sont entraînés à jamais dans une danse de huit…

Ils le regardaient tous avec un air d’incompréhension dévouée – même Judas Iscariote et Jean, les savants.

— Peu importe, reprit Jésus avec un soupir. N’y pensez plus. Mais c’est le nombre huit qui entrera dans mon discours, les choses étant ce qu’elles sont.

Et là-dessus il alla prêcher la multitude.

Au premier accent de sa formidable voix, Amos et Simon, qu’il nous faut appeler par souci de clarté Simon le zélote, se regardèrent l’un l’autre en hochant la tête d’approbation. Ça, c’était de la force, de l’autorité ! Jésus dit :

— Je vous parlerai des bénis, c’est-à-dire de ceux qui appartiennent au royaume. Les bénis, telle une grande armée, sont constitués en huit brigades ou bataillons ou compagnies. Compagnie est le terme le meilleur, car il évoque le mot de compagnon. Bénis, donc, sont les pauvres en esprit – le royaume est à eux. Bénis, les affligés, car ils seront consolés. Bénis, les débonnaires, car ils hériteront de la terre. Bénis, ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés. Bénis, les miséricordieux, car ils obtiendront merci. Bénis, les purs en leur cœur, car ils verront Dieu. Bénis, les pacificateurs, car ils auront nom « enfants de Dieu ». Bénis, ceux qui, étant justes, sont persécutés à cause de leur justice – à eux aussi le royaume. Bénis êtes-vous, tous et chacun d’entre vous, quand les grands et les puissants vous humilient et vous persécutent et répandent toute espèce de méchanceté sur vous et contre vous – faussement, faussement, car si vous appartenez au royaume, les paroles mauvaises ne peuvent être que fausses. Réjouissez-vous, soyez heureux ! Avant vous, les prophètes furent ainsi persécutés, calomniés, outragés…

Un immense murmure courait tout autour du vallon ou de la vallée dénommée Nékev, et les zélotes présents hochaient sombrement la tête en se regardant les uns les autres. Tous étaient convaincus que Jésus ne pouvait parler que d’un seul prophète : l’unique, celui qui avait été tout récemment persécuté, calomnié, humilié, mis à mort.

— Et mis à mort ! cria une voix. Souviens-t’en… mis à mort ! La tête tranchée comme celle d’un lapin.

— Réjouissez-vous, je le répète, s’écria encore Jésus. Grande sera votre récompense au royaume.

Il parla encore, mais sans excès, car il y a toujours une limite à ce que l’oreille ignare peut absorber. En tout cas, pas un instant la formidable voix ne fléchit, non plus que la maîtrise du verbe ne faiblit. Et, tandis qu’il parlait de la récompense future pour les patients et les pacifiques, personne n’aurait pu dire qu’il tournait en vertu sa propre faiblesse, car jamais voix aussi puissante n’avait été lancée contre ces collines, jamais corps aussi puissant n’avait levé des bras tout à la fois aussi musclés et pleins d’amour. Eh quoi, voilà un homme qui est capable de dévorer un mouton entier et de lutter avec les lions, un vrai Samson moins la stupidité, et de quoi parle-t-il ? De douceur et d’amour ! À un moment, il dit :

— Je ne m’attends pas à voir l’amour jaillir spontanément de votre cœur et inonder de tendresse ceux qui sont en vérité parmi les moins aimables. Pour moi, l’amour est plutôt un art que l’homme ou la femme doit apprendre, tout comme, dans ma jeunesse, j’ai appris celui du charpentier. L’amour est l’outil, pour ainsi dire, qui modèle la dureté grossière et l’inertie noueuse de ce bois plein dʼéchardes qu’est le cœur de nos ennemis, pour lui donner le poli de l’amitié. La colère engendre toujours la colère. Celui qui est en colère et qui vous frappe dans sa fureur, ne lui rendez pas le coup. Tendez-lui l’autre joue, étonnez-le. Il apprendra de vous comment se conduire le jour où lui-même il sera assailli et frappé. Ainsi répandons-nous l’amour et étendons-nous le royaume.

Il conta des histoires, dit des paraboles, proposa de difficiles énigmes, se montra brutal, aimable. À la fin de son discours, ses disciples firent cercle autour de lui pour le protéger de ceux qui eussent mis en lambeaux sa robe sans couture par excès d’amour. Les zélotes n’étaient pas parmi ceux qui criaient, s’agrippaient, adoraient. Ils attendaient.

Les zélotes Simon et Amos attendirent tout un jour. Ils mirent leur zèle à apprendre où Jésus et ses disciples installeraient leur campement et finirent par découvrir celui-ci dans une clairière boisée, près de la petite rivière Bihimrut, non loin du village que tout le monde appelait Meluchlach, bien que ce ne fut pas son vrai nom. Simon et Amos se présentèrent, à la nuit tombée, alors que la compagnie prenait son repas de poisson, de pain et d’olives. Simon dit :

— On nous appelle des zélotes. Tu connais sûrement ce nom. Tu sais sûrement aussi ce que nous essayons de faire.

— Ce que nous devons faire, renchérit Amos.

— Oui, dit Jésus.

Il acheva de manger son poisson jusqu’à l’arête, s’essuya les doigts à sa précieuse robe sans couture, puis reprit :

— Votre zèle s’emploie à tenter de mettre fin à l’esclavage de notre peuple, à purger Israël entier de ses gouvernants corrompus, à chasser l’étranger, à reconstruire un pays fort et libre sous le règne du roi des cieux.

— Tu exprimes parfaitement la chose, dit Simon le zélote, conformément à notre attente – à cela près que tu devrais dire : sous le règne du Messie. Et voici donc notre question : es-tu le Messie ?

— Je prêche un règne, répondit Jésus, mais je sais que ce n’est pas celui que, vous et vos amis, vous cherchez. Car vous frapperiez à grands coups de hache pour vaincre et renverser. Vous souhaitez aujourd’hui un automne qui soit aussi le printemps. Mais il n’est pas donné à l’homme de hâter le rythme des semailles et des moissons.

— Explique-toi plus clairement, dit Amos.

Et Simon le zélote :

— Moi, je dirais que ce n’est que trop clair. Pourtant, messire, tu te trompes si tu penses que nous voudrions que les forces d’Israël frappent au nom de la justice aujourd’hui même sur-le-champ, dans l’instant. Nous savons qu’il faut un temps de préparation nécessaire.

— Écoutez-moi, dit Jésus. Si je montais sur le trône d’Israël, ce serait après avoir exterminé mes ennemis – oui ?

Les deux zélotes hochèrent vigoureusement la tête en signe d’approbation.

— Mais moi, j’enseigne que l’on doit aimer ses ennemis. Je ne peux aimer et tuer à la fois. Peut-être direz-vous : « Très bien, étouffe tes ennemis sous tes preuves d’amour ». Cependant, à en juger par vos visages, je ne vous croirais pas enclins à ce genre de propos.

— Nous avions compris, dit Simon le zélote, que tu ne prenais pas entièrement à la lettre ces belles paroles d’amour.

— Oh, si, tout à fait à la lettre, répondit Jésus. Le plus littéralement du monde. Et je vous dirai encore une chose décevante : c’est que triompher de son ennemi par l’amour est chose aussi lente que la croissance de l’arbre à partir de la graine. Nous y reviendrons peut-être plus tard, si vous voulez bien continuer à m’écouter. Pour le moment, parlons du règne d’ici-bas. Le règne sur cette terre n’est que terrestre, et de savoir qui régnera selon les lois de ce monde est bien le cadet des soucis humains. On tue le tyran, on met un homme de bien à sa place, mais l’homme de bien a toutes chances de se changer lui-même en tyran. Il est de la nature du pouvoir de ce monde d’engendrer cette fin. Ce n’est pas en changeant le gouvernement des hommes que l’on change les hommes eux-mêmes. Car le changement doit venir du dedans.

— Les hommes ne changent pas, dit Simon le zélote d’un air têtu. Les hommes sont les hommes, comme les chameaux, les chameaux, et les chiens, les chiens. Mais s’il est loisible que chameaux et chiens soient les esclaves de l’homme, celui-ci ne doit pas devenir l’esclave des autres humains. L’homme doit être libre.

— Oui, dit Jésus. Libre. Mais libre des tyrannies intérieures : libre de la concupiscence, de la haine, de l’égoïsme. Oui, l’homme change. Il doit changer. Moi, c’est le royaume de la liberté intérieure que j’enseigne, celui dont le nom est : royaume des cieux. Revenons à ma comparaison de la graine et de l’arbre. Prenez une graine, de moutarde mettons, puisque c’est la plus petite de toutes les semences. Plantez-la. Viendra le temps où elle s’épanouira en bouquet et où les oiseaux de l’air nicheront même dans sa touffe. Cette graine, c’est ma parole que je sème. Il arrive souvent que les oiseaux la mangent et que le sol pierreux lui refuse toute nourriture. Mais çà et là, elle prendra racine et poussera. Seulement, pas en une nuit.

Simon – non pas le zélote, mais celui de Jésus – dit, non sans détresse :

— Maître, parles-tu sérieusement ? Pour ma part, je ne pensais pas… Il me semblait, veux-je dire… Enfin, on nous a donné à croire… Tout de même, cela fait beaucoup de temps à attendre, de la graine à l’arbre. Parfois toute une vie d’homme…

— Ainsi donc, toi aussi, Simon, dit Jésus, tu rêves d’un printemps qui serait également la saison de la moisson. Ai-je jamais parlé d’un royaume ici-bas ?

— Tu parles d’un royaume, n’empêche, rétorqua Simon. Et qui dit royaume dit roi. Je suis un homme simple, je le sais, et peut-être ai-je mal entendu, mal compris ; mais je pensais que nous allions porter partout la nouvelle parole, pour qu’Israël entier en fût plein et pour fonder… comment est-ce, André ?

— Le royaume des justes, répondit André.

Petit Jacques dit :

— Jean, mon vieux maître, dénonçait les péchés d’Hérode de Galilée. Car c’est lui, Hérode, qui l’a emprisonné et assassiné. Mais nous, on a continué à croire au royaume des justes, qui devait remplacer le royaume d’Hérode et celui de César… l’Empire, à vrai dire. Et Jean nous a envoyés à toi.

— Il vous a envoyés à moi, dit Jésus, pour former une armée d’hommes qui recherchent la justice, une armée qui vienne battre aux portes de la corruption royale et crier : « Va-t’en, roi, que nous couronnions la justice et l’installions sur ton trône ». Oui ou non ?

— Plus ou moins, dit Barthélémy lentement, en hésitant. C’est vrai, nous avions compris que tous ces baptêmes, toute cette prédication, toute cette urgence devaient mener à… enfin, pas exactement à battre aux portes et à crier…

— Écoutez, dit Jésus farouchement, sourds que vous êtes, plus sourds que les pharisiens ! D’abord, nous devons apprendre la justice en nous-mêmes, comme la tolérance et l’amour. Et il y faut le temps, autant qu’à la semence pour prendre et pousser. Toi, Philippe, qui rêves quand tu ne chantes pas tes chansons, de quoi rêves-tu ?

— Je rêve, dit Philippe. Je rêve de… ma foi, de ce que la loi ancienne dit que l’on doit rêver… de la venue du Messie, pour qu’il détruise le mal comme le feu consume la forêt, et qu’il fonde le royaume.

— Avec le roi des cieux à Jérusalem, dit Jésus, et les glaives et les cuirasses d’Israël étincelant au soleil ? Non, enfants que vous êtes ! Faux rêve, illusion !

— Il est écrit, fit observer Amos, que le gouvernement reposera sur ses épaules – mais ce n’est pas des tiennes qu’il s’agissait, si larges et fortes qu’elles semblent être. Adieu, je m’en vais porter cette mauvaise nouvelle.

— Ton nom est Amos, n’est-ce pas ? demanda Jésus. Eh bien, va-t’en porter au contraire la bonne nouvelle, Amos. Celle du royaume des cieux.

Il ne voyait que figures d’enterrement autour de lui. Il rit d’abord ; puis, avec la plus ardente gravité, il reprit :

— Comprenez bien ce que je dis. Je suis venu pour commencer à répandre l’annonce du royaume. Pour commencer, je dis bien, pour commencer. Qui sait quand s’accomplira le royaume ? Si je parlais de dix mille années pour que se fasse l’arbre, peut-être serais-je tristement loin de la vérité. Mais, aux yeux de Dieu, que sont dix mille ans ? Il peut attendre, et moi avec lui, le temps de l’accomplissement. Et maintenant, quant à cette vie qui est nôtre, quant à cette mission, elle nous conduira bientôt à Jérusalem, le lieu où le trône du pouvoir est occupé par l’usurpateur et où les maîtres des âmes enseignent une perversion pharisienne de la vérité de Dieu. À Jérusalem, ne vous y méprenez pas, certains écouteront la parole, mais beaucoup, non ; et s’il doit y avoir triomphe, il sera étranger aux aigles et aux trompettes. À Jérusalem, il y aura souffrance, humiliation, désastre. Ne vous y méprenez pas. Connaissez le pire maintenant.

Aucun d’eux n’osait le regarder en face, sauf Jean et Judas Iscariote. Il poursuivit :

— Non, vous ne pouvez connaître le pire maintenant. Vous êtes bien trop innocents pour en concevoir l’idée.

Amos fut le premier à ouvrir la bouche, et tout ce qu’il trouva à dire fut un « Oui, oui, oui » déçu. Puis :

— Tu viens, Simon ? ajouta-t-il.

Simon, le Simon de Jésus, Simon le pêcheur, dit :

— Pourquoi moi ? Et de quel droit ? Ah, c’est à l’autre Simon que tu t’adressais.

Et l’autre Simon dit :

— Un seul de nous suffit pour porter le message. Je suivrai. J’ai grand besoin de réfléchir.

— Moi aussi, dit Amos en se levant, péniblement semblait-il, du sol. Et amères sont mes pensées, très amères.

Sur une vague salutation à Jésus, il s’en fut, seul, tête basse, sous le croissant de lune.

— Eh bien ! dit Jésus presque gaiement. Comme vous le voyez, la route est là, avec la lune qui éclaire obligeamment. Et elle mène au monde de la raison et de la sécurité. Retournez chacun à votre métier, fondez une famille, rêvez de celui qui viendra renverser les rois de leur trône et poignarder Tibérius César dans son bain. Allez ! L’homme doit être libre, a dit l’autre Simon.

— Je ne suis pas l’autre Simon, riposta l’autre Simon. Je suis Simon.

— Certes, l’homme est libre, dit Jésus, car Dieu l’a ainsi fait. Libre de choisir la route qu’il voudra.

— J’ai toujours eu mes doutes, dit Thomas, et vous savez tous que… je ne mâche jamais mes mots. Ouais, je me suis toujours demandé si toute cette aventure valait le coup. Dame, j’y ai appris beaucoup de choses, ça, je l’avoue sans rechigner. Mais telles que je vois les choses et comme je l’ai souvent répété, tout homme a le droit de… enfin oui, de compter sur une sorte d’accomplissement, qu’on pourrait appeler ça, de son vivant. Il n’a jamais été dans mes intentions de m’asseoir au pied d’un arbre et de le regarder pousser. J’ai à faire.

— Bien dit, Thomas, dit Jésus. Mais, je te le promets, tu verras une sorte d’accomplissement. Les politiques vont bientôt me haïr, autant que les hommes de la synagogue me détestent déjà. Amour est un mot dangereux, vois-tu. Dʼemblée, et pour longtemps, il engendre la haine. Cette haine portera sûrement ses fruits. Il sera très intéressant de voir si tu restes avec moi. Rien ne t’y force.

— Moi, ce à quoi je pense, dit Simon (pas le zélote, l’autre), c’est que tu as des milliers de suivants, oui, des milliers. C’est une chose qui ne cesse de m’intriguer. Et tout cela serait pour rien ?

Thaddée, fort peu loquace d’habitude, parla cette fois de façon qui ne lui ressemblait guère :

— Nous pourrions marcher sur Jérusalem et y entrer… les milliers qu’on est, comme il dit… et forcer tous ces gens à accepter le royaume des justes.

— Les forcer à accepter la justice, dit Jésus. Il faut que je me souvienne de cela, Thaddée. Et maintenant, que penserais-tu de nous jouer un petit air sur ta flûte ?

Thaddée avait posé sa flûte sur ses genoux. Il la cacha sous sa robe. Il regarda Philippe, mais Philippe contemplait le feu. Le feu qui allait mourir bientôt si personne n’y mettait du bois. Personne ne le nourrit. Barthélémy se massait l’estomac en grimaçant doucement. Matthieu respira profondément, puis se mit à balancer son escarcelle au bout des doigts.

— Il y a un peu d’argent là-dedans… quelques piécettes. Je te le remets, donc ?

— Moi, je reste, dit Judas Iscariote. Je serai le trésorier de ceux qui resteront avec moi – avec lui, c’est-à-dire.

— Matthieu, dit Jésus, l’enfant prodigue.

Matthieu avait l’air très malheureux. Simon le zélote les regarda tous et s’exclama :

— Par le Dieu vivant d’Israël, pour rien au monde je ne voudrais de gens de votre trempe dans mon parti ! Comment pourrait-on fonder un royaume avec des hommes si prompts à céder à la déception ? Quel parti résisterait à des individus si prêts à déserter leur chef ?

— Nous ne le désertons pas, rétorqua l’autre Simon. Simplement…

— Vous vous apprêtez à le déserter, oui. C’est toi qu’on appelle Simon, hein ? J’ai honte d’avoir à partager ce nom avec toi. Écoutez, que je vous dise… J’ai déjà rencontré d’autres chefs, beaucoup de chefs, qui braillaient de grands mots creux, qui éructaient de belles promesses pleines de vent. Jamais encore je n’en avais rencontré un qui fît métier d’honnêteté… jusqu’à présent. Tous, ils vocifèrent à qui mieux mieux : « Choisissez-moi pour chef, et demain, quand vous vous réveillerez, l’arbre de la justice aura poussé ». Lui, il parle de la semence qu’on enterre et de la lenteur qu’elle mettra à grandir. Qui sommes-nous pour parler de semer la justice ici-bas, quand nous n’avons pas la justice au fond de nous-mêmes ? C’est le bon sens qui sort de sa bouche, la vérité de Dieu. Si vous ne voulez pas le suivre, je le suivrai, moi.

— Je m’appelle aussi Pierre, lui dit l’autre Simon. Libre à toi d’être Simon. Moi, je serai Pierre. Mon pauvre homme de père me donnait parfois ce nom.

Et il se mit à pleurer comme un enfant.

— Bien, dit Jésus. Voilà qui est réglé, je pense.

— Rends-moi, l’escarcelle, dit Matthieu à Judas. Je ne sais pas très bien ce qui m’a pris.

Non, dit Judas Iscariote, C’est moi le trésorier maintenant… si l’on veut bien me le permettre, s’entend, ajouta-t-il.

— Ma foi, peut-être cela vaut-il autant. Je n’aime pas vraiment manipuler l’argent. Parfait, c’est toi le trésorier.

— Pardon, pardon, pardon, sanglotait Simon, désormais devenu Simon Pierre.

Simon le zélote dit :

— Bon, ça va, on a compris, tu regrettes. Écoute, si tu as un morceau de poisson froid et un quignon de pain de reste, ce ne serait pas de refus. Je n’ai rien mangé depuis le lever du jour.

— Ouais, dit Thomas. Quand j’ai dit ce que j’ai dit tout à l’heure, comprenez-vous, sur le fait que j’avais autre chose à faire, je voulais parler de mon impatience de foncer partout pour me faire le champion de l’amour et tout. Si je compte bien, on est douze maintenant ; il serait temps de penser un peu, mais redressez-moi si je me trompe dans ma supposition, comme ça m’arrive parfois… qu’est-ce que je disais ? Ah oui, qu’il serait temps de penser à se mettre en route tous tant qu’on est, par deux ou par un, pour répandre le message. C’est vrai, ça fait trop longtemps qu’on reste là derrière toi, maître, comme des potiches, à te laisser tenir le crachoir, si tu me passes l’expression. Il serait grand temps qu’on s’attelle un peu à l’ouvrage au lieu de demeurer plantés à regarder pousser l’arbre, comme qui dirait. Bon, voilà, c’est tout.

— Tu n’es qu’un menteur, Thomas, gronda Petit Jacques. Tu essaies de te tirer, un point c’est tout. Mais je vois clair dans ton jeu, et les autres aussi.

— Qui donc c’est que tu traites de menteur ? Tout costaud que tu es, j’en mangerais deux comme toi au petit déjeuner.

— … Même un petit bout de poisson froid, dit Simon le zélote, s’il y en a de reste.

Jésus dit :

— Menteur ou pas, Thomas a exprimé ma pensée. Il est grand temps que vous parcouriez la Galilée, et même au-delà, pour apporter la bonne nouvelle.

Il sourit joyeusement à Simon qui dévorait maintenant son poisson :

— Allez par quatre, puis séparez-vous par deux ; ensuite séparez-vous encore et continuez seuls. Apprenez la solitude, mais sans hâte excessive. Prenez la route dès demain. Pourquoi pas ?

Et il leur expliqua que faire et ne pas faire. Il leur dit :

— Ne parlez pas trop de miracles, de guérisons, de vue rendue aux aveugles. Car les miracles s’en vont rejoindre tous les actes de l’histoire humaine pour devenir matière à doute dans l’esprit de ceux qui n’en furent pas témoins. Mais toute vérité dite reste vérité pour l’éternité.

Simon Pierre marmonna, les yeux baissés :

— Je crois qu’il faut que, tous, nous sachions ce que tu as en tête, maître : que l’entrain ne nous manquera pas au départ, mais que certains d’entre nous ne reviendront pas. Moi je te dis : si, nous reviendrons.

— À votre retour, si vous revenez, dit Jésus, vous saurez où me trouver. J’ai mon propre enseignement à faire et je devrai écarter moi-même les importuns. Vous saurez où je suis.

Il dit encore :

— Si vraiment l’amour a le pouvoir de vous soutenir, puis de vous ramener à moi, alors sachez-le : ce pouvoir est en vous. Il faut que nous dormions bientôt, j’ajouterai donc peu de chose. Que vos leçons soient simples, car elles sʼadresseront à des gens simples. Contez-leur les paraboles que je vous ai enseignées. Surtout, qu’ils apprennent l’amour par l’exemple.

La surexcitation et l’appréhension les retinrent presque tous éveillés, à écouter les chouettes. Seul, Simon (l’ancien Simon le zélote) s’endormit d’un coup et ronfla comme une scie.