À PROPOS DʼUN ROMAN
SUR JÉSUS-CHRIST

La seule excuse que l’on ait pour écrire encore un livre sur Jésus-Christ est, probablement, de suggérer des faits nouveaux, des vérités nouvelles, une interprétation nouvelle. Du point de vue biographique, tout a été dit, une bonne fois, dans les quatre évangiles. En principe, un roman ne saurait donc être qu’un réagencement du récit, visant le sensationnel, tendant à prouver, par exemple, que le Christ était en réalité Judas ou que c’est Ponce Pilate que l’on crucifia, et le Christ qui, déguisé en centurion, lui perça le flanc d’un coup de lance. Mon roman, hélas ! ne veut rien renouveler. Il suit le récit des quatre évangélistes, à cela près qu’il tâche de combler, par des inventions plausibles, cette grande lacune qui s’étend dans la vie de Jésus entre sa bar-mitzvah et le commencement de sa mission. Ainsi, je fais de lui un homme marié, puis un veuf sans enfant. Mais là s’arrête ma tentative de révolution.

Pour ce qui est de la partie du récit qui découle des évangélistes, mon principal objectif a été de bien caractériser le personnage du Christ, ainsi que celui de chaque disciple – de les montrer dans leur vérité d’êtres humains avec leurs talents et leurs parlers distinctifs. Le Christ n’a rien du petit homme de la tradition, doux comme un agneau, humble, malingre. Il est grand, fort, avec une voix puissante – sorte de tigre au physique, à défaut de géant. Aspect qui me semble correspondre au moins à un fait de simple déduction, concluant à un organe vocal qui puisait sa vigueur dans une vaste capacité thoracique et donc dans une formidable oxygénation. J’ajouterai que, allant de pair avec cette hypothèse, il y a une certaine satisfaction à voir un homme en plein épanouissement physique abdiquer sa force au profit de la tolérance et de l’amour.

Je me suis également efforcé de formuler de nouveau ce que l’Église enseigne depuis deux millénaires – mais, semble-t-il bien, sans y mettre toute l’énergie nécessaire. Si le Christ est, par son sacrifice, le rédempteur des péchés de l’humanité, il faut qu’il soit le Fils de Dieu, puisque, seul, Dieu fait chair peut fournir la victime susceptible d’apaiser Dieu-esprit, aux yeux de qui le péché est une tare intolérable (esthétiquement ? éthiquement ? Pas plus l’un que l’autre de ces termes ne conviennent exactement). Or, si Dieu peut devenir chair, il semble logique que la chair puisse devenir pain et vin. L’eucharistie, comme la propose le Christ, est toujours niée par les versions réformées du christianisme, y compris, apparemment, le catholicisme depuis Jean XXIII (à tout le moins le mouvement œcuménique paraît-il prêt à accepter l’eucharistie comme une pure cérémonie, en rejetant la tradition de la transsubstantiation). Ce livre-ci met l’accent sur le caractère logique de l’eucharistie. Il souligne aussi la beauté d’une sorte de structure divine (Dieu en tant que Lévi-Strauss).

Le précurseur né d’une femme qui n’était plus en âge de concevoir Le rédempteur né d’une vierge

Dieu se fait chair
La chair se fait pain et vin

Par-dessus tout, j’ai voulu marquer qu’il nʼest d’espoir pour l’homme que dans la régénération personnelle – c’est-à-dire dans la bonne volonté d’indulgence, voire d’amour, de pardon, même, de chacun pour ses ennemis. La réforme politique est sans espoir. La croix est le symbole de l’État – l’État de César ou du président de la République française aussi bien. La voie du Christ (le Chemin de Croix) est la seule viable – même d’un point de vue pratique et non mystique. Amour creuset viable, (et il y a croix dans creuset : croiseul, disait-on en vieux français) = via crucis.

Anthony Burgess
Monaco, 7 juin 1977