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On laissa Jésus seul dans une antichambre de la demeure de Caïphe. La pièce était nue, dallée de marbre, meublée de deux sièges courbes, de style romain. Comme on ne l’avait pas invité à s’asseoir, il resta debout. D’ailleurs, sa solitude ne dura pas. Eliphaz et un ou deux autres pieux pharisiens entrèrent – priés par qui ? mystère – et se mirent aussitôt à le railler et à l’insulter. Eliphaz dit :

— Alors, te voilà moins pressé de ricaner et d’avoir l’injure à la bouche, à présent ? Moins prompt à maudire et à condamner tes supérieurs ? Allons, parle-nous un peu des sépulcres blanchis, de l’engeance de vipères et de la souillure que c’est de se laver les mains avant les repas. C’est toi qui souilles le jour !

Il cracha à la face de Jésus qui le dominait de beaucoup, de sorte que le crachat s’écrasa seulement sur le haut de la robe sans couture – laquelle était d’une grande propreté, d’ailleurs, car Jean l’avait lavée la veille encore, en prévision du repas de la pâque. Jésus regarda cette bave, mais ne daigna pas l’essuyer de ses doigts. Puis il tourna un visage souriant vers Eliphaz et ses amis. Eliphaz dansa de rage.

— Oh, tu peux sourire, tu n’en as plus longtemps à ricaner et à prendre tes airs sardoniques. Cesse de nous jeter ces regards supérieurs, ordure !

Il donna un coup de pied dans le tibia droit de Jésus, mais ce fut à ses propres orteils qu’il fit mal, bien plus qu’à la jambe dure et musclée.

— Qu’on lui bande les yeux ! cria-t-il. Un linge, quelque chose, allons !

Ezra tira de sa manche un bout d’étoffe qui lui servait à s’éponger le front, car il était enclin à la transpiration, et, comme il était d’assez grande taille, il en banda les yeux de Jésus qui rit et dit :

— Vous semblez penser que je doive entrer dans votre jeu d’enfants. Jamais je n’aurais imaginé que des hommes de votre sorte finiraient par m’amuser. Continuez, faites ce que vous voulez.

Eliphaz dut sauter en l’air pour parvenir à le gifler faiblement sur la joue. Il haletait.

— Et maintenant, voyons ce qu’il te reste de cette belle intelligence et de ce grand œil clairvoyant de l’esprit !

Il frappa de nouveau et les autres l’imitèrent, à l’exception de Jonas qui dit :

— Il y a un… un manque de dignité, oui, auquel je…

— Eh bien, prophète ! s’essouffla Eliphaz. Prédis-nous qui sera le prochain à te frapper, ordure !

Jésus arracha le bandeau de ses yeux et le jeta par terre. Puis, sans effort, il souleva Eliphaz comme un enfant et le tint à bout de bras en disant :

— Crache maintenant, si tu le veux. Il est plus facile de cracher d’en haut que d’en bas.

Eliphaz se débattait furieusement. Jésus le laissa retomber sur le sol. Aussitôt les autres pharisiens firent pleuvoir sur lui les coups. Debout, impassible et souriant, il ne bougea pas. La porte s’ouvrit ; Zérah entra. Il jeta un regard froid à Eliphaz et à ses amis et dit :

— C’est inconvenant.

— Tu as raison, dit Jésus. Je te présente mes excuses. Il s’agit, j’imagine, d’un moment solennel.

Eliphaz ricana tandis que Zérah reprenait :

— Le Conseil est enfin au complet. Tu dois me suivre.

Et il fit signe à Jésus de franchir derrière lui un passage voûté menant à un corridor nu et sonore, tout imprégné d’une vieille odeur de pain rassis. Un genre de secrétaire les croisa en bâillant, les mains chargées de tablettes. Le bâillement se changea en béement devant la haute taille et la musculature de Jésus.

— C’est ici, dit Zérah en ouvrant une porte. Entre.

— Un prêtre du Temple a forcément préséance sur un simple criminel, répliqua Jésus.

Zérah le regarda durement un instant, puis entra. Jésus suivit et découvrit, assis à une longue table lisse, une douzaine de gardiens de la foi, clercs ou laïcs. L’un des prêtres achevait à peine un interminable bâillement.

— Il est tôt, dit Jésus. Je regrette que l’on ait dû vous tirer du lit à cause de moi.

— Le prisonnier, dit Zérah en prenant place à la table, voudra bien désormais ne prendre la parole que lorsqu’on l’y invitera.

À gauche, une porte s’ouvrit sous la main d’un serviteur et Caïphe pénétra dans la salle. L’assistance se leva. Caïphe portait une vieille robe déchirée et plutôt sale. Jésus dit :

— Je prévois une cérémonie de lacération des vêtements.

— Le prisonnier ne parlera que lorsqu’on l’y invitera, répéta Zérah.

Puis il se tourna vers Caïphe, qui avait pris place au centre du Conseil aligné. Caïphe acquiesça de la tête et dit :

— Nous pouvons commencer à présent, je crois. Tu es Jésus de Nazareth, reprit-il en regardant Jésus. C’est bien ton nom ?

Jésus ne répondit pas.

— Est-ce bien ton nom ?

Jésus resta silencieux. Zérah dit :

— Le prisonnier se montre délibérément contrariant.

— Tu ne nies pas que tel est ton nom, reprit Caïphe. Es-tu aussi le Messie ? Si tu te considères comme le Messie, tu dois nous le dire.

— Si je vous le dis, répondit Jésus, vous ne le croirez pas. À quoi cela servirait-il donc ?

— Le Grand Prêtre, fit observer Zérah, doit être appelé Votre Éminence.

— À quoi servirait-il de vous le dire, Éminence ?

— Ce n’est pas une réponse, dit Caïphe. Mais il y a tout le temps de répondre. Dis-nous maintenant : quelle est la nature de l’enseignement que, tes disciples et toi, vous avez propagé ici, en Judée ?

— La question est parfaitement inutile, Éminence, dit Jésus. J’ai parlé ouvertement à tous ceux qui voulaient bien m’écouter. J’ai enseigné ouvertement dans les synagogues, les rues, au Temple même. Mon enseignement n’avait rien de secret. Si vous désirez être plus amplement informé, interrogez ceux qui m’ont écouté.

Caïphe et Zérah échangèrent en silence un regard. Le prêtre Haggai fit un signe du doigt à Caïphe. Caïphe hocha la tête et Haggai dit :

— Le prisonnier doit savoir que nous détenons certaines dépositions sous serment et signées. C’est ainsi que tu es censé avoir dit : « Je pourrais détruire le Temple de Dieu et le reconstruire en trois jours ». Est-ce exact ?

Jésus le regarda, mais se tut. Haggai haussa les épaules. Caïphe dit :

— J’en reviens à ma question précédente. À ton avis, es-tu le Messie ? Te considères-tu comme – ô blasphème, blasphème ! – le Fils du Très-Haut ?

— Éminence, répondit Jésus, ce que j’ai fait au nom de mon père… (Sa voix s’éleva un peu, lente et claire)… parle pour moi.

— Au nom de ton père, répéta Caïphe. Vous avez entendu ? continua-t-il à l’intention de ses collègues. Il a suffisamment blasphémé.

— Vous devez maintenant, dit Jésus, déchirer vos vêtements selon le cérémonial, Éminence.

Caïphe, apparemment impassible, se leva et déchira symboliquement le devant de sa robe. Un peu de poitrine décharnée et un bout de sein velu apparurent. Il demanda :

— Quelle est la sentence ?

— La sentence est la mort, dit Zérah, mais elle ne peut venir de nous. Pas selon la loi présente. S’il plaît à Votre Éminence, l’accusé s’est condamné de lui-même pour blasphème. Toutefois, notre assemblée est une cour non de justice, mais d’instruction. Les conclusions de la cour d’instruction sont que l’accusé est inculpé, en vertu de la nature même des blasphèmes qu’il a proférés, de trahison, au sens séculier du terme. Y a-t-il quelqu’un parmi vous qui ne soit pas d’accord ?

Il regarda ses collègues. Aucun ne broncha. Jésus dit :

— Avec tout le respect que je dois à cette cour, je ferai remarquer qu’elle n’a pas autorité pour déposer ce genre de conclusion. Quand en Israël le séculier et le religieux ne font qu’un, tout crime contre la loi est un crime contre le Très-Haut, et tout crime de cet ordre est passible de la mort, selon la loi mosaïque. Tant que la loi reste, comme aujourd’hui, partagée entre le sacré et le séculier, l’autorité laïque doit prononcer ses propres accusations face à un crime séculier et requérir une peine séculière. Libre à vous de me punir en m’excommuniant du troupeau des fidèles, mais non de faire d’un crime contre la foi un crime séculier. Ce que j’en dis là est à seule fin que vous soyez convenablement informés. Je me soumets, comme je le dois, à vos insupportables machinations – sur lesquelles je suis prêt à éclairer, s’ils le veulent bien, ceux d’entre vous qui sont peu versés dans ce genre de procès. La chose est simple…

— La cour s’est montrée indulgente à l’égard du prisonnier, l’interrompit Zérah. La cour ne posera plus qu’une seule question : que répond l’accusé à la charge retenue contre lui ?… Il s’agit là d’une simple formule de courtoisie, qui n’appelle pas plus de réponse qu’elle n’est indispensable sous forme de question.

— Je vais prononcer des paroles terribles, dit Jésus, ainsi que vous vous y attendez. Vous ne verrez que bien trop tôt s’ouvrir les cieux et les anges de Dieu monter et descendre autour du Fils de l’Homme ressuscité. Ressuscité pour rendre une justice qui soit celle de Dieu, et non des hommes.

— La cour ordonne, dit Caïphe en se levant, que l’on te conduise devant le procurateur de Judée, représentant de la puissance occupante et dans les mains duquel repose l’autorité pour te juger, te condamner et t’exécuter. Père Haggai, auriez-vous la bonté, s’il vous plaît, d’appeler la garde du Temple.

Haggai hocha la tête et se leva. En se dirigeant vers la porte, il tourna les yeux vers Jésus et lui dit :

— Insolent ! Jamais encore nous n’avions entendu pareilles insolences.

Et il leva la main pour frapper. Jésus saisit vivement cette main et la rabattit, puis la tint, comme s’il s’était agi de celle d’une petite fille, tout en disant au tribunal, qui avait cessé d’être une cour pour n’être plus que des hommes se levant, certains s’apprêtant à regagner leur lit :

— Avec tout le respect que je dois à votre assemblée, le processus dans lequel vous vous engagez actuellement ne sera pas aussi simple que vous le pensez. Votre logique est assez transparente : tout homme qui affirme être le Messie, prétend être roi d’Israël ; mais tout roi d’Israël issu d’Israël même se dresse contre l’autorité de César. Messie – Christos – Basileus – Rex. Telle est votre argumentation. Mais je n’ai jamais revendiqué la royauté. Je parle du royaume des cieux, qui n’est ni le royaume d’Israël ni celui de César. Je n’ai rien à ajouter ; cependant je vous prie, pour le bien de votre conscience, de vous souvenir de mes paroles.

Pendant tout ce temps, Haggai se débattait vainement pour tenter de se dégager. À la fin, Jésus, comme s’il l’avait oublié, abaissa son regard sur le petit prêtre en colère et le laissa aller. Puis ses yeux semblèrent contempler une vision intérieure, tandis qu’il attendait avec Zérah l’arrivée de la garde. Zérah se taisait de son côté, s’affairant à lire un parchemin. Haggai revint avec quatre hommes glaive au côté.

— Et maintenant, dit Haggai, tu vas voir comment Ponce Pilate traite les insolents.

Mais il garda sa distance.

À l’aube, les représentants du pouvoir romain (Ponce Pilate ne se trouvait pas encore à Jérusalem ; il venait juste de quitter Césarée) avaient annoncé officiellement que l’on procéderait à trois crucifixions dans l’après-midi. Les exécutions comme l’enlèvement des corps seraient effectués, était-il dit, ponctuellement avant le début du sabbat, au coucher du soleil, puisque la puissance occupante reconnaissait le caractère spécifiquement sacré que revêtait, aux yeux des occupés, le sabbat suivant immédiatement la pâque. Les criminels qui seraient exécutés étaient Jésus bar Abbas, communément dénommé Barabbas, et ses complices, Jobab et Aram. L’annonce de ces exécutions, faite à l’aube donc, et répétée à plusieurs reprises pendant le début de la matinée, provoqua la colère bruyante des zélotes. À la vue de Jésus que l’on conduisait sous escorte au palais du procurateur – l’ancien palais d’Hérode le Grand – il y eut des cris de : « Traître ! C’est toi qui l’as livré à l’ennemi ! » et autres clameurs, et une pierre atteignit Haggai au cou. Celui-ci, saisi d’une fureur fort peu ecclésiastique, en appela à la protection romaine. Les légionnaires ne manquaient pas dans les parages, trop heureux de cogner avec le plat du glaive sur ces mal lavés de Juifs.

Ce fut une matinée très affairée. Les deniers d’argent rejetés par Judas Iscariote furent rapportés au trésorier du Temple, lequel invoqua cependant l’inconvenance et l’illégalité probable qu’il y aurait à remettre en caisse ce qu’il appela l’argent du sang. Un jeune et brillant fonctionnaire du Trésor fit remarquer que se présentait enfin l’occasion, envoyée par le Ciel (son supérieur tiqua à cette épithète), de mener à bien une opération dont on parlait tout le temps, surtout à l’époque de la pâque où la ville était bondée de visiteurs, mais que l’on ne réalisait jamais, en prétextant chaque fois le manque de fonds – à savoir : la conversion d’un bout de terrain à usage commercial en cimetière public pour les étrangers. Ce jeune et brillant fonctionnaire avait connaissance d’un homme, propriétaire d’un atelier de poterie dans une sorte de cour, d’environ un arpent, qui parlait beaucoup de renoncer aux affaires pourvu qu’il trouvât acheteur pour son terrain. Le jeune et brillant fonctionnaire se retira, sur un vague geste de main, avec mission de faire une offre, de verser des arrhes, puis de s’entendre avec le potier pour dresser un acte de vente. Il alla trouver son homme et lui dit :

— Le cimetière des Étrangers du Grand Jérusalem… beau nom, eh ? ça sonne distingué, non ?

— Bon, va pour trente deniers, dit le potier. Mais il court de drôles de bruits à propos de cet argent… qu’on n’en veut plus au Temple parce que c’est l’argent du sang.

— L’argent c’est l’argent, et il n’y a pas plus d’argent du sang que d’autre chose. Celui-ci sert à acheter un lieu de piété et de charité. Pas question de demander comment les gens seront morts ni où. Parfait, appose ta croix, là.

À cause de l’étiquette sanglante attachée à cet argent, le champ ne tarda pas à être baptisé par le peuple Akeldama, ou Champ du Sang. Je pense que l’on peut se risquer à deviner qui y fut enseveli le premier. Sans question ni problème. Geste de pure charité. Les chats jouaient autour de la tombe anonyme.

Oui, matinée riche en événements. Ponce Pilate, irrité par les cris des zélotes, arriva mourant de faim à son quartier général de procurateur et prit un petit déjeuner – pain et miel, arrosé d’un peu de vin léger et doux – pendant que son adjoint, Quintilius, lui résumait rapidement l’emploi du temps de la journée. Pilate était un homme sourcilleux, robuste et dans la force de l’âge, plus tendre qu’il n’en avait l’air, las de son poste et rêvant déjà de la retraite. Quintilius était intelligent, rusé et ambitieux. Il dit :

— Nous en avons terminé avec les infractions mineures ne méritant pas la peine de mort. Maintenant, à propos des trois hommes qui seront exécutés cet après-midi, ces Juifs arrêtés pour actes de subversion publique…

— Bon, eh bien ? Est-ce que ce Jésus bar Abbas est dans le lot ? On n’a pas cessé de me rebattre les oreilles de son satané nom sur tout le trajet. Encore un de ces patriotes juifs, soi-disant ? Alors, qu’as-tu à me dire à son ou à leur propos ?

— Hum, c’est à lui surtout que je pense, Excellence. Il y a eu des… hum… pressions de la part de certains citoyens pour suggérer que ce serait un acte de clémence, hum… avantageux, de le relâcher. D’exécuter les autres, mais de laisser filer ce Barabbas.

— Avantageux ? Nous ne cherchons pas à tirer avantage de ces Juifs, Quintilius. Et la clémence, non… Rome ne mange pas de ce pain-là. Débarrassons-nous de ce trio – au diable les trublions ! Cela fera un exemple pour le reste des patriotes.

— Excellence, dit Quintilius, c’est le temps de la pâque. La ville est pleine à craquer. Ce Jésus bar Abbas est un personnage populaire. Il en coûtera moins de le relâcher que d’avoir… hum, l’ennui de maintenir l’ordre en cette période d’exaspération des sensibilités. Le sentiment national a l’air de s’étendre. C’est une saison où tout le monde semble se rappeler qu’il fut un temps où les Juifs étaient une nation réduite en esclavage par les Égyptiens. Ils sont sortis d’Égypte, vous savez. Et ils ont formé une nation. Il y a longtemps de cela, mais tous s’en souviennent.

— Oui, dit Pilate. Eux et leur religion nationale et leur petit dieu local ! poursuivit-il après avoir bu un peu de vin. Quand se décideront-ils à devenir adultes ?

— Excellente question, Excellence.

— Quelle est la nature précise de son crime, à cette espèce de Barabbas ?

— Il a brisé un étendard romain. Il était dans un état d’extrême surexcitation sur le moment. C’était dû apparemment aux discours d’un prédicateur populaire, un certain Jésus de Nazareth. Pure coïncidence : homonymie, évidemment. Le nom est assez courant, d’ailleurs. Autre forme de Josué. Et autre coïncidence encore : ce Jésus de Nazareth vient justement d’être arrêté… Enfin, en un sens. Pas de notre fait.

— Si ce n’est pas de notre fait, alors il n’y a pas d’arrestation du tout.

— Voyons, Excellence, souvenez-vous : nous encourageons la, hum, population indigène à collaborer au maintien de l’ordre romain. Ce Jésus de Nazareth doit répondre à une grave accusation. Des témoins très haut placés attestent qu’il a tenu des propos séditieux…

— Lesquels ? À bas César, par exemple ?

— Non, il se prétend souverain de droit de ce territoire, Excellence.

Les deux Romains échangèrent un regard, puis Pilate prit la miche de pain, en rompit un bout qu’il trempa dans du miel de Sicile. Il dit ensuite, tout en mâchant :

— Alors, c’est un fou.

— Fou ou pas, Excellence, leur Grand Conseil religieux prend tout ce qu’il y a de plus au sérieux ses propos séditieux. Il insiste pour que justice soit faite.

— Ces gens insistent, dis-tu ? C’est à croire qu’ils ont leurs raisons de se débarrasser de lui, qui n’ont rien à voir avec ce qu’ils qualifient de trahison. Race visqueuse, que ces Juifs. En tout cas, pas question de leur accorder un procès pour l’instant. Pas avant un ou deux mois.

— Excellence, sauf votre respect, le Grand Prêtre lui-même estime que le procès et l’exécution sont une affaire d’extrême urgence.

— Le Grand Pr… Caïphe ? Caïphe en appelle à la justice de Rome ?

— Oui. Et il la réclame pour aujourd’hui même. Immédiatement. Il a l’air de croire que vous procéderez à la signature de l’arrêt de mort ce matin même. Dès que, bien entendu, vous aurez pris connaissance des témoignages probants et irréfutables.

— Ma parole, ils ont tous perdu la tête !

— Il y a en ce moment deux prêtres dehors, dans la cour. L’homme en question est avec eux. Ils lui ont lié les mains, comme s’ils avaient peur qu’il ne s’enfuie.

Quintilius sourit. Pilate soupira, puis dit :

— Fais-les entrer. Voyons un peu de quoi il retourne.

— Oh ! il est hors de question de les faire entrer ici, répondit Quintilius. Votre Excellence paraît oublier qu’elle est impure et son palais aussi, selon la religion de ces gens. Ils déclarent refuser de se souiller en pénétrant dans la maison d’un païen.

Le sourire de Quintilius s’était élargi.

— Ah, ces Juifs ! Dis-leur que je viens tout de suite. C’est-à-dire dans une heure environ. Le temps de prendre un bain… Impur, hé ? Ah, par Jupiter !

La présence de Jésus, poings liés, entouré de gardes et sous la surveillance de deux prêtres, dans la cour du procurateur, attira une foule très mélangée aux alentours du temple de l’autorité romaine avec ses hommes d’armes et ses aigles. La cour était entourée sur trois côtés de murs bas et d’arbres, ainsi que d’une rude phalange de soldats casqués, glaive au flanc. La foule s’approcha aussi près que possible en poussant des cris et en levant le poing. Cela ne posait guère de problèmes à la troupe, les Juifs étant plus enclins à se battre entre eux qu’à tenter d’attaquer inutilement la garde de Pilate. Les adeptes de Jésus, peu nombreux dans l’assistance, se firent proprement rosser par les zélotes ; comme les plus bruyants partisans du Messie étaient des femmes, l’agression physique fut en fait très unilatérale. La plupart des soldats romains goûtaient fort le spectacle de Juifs se battant entre eux. L’un d’eux dit à son voisin :

— Tu vois la petite garce, là-bas ?

— Laquelle ? La jeune ?

— Non, pas la toute jeune, l’autre. J’ai été avec elle, mais pas ici. C’est une tapineuse. Une vraie collection qu’il a autour de lui, ce yeled de Jésus. Des putes et des voleurs et tout. Une vraie bande de dégoûtants, ces Juifs, par n’importe quel bout que tu les prennes. Hé, chérie, on monte tous les deux ?

Mais Marie de Magdala, avec Marie la mère de Jésus et Salomé, ainsi que d’autres filles de celui qui était venu et qui devait bientôt partir, avaient compris l’aspect désespéré de leur cause et se frayaient déjà un chemin pour se retirer de la foule. Aucun des disciples n’était présent. Par prudence, obéissance, lâcheté, ou à cause de l’immense apathie qui s’était abattue sur eux, ils se terraient, nul ne savait où.

À la fin, Ponce Pilate sortit, accompagné de Quintilius, et fit conduire Jésus et les deux prêtres – Zérah avait renvoyé les gardes du Temple, désormais inutiles – jusqu’à une petite tonnelle sise à l’arrière du palais. Là, assis sur un siège de jardin en pierre Pilate dit :

— Messires, ainsi que vous le savez, les infractions à vos lois religieuses ne sont pas de mon ressort. Mes fonctions sont d’ordre purement séculier. Vous êtes des prêtres et vous m’avez amené un homme, les mains liées, avec une garde armée dont on peut difficilement dire qu’elle exerce des fonctions séculières. Je pense que la première chose à faire est de vous renvoyer tous deux de façon à tenir la religion à l’écart de cette affaire, quelle qu’elle soit. Ensuite, mon adjoint et moi-même, nous pourrions questionner ce… votre prisonnier, en maintenant le tout dans les limites du séculier. Cependant, vous pouvez, puisque c’est vraisemblablement vous-mêmes qui avez voulu qu’on lui liât les poignets, les délier s’il vous plaît. Je n’ai pas peur de lui, même si tel n’est pas votre cas.

Les prêtres haussèrent les épaules et Haggai défit la corde qui réunissait les poignets de Jésus. Puis Zérah dit :

— Nous connaissons parfaitement l’étendue, ou plutôt les limites, de la juridiction de Votre Excellence. Mais nous vous apportons une accusation purement séculière. Nous avons pris cet homme sur le fait de pervertir l’opinion de notre peuple sur les rapports de Dieu et de l’État…

— Laissez Dieu – le vôtre, veux-je dire – hors de ceci. Votre Dieu ne m’intéresse pas.

— Dirais-je alors, Votre Excellence, qu’il encourageait à la sédition civique ? Nous avons des dépositions écrites, dûment signées et scellées, à cet effet.

— Je vous fais confiance, rétorqua Ponce Pilate. Quoi d’autre ?

— Votre Excellence, dit Haggai, il déclare être le Christ, c’est-à-dire l’Oint du Seigneur.

— Moi aussi je connais le grec.

— Oui, Votre Excellence, dit Haggai. Mais l’état d’oint se rapporte très expressément à la royauté. Ce Jésus est entré à Jérusalem comme roi d’Israël, désigné, oint et couronné de sa propre main.

— Mon adjoint ici présent m’a rapporté qu’il est entré à Jérusalem sur un âne.

— Ce geste, Votre Excellence, répliqua Zérah, était intentionnel et voulait représenter un accomplissement blasphématoire des écritures.

— Je vous répète que votre religion n’est pas de mon ressort. Non plus que ce que vous qualifiez de blasphème.

— Pas même, dit Zérah, le blasphème contre la foi romaine ?

— Vous tous, Juifs, blasphémez la foi romaine. Vous n’admettez pas la nature divine de l’Empereur. Et nous, à notre façon peut-être stupide et civilisée, nous tolérons vos blasphèmes.

— Mais, fit observer Zérah, puisqu’il s’est présenté comme le roi d’Israël désigné de son propre chef, n’y a-t-il pas là défi indéniable de l’autorité romaine ?

Pilate soupira, puis sourit, puis fronça les sourcils.

— Quelle piété vous mettez dans ces mots : l’autorité romaine ! Vous la détestez, l’autorité romaine, autant que le premier de ces prétendus patriotes mal lavés qui braillent là-dehors ; mais vous voulez la paix, c’est-à-dire que vous ne voulez pas de séparation de l’Église et de l’État. Entendez que vous voulez une situation bien établie, avec un peu d’argent et une jolie petite villa sur la côte. Pas d’hypocrisie, je vous prie, Vos Révérences, ou quel que soit le titre que l’on vous donne. À ma connaissance, cet homme n’a pas incité le peuple à renverser le représentant de César et à accepter à sa place un individu juché sur un âne. On ne m’a fourni aucune raison d’appeler les légions de Césarée ou de renforcer la garde armée autour des édifices publics. Non, messires, j’ai autre chose à faire que de m’occuper de vos superstitions et de cette absurdité que vous appelez blasphème.

Pendant tout ce temps, Jésus s’était tu. Debout, il se massait lentement et doucement les mains en ayant l’air d’écouter une musique intérieure. Pilate le regarda et vit en lui une force, et non la folie. Zérah dit :

— Votre Excellence, je parlerai net. Si nous étions une nation maîtresse de son gouvernement, nous aurions le droit d’exiger le châtiment qui, selon la loi mosaïque, convient au crime de blasphème. Ce Jésus se fait appeler le Fils de Dieu. Il est fort possible que cela ne signifie rien pour la puissance occupante ; mais pour nous, fils d’Israël, c’est le suprême affront à la divinité. Cela mérite la mort. Seulement, en tant que peuple occupé, nous n’avons plus le pouvoir de mettre à mort un pécheur. Voilà pourquoi nous faisons appel à vous.

— Voilà au moins qui est franc, dit Pilate. Vous ne sollicitez pas mon jugement. Vous désirez seulement m’employer comme instrument de mort.

— Peut-être, dit Haggai, n’irions-nous pas jusqu’à user d’un vocabulaire aussi… terre à terre.

— Non, bien sûr, dit Pilate. Et si je rejette votre demande d’exécution de cet homme, alors, sans doute, tôt ou tard, m’accusera-t-on d’avoir manqué dans une certaine mesure au maintien de l’ordre et de la tranquillité parmi le peuple de Judée. Je crois que je vais maintenant parler à cet homme. Veux-tu que nous causions ? demanda-t-il à Jésus.

Jésus ne répondit pas. Zérah montra du doigt une sacoche en cuir qu’il avait sous le bras :

— Il est inutile de poursuivre, Votre Excellence. Nous avons déjà dressé l’instrument d’exécution… en latin aussi bien qu’en araméen. Il vous suffit de…

— Signer, l’interrompit Pilate. Je prendrai ma propre décision sur ce point.

Puis, avec une égale autorité, il dit à Jésus :

— Messire, avez-vous des angoisses de conscience à l’idée de pénétrer dans la demeure d’un infidèle ?

L’emploi involontaire du terme honorifique qu’il venait de faire spontanément le scandalisa aussitôt, et il reprit beaucoup plus sèchement, avant de s’éloigner d’un pas décidé :

— Mon adjoint te conduira à mes appartements privés.