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Comme on pouvait s’y attendre, les pharisiens, hors d’eux, ne tardèrent pas à organiser une réunion pour exprimer officiellement leur indignation et débattre un plan afin d’abattre Jésus. Eliphaz, Samuel, Jonas et Ezra avaient tous, en tant qu’anciens de la foi, place au Grand Conseil religieux et pouvaient donc parler aux prêtres, sans remonter peut-être jusqu’au sommet de la hiérarchie, avec une certaine familiarité. Eliphaz, qui avait invité deux de ces prêtres chez lui pour cette réunion d’indignés, avait même le droit, sans craindre la rebuffade, d’emprunter un ton protecteur. Ces deux prêtres se nommaient Haggai et Habbakuk, dénominations excellemment prophétiques s’appliquant à deux solides fourchettes, affairées à piocher dans les mets du dîner (truite grillée, jardinière de légumes, rôti de veau, fruits, vin grec à l’âpreté soulignée de goudron et de résine). Après le repas, Eliphaz déclara :

— Il faut que le Conseil se réunisse, absolument. Tarder ne peut qu’encourager ce grimacier, avec son sourire et sa bande de rustres loqueteux qui l’accompagnent. Je le répète : il faut frapper tout de suite.

Et il regarda d’un œil féroce Habbakuk et Haggai, qui rayonnaient béatement l’excellence des victuailles offertes. ! Habbakuk dit :

— Réunir le Conseil au grand complet pour décider du sort d’un prédicateur errant, c’est souligner notre propre impuissance à en finir avec lui ici même et présentement.

— Pour ma part, j’aimerais vous prier tous, dit la voix de flûte de Haggai, de faire abstraction de tout ressentiment personnel. Nous devons nous fonder sur, hum, oui, la morale et l’ordre public.

— Tout homme, dit Ezra sur le ton du ressentiment, est en droit de ressentir une atteinte à sa propre autorité. J’avais un apprenti dans mon atelier qui se livrait à des plaisanteries douteuses où il était question de moutons revêtant la peau du loup. Je me suis défait de lui, et ce n’était que justice. Maintenant, il me moque ouvertement dans la rue. Quand il me voit, il me crie : « Sépulcre blanchi ! ». Le jeune salopard !

— Aaaaah, fit Eliphaz déguisant sous un bâillement le rire malvenu qu’il étouffait (car Ezra avait quelque chose, il fallait bien l’admettre, d’un sépulcre blanchi). Peccadilles ! En l’occurrence, c’est la foi de nos pères que l’on moque. Eh bien, mes révérends pères, que proposez-vous ?

— Jusqu’où, s’enquit Haggai, désirez-vous aller ?

— Jusqu’au bout, gronda Ezra.

— Chassons-les de Jérusalem, dit Samuel plus modérément. Lui et sa racaille de mendiants musclés. Faisons-lui peur. Prenons-le sur le fait de blasphémer et rappelons-lui le châtiment qu’il en coûte.

— Oh, il évite soigneusement le blasphème, dit Habbakuk.

— Oui, dit Ezra. Sa seule idée est d’insulter ses supérieurs.

— Parce que ce n’est pas blasphémer, demanda Eliphaz, que de prétendre qu’une prostituée entrera au ciel avant les prêtres du Temple ?

— Malheureusement pas, répondit Haggai. C’est grand dommage, mais non. Personnellement, je songeais à ses rapports avec le pouvoir civil.

— Là aussi, il s’est montré très prudent, dit son collègue.

— Et ce centurion, dit Jonas, va faire le tour de la ville en racontant qu’il existe au moins un Juif ami de Rome.

— Donnons-lui à choisir, dit pensivement Habbakuk, entre Dieu et César. C’est à double tranchant.

— Je ne vous suis pas très bien, dit Eliphaz.

— Plus tard, plus tard, s’impatienta Haggai. Essayons d’abord un moyen un peu plus simple.

Ce qui entraîna un superbe concours de vertu au cours duquel Ezra, qui faisait commerce de farine de froment importée, profita de certains renseignements en sa possession, touchant la femme d’un de ses employés. Le nom de cet employé est sans intérêt pour nous, mais celui de la femme était Tirzah. Elle entretenait des rapports adultères avec un petit homme assez beau et coquet, dont le métier était de vendre des lampes en fer forgé fabriquées par des artisans honteusement sous-payés. Ezra alla arracher cette pauvre femme à sa petite maison pendant que le mari était au travail, aidé dans cette opération comme dans ses pieuses invectives par Eliphaz et Jonas, et moralement assisté par la présence silencieuse, yeux au ciel, des pères Habbakuk et Haggai. La femme, donc, fut traînée par les cheveux et les vêtements – lesquels, déchirés par ces tiraillements, la faisaient paraître plus impudique qu’elle ne l’était en réalité – jusqu’à l’enceinte du Temple, et à un moment du jour où les disciples de Jésus étaient attablés dans une taverne, tandis que Jésus lui-même écrivait ou traçait des signes mystérieux dans la poussière du sol poudreux (qui n’avait pas connu la pluie depuis plus de dix jours). Certains racontent que c’était un poisson qu’il dessinait, en écrivant son nom, JÉSUS, en grec, tout autour. Mais ceci est sans aucun rapport avec ce qui nous préoccupe. Ezra, agrippé aux cheveux de Tirzah qui glapissait de douleur, s’écria, à portée d’oreille de Jésus :

— Israélites mes compatriotes ! Il est dit dans les commandements que le Seigneur remit à Moïse : « Tu ne commettras point l’adultère ». Péché ignoble s’il en est. Et voici que vous avez devant vous une immonde pécheresse, une femme adultère prise sur le fait !

— Sur le fait ? dit quelqu’un qui salivait.

— Presque. Immédiatement après l’acte. Celui qui était son partenaire dans le péché doit être considéré comme le moins coupable des deux, puisque, ainsi que nous l’enseignent les saintes écritures, c’est par les artifices de la femme que naît le péché. Ainsi en fut-il au jardin d’Éden. Ainsi en est-il présentement. Lapidez-la !

Il lâcha les cheveux de la femme, qui ne put pourtant s’enfuir, cernée qu’elle était par les amateurs de lapidation. Jésus, comme tous s’y attendaient, se dressa alors et s’écria :

— Arrêtez !

Les autres s’arrêtèrent assez volontiers, dans l’espoir d’une bonne distraction. Jésus dit très haut :

— Est-il un seul d’entre vous qui n’ait jamais péché ? Un seul ? Si oui, que celui-là jette la première pierre. Eh bien ! qu’attendez-vous, pieux pharisiens ?

Puis à la femme, la relevant doucement :

— Va en paix. Mais ne pèche plus.

La femme s’enfuit en courant – mais pour l’heure seulement, car elle devait bientôt se joindre au groupe des suivantes de Jésus, femme adultère s’ajoutant à la prostituée et à la fille de reine comme aux pieuses couturières et autres diverses adoratrices, toutes Filles de Jésus comme elles commençaient à se faire appeler.

À cet instant, Eliphaz cria :

— Qui es-tu pour oser défier la loi de Moïse ?

Et ses amis renchérirent :

— Oui, qui es-tu, blasphémateur, violateur des commandements ?

— Il est écrit, poursuivit Eliphaz, que l’adultère est un crime – et un crime abominable –, que la femme adultère doit être jetée sur le tas de fumier comme une ordure et que son mari a le droit de la répudier et de la livrer à la colère des justes. Donc, il est vrai que tu blasphèmes contre la loi, pécheur que tu es, pécheur sous tes vêtements de prédicateur, sépulcre blanchi !

— Moïse, dit Jésus d’une voix d’abord mesurée, dut céder, pour l’amour de la paix et de l’ordre, à la dureté de cœur des Israélites, et il toléra que, vous-mêmes et vos ancêtres, vous répudiiez vos épouses. Mais telle ne fut jamais l’intention première du Seigneur notre Dieu. Car, ainsi qu’il est écrit, Dieu a fait l’homme et la femme mâle et femelle respectivement, et l’homme quittera ses père et mère par fidélité à sa femme, et tous deux deviendront une seule et même chair. Donc, ce qui a été uni par Dieu, aucun homme ne le déliera.

Il garda ce ton mesuré lorsque le prêtre Haggai prononça les paroles qu’il avait comploté de dire avec Habbakuk.

— Jésus de Nazareth, nous savons tous que tu dis la vérité et que tu l’enseignes. Et peu te chaut à qui puisque, à tes yeux comme à ceux de Dieu, si l’on peut s’exprimer ainsi sans blasphème, tous les hommes sont égaux. Pourtant il est une chose qui m’intrigue et à propos de laquelle j’espère que tu diras aussi la vérité. Nous, fils de la foi, sommes convaincus que toutes choses appartiennent à notre Dieu. Est-il donc conforme à la loi de payer tribut à César ?

Aimablement, Jésus regarda les prêtres souriants, les pharisiens aux yeux étroits, les gardes romains perchés sur la tour de guet surplombant le Temple et, plus loin, Barabbas et ses amis. Puis il abandonna sa douceur et s’écria :

— Hypocrites et sots ! Pourquoi cherchez-vous à m’entraîner dans des paroles de trahison ? Montrez-moi une pièce de monnaie romaine. Allons, montrez, montrez, et vous aurez votre réponse !

Ce fut un simple soldat romain qui jeta une piécette à Petit Jacques, lequel la cueillit habilement de ses énormes mains, puis la tendit à Jésus. Jésus l’éleva en l’air, de sorte que le soleil la fit briller un instant. Ensuite il cria :

— Elle est à l’effigie de qui et au nom de qui ?

— De César. De l’empereur Tibérius César. C’est le nom de César. Oui, le nom de César. De César.

— Fort bien alors, dit Jésus. Vous devez rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu.

Et il tendit la pièce à Judas Iscariote, le trésorier. Un sou étant un sou.

On croit en général qu’Eliphaz le pharisien et Jésus Barabbas le zélote vociférèrent simultanément leurs accusations. Eliphaz s’écria :

— Saisissez-vous de lui ! Qu’attendez-vous ? Il blasphème contre la décence, la loi et l’ordre. Il est l’ami des pécheurs, des voleurs, des putains, vous l’avez entendu de sa propre bouche. Lapidez-le ! Chassez-le de la ville sainte !

— Chasse-toi toi-même, sépulcre blanchi ! cria en retour un homme, un anonyme.

C’était le sentiment de beaucoup de gens. Le terme même de sépulcre blanchi commençait à être populaire, et l’on chantait une rengaine (écrite, à en croire certains, par le disciple Philippe, bien qu’il n’y en ait aucune preuve) dont les paroles disaient :

Je ne suis rien quʼun sépulcre blanchi,
Joliment fait et beau d’aspect.
Mais gratte, et dessous tu as le gâchis :
Crasse et péché puant la mort.

Quant à Barabbas, ainsi que je l’ai dit, il cria lui aussi et l’on rapporte que ses paroles furent celles-ci :

— À mort ! Qu’attendez-vous pour le tuer ? Il est l’ami de César, il lèche les sandales des Romains, il fait des tours de magie égyptienne à leur profit ! Ennemi de la liberté, pervertisseur de la vérité israélite ! Lapidez cette ordure !

Et ses compagnons et lui commencèrent à lancer des détritus et des pierres que les deux Jacques voulaient leur renvoyer ; mais Jésus les retint :

— Ne faites rien. Tirez votre leçon des pharisiens.

Eliphaz et ses amis quittaient en effet rapidement les lieux. La police romaine, qui s’était tenue jusqu’alors à la périphérie de la foule, intervenait maintenant vivement – en fait, dès le jet de la première pierre. Un caillou, lancé par Jobab ou Aram dans la direction de Jésus et de ses disciples, atteignit l’un des soldats à la joue gauche. Des légionnaires syriens commencèrent à rosser d’innocents badauds juifs. Barabbas tenta d’étrangler un Syrien, petit mais tout en muscles. On voyait accourir des renforts, alertés par une sonnerie de trompe, des casernements proches. Un porte-étendard éleva très haut sa bannière en signe de paix romaine. Une pierre le blessa. Il se servit comme d’une lance de la pointe de la hampe. On lui arracha l’étendard, qui tomba à terre, hampe brisée. Barabbas, Jobab et Aram furent empoignés sans grande difficulté. Barabbas qui haletait, n’injuria pas les soldats. Il réserva ses mots les plus durs à Jésus :

— Traître ! C’est toi qui m’as livré. Aux mains de…

Sur quoi, un décurion le frappa du poing sur la bouche. Puis le décurion, louchant dans la grande lumière du soleil, tourna son regard vers Jésus et ses disciples, debout, mains croisées, très calmes, et demanda à l’un de ses hommes :

— Et lui ?

— Nooon. Aime tes ennemis, qu’il dit, çui-là. Plus facile à dire qu’à faire.