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Pilate reposait à demi, d’un air las, sur une couche dure. Le soleil entrait à flots ; le ciel offrait le bleu sans pitié et constant d’une saison de sécheresse, bien qu’il y eût une frange de légers nuages à l’horizon septentrional. Jésus restait debout et très immobile. Pilate dit :

— Tu es un homme de grande taille ; même lorsque je suis debout, je suis forcé de lever les yeux vers toi. Bien entendu, ce n’est pas dans l’ordre des choses. Veux-tu t’asseoir, toi aussi ?

— Ce serait inconvenant, n’est-il pas vrai ?

— Roi des Juifs, dit Pilate. Te tiens-tu réellement pour le roi des Juifs ?

— Si j’ai un royaume, répondit Jésus, il n’est pas de ce monde. S’il était de ce monde, des épées s’entrechoqueraient pour moi afin d’empêcher que l’on me livrât à des juges.

— Pas de ce monde, répéta Pilate. Pour ce que cela signifie. Même si ton royaume n’est, comme tu le dis, pas de ce monde, tes ennemis ne s’y trompent pas quand ils déclarent que tu prétends être roi.

— Cela ne change rien à l’affaire, répondit Jésus. Je suis venu au monde à une seule fin, qui est de porter témoignage de la vérité. Tous ceux qui sont soucieux de vérité écouteront ma voix.

— Qu’est-ce que la vérité ? Cela non plus ne change rien à l’affaire. Tu sais que les prêtres veulent ta mort ? Tu sais aussi que moi seul ai le pouvoir de te relâcher ou de te faire crucifier ?

— Ce pouvoir, dit Jésus avec ce qui parut être à Pilate une légère nuance de sympathie ou même de pitié, est circonscrit par les gens mêmes qui s’inclinent devant lui. On vous racontera que l’ennemi de la foi des Juifs n’est pas l’ami de César. Il faut que vous le sachiez.

— Oui, dit Pilate. Je le sais déjà.

Ils avaient commencé la conversation en araméen, que Pilate parlait assez couramment, mais de façon un peu rudimentaire. La première fois qu’il avait utilisé le mot de roi, instinctivement le procurateur était passé au latin : Credis te esse regem verum Iudaeorum ? et ainsi de suite. Jésus était passé tout aussi aisément à cette même langue.

— Hoc scio, répéta Pilate. Que puis-je faire de toi ? reprit-il. Tu parais n’avoir commis aucun crime contre Rome. Éprouves-tu un sentiment quelconque envers Rome ?

— Les hommes ont besoin d’être gouvernés, répondit Jésus, avec un léger haussement d’épaules. Je crois qu’il est bon qu’il y ait un royaume de César – qui ou quoi que puisse être César – et un royaume de l’esprit. Et bon que les deux se rejoignent rarement. Car si le royaume n’était qu’un seul et même royaume, alors l’âme serait abaissée jusqu’au monde du corps, et le corps, nullement élevé jusqu’au monde de l’âme. Et d’ailleurs mon message n’est pas destiné à une seule race ; il est pour toutes les races. Des Romains m’ont entendu aussi bien que des Juifs.

— Il me semble, dit Pilate, flairer quelque chose d’impérial dans ce… cette… comment dis-tu… mission qui est la tienne. Un universalisme. Je peux voir pourquoi les prêtres de la foi juive te considèrent comme un danger. Mais je vois aussi pourquoi je ne peux, en toute justice et raison, exaucer leurs vœux. Je te relâche donc. Tu es libre d’aller.

— Vous pouvez ne pas me relâcher, dit Jésus. Et cela vous le savez. Hoc scis.

— Dois-je commettre une injustice ?

— Vous devez gouverner.

Pilate poussa un profond soupir.

— Allons retrouver ces prêtres dehors, dit-il en se levant. Tu es vraiment très grand, répéta-t-il, et fort. Un filius deorum, comme l’écrit le poète Cinna. Ou filius Dei, comme certains de nos monothéistes auraient l’audace de dire. Je suppose que ces gens prendraient un certain plaisir à voir saigner et agoniser un corps pareil. Pardon… c’est de très mauvais goût. Viens, allons ensemble.

Dans la cour, les deux prêtres, qu’avaient rejoints entre temps d’autres ecclésiastiques et un certain nombre de pharisiens, virent sans plaisir Jésus et Pilate sortir tous deux, sans escorte armée et côte à côte, le gouvernant comme écrasé par le gouverné. Et la colère les prit lorsque Pilate dit :

— Vous avez traîné cet homme devant moi en l’accusant de pervertir le peuple. Je ne peux rien trouver à lui reprocher. Tout au contraire, plutôt. Son discours est plein de bon sens et il parle un excellent latin, soit dit en passant. Prétendre qu’il mérite la mort est un scandale.

Quintilius, l’air très affairé, s’avança vers le groupe des Juifs, après avoir donné des instructions détaillées, d’une certaine sorte, à un secrétaire qui se grattait l’oreille.

— Quintilius, dit Pilate, tu parlais de clémence. Montrerai-je de la clémence ?

— C’est la marque du véritable gouvernant, Votre Excellence.

— Et quel est l’avis de vos Saintes Révérences ? demanda Pilate.

Zérah se mâchonna un instant la lèvre inférieure, puis répondit :

— La clémence est chose excellente. Je considère que ce serait un acte admirable que de relâcher un prisonnier de notre race, en ces jours de piété et de, hum, commémorations extraordinaires. Mais tu as le choix entre les prisonniers.

— Pas question de choisir, répliqua durement Pilate. L’un d’eux est condamné pour sédition publique. L’autre n’a même pas été jugé.

— Oh, si, Votre Excellence, il l’a été, et très certainement. Vous avez, je le répète, le choix. Et vous devez remettre ce choix au peuple. Decet audire vocem populi.

— Si par là tu entends, dit Pilate, cette populace de patriotes ronchonneurs là-dehors, cela me paraît assez peu représentatif. Je refuse le choix. Vous approuvez ma clémence, parfait. Vous devez doublement approuver une double clémence.

Il s’avança d’un pas délibéré vers le pourtour de la cour et éleva la voix :

— Vous avez réclamé avec insistance la libération d’un de vos compatriotes, un certain Jésus Barabbas, condamné à la crucifixion sous l’accusation de sédition publique…

À la simple mention du nom, les clameurs le répétant reprirent de plus belle. Pilate leva la main :

— En des jours comme ceux-ci, que vous dites saints, il convient que la pitié l’emporte sur la loi. J’ordonne donc que l’on relâche cet homme.

La foule hurla de joie. Pilate cria par-dessus le vacarme :

— Attendez ! Je n’en ai pas fini avec mes actes de gracieuse clémence. Il est un autre Jésus, connu sous le nom de Jésus de Nazareth, que l’on m’a envoyé pour être jugé.

J’ai entendu la cause et ne trouve en lui nulle culpabilité. Votre désir est-il qu’il soit aussi relâché ? Il s’agit d’un innocent, je vous le rappelle. D’un homme en qui la loi romaine ne trouve aucune faute.

Il avait manqué de discernement en invoquant la loi romaine. Les vociférations réclamant le sang furent littéralement bestiales. Les cris de : « Relâchez-le ! Laissez-le aller ! Jésus est innocent ! » étaient presque entièrement couverts par les hurlements des zélotes, avec lesquels les pharisiens qui se trouvaient dans la foule nouaient momentanément une alliance vengeresse. Pilate tourna brusquement le dos à la foule et, les sourcils froncés, considéra le groupe des Juifs gourmés qui attendaient dans la cour. Jésus, toujours debout, les mains calmement croisées devant lui, restait impassible. Pilate se dirigea vers les sourires pieux et satisfaits des autres et dit :

— Je dois faire face à une décision absolument sans précédent dans ma carrière de procurateur. La décision de ne pas prendre de décision. Je me déclare innocent du sang de l’innocent. Que ce sang retombe sur vos têtes !

— En fait, dit Quintilius non sans un brin d’insolence, Votre Excellence se met officiellement en congé.

Il se tenait, remarqua Pilate, plutôt plus près des Juifs qu’il ne semblait nécessaire : même un adjoint de procurateur aurait dû garder ses distances. L’idée l’effleura soudain que Quintilius avait toujours mené un train de vie quelque peu plus luxueux que son traitement de fonctionnaire ne le permettait, pouvait-on penser. De mèche avec les indigènes  insulte ou tare courante dans les colonies.

— Dans ce cas, Votre Excellence me délègue pouvoir de signer l’arrêt de mort.

Pilate se taisait. À cet instant, un tout jeune serviteur parut, courant sous le portique le plus proche, une aiguière d’eau en métal à la main.

— Eh, toi ! s’écria Pilate. Toi, petit ! Apporte-moi cela !

Saisi par la colère qu’il y avait dans cette voix, le jeune garçon se précipita, la bouche ouverte, en renversant de l’eau.

— Verse-m’en sur les mains, lui commanda Pilate d’une voix forte. Dépêche-toi, petit, cesse de bâiller aux corneilles.

Le jeune garçon obéit et Pilate le congédia du geste. Puis, avec un sourire sarcastique, il se retourna vers les prêtres et les Pharisiens et leur dit, tout en éclaboussant leur robe avec l’eau qu’il secouait de ses mains :

— Pas une goutte de sang, vous voyez. J’ai les mains nettes, comprenez-vous.

Puis s’éloignant avec une rapidité qui seyait mal à un ministre plénipotentiaire de l’Empire romain, il passa sans plus regarder personne, et surtout pas Jésus. Le petit groupe le suivit des yeux. Quintilius sourit et dit :

— Si c’est la légalité de la chose qui vous inquiète, sachez que le triple arrêt de mort est déjà signé. Le nom de Jésus y figurait fort heureusement de toute façon, sans, heu, sans… comment appelez-vous cela ?

— Sans patronyme, dit Zérah. Notre père dans les cieux arrange tout pour le mieux. Nous savons reconnaître nos amis, sire procurateur adjoint.

Dans le cachot où l’autre Jésus, connu sous le nom de Barabbas, gisait sur la paille immonde avec Aram et Jobab, il y eut du tumulte quand la clé grinça dans la serrure. Le garde Quintus entra, le visage fendu d’un large sourire. Jobab dit :

— Ce n’est pas encore l’heure. Je sais que ce n’est pas encore l’heure. Ça se voit au soleil.

— On n’a même pas eu à dîner, protesta Aram. On nous avait promis un bon dîner. C’est écrit, c’est dans le règlement. Quels sales tricheurs, ces Romains !

Quintus sourit à Barabbas et lui dit :

— Toi, là, dehors !

— Moi d’abord ? demanda Barabbas. C’est normal, j’imagine. Qu’est-ce qu’une heure de plus à vivre dans ce trou à rats puants ? Mais il faut que tu me donnes du vin.

— Oh non, pas question. T’as qu’à t’en payer toi-même, si t’en as envie, canaille. J’ai ordre de te relâcher. Quant à vous deux, pas de changement. Jamais je comprendrai rien à ce monde. Ah, les Juifs ! Dès qu’y a un Juif quelque part, c’est la folie. Allez, espèce de porc, ouste ! Dehors, avant que je te sorte à coups de pieds !

Barabbas se leva paresseusement en affectant la plus parfaite indifférence pour son acquittement insensé, comme si peu lui avait importé de vivre ou de mourir. Jobab, écumant, se mit à hurler :

— Il y a erreur, ce n’est pas possible ! On n’a rien fait sinon de le suivre. C’est lui le chef, pas nous. On a seulement fait ce qu’il nous disait. Montre-le, ton ordre, j’exige de le voir. Ça ne peut être qu’une erreur.

— Pas question d’erreur, mes gars, dit Quintus. Vous deux, là, vous sortirez un peu plus tard, mais ça sera pas le même genre de sortie. Vous allez… (Et son accent parodia le ton patricien)… fournir un spectacle en matinée pour la populace en fête. Mais vous serez en excellente compagnie. Vous verrez ça.

Aram cracha sur Barabbas :

— C’est bien ça, hein ? Tu t’es vendu ?

— On dirait plutôt que c’est nous qu’il a vendus, gronda Jobab.

Tous deux sautèrent sur Barabbas. Quintus appela à la garde. Les deux hommes, crachant et griffant, furent maintenus non sans mal. Barabbas dit :

— C’est la justice de Dieu, mes amis, bien que les Romains ne s’en doutent pas. Dieu se sert de n’importe qui, même des Romains. Souvenez-vous de cela. Ne vous inquiétez pas ; je continuerai le travail.

Deux autres gardes entrèrent.

— Sale traître, cochon de lâcheur, cochonnerie de porc, lécheur de sandales romaines !

Barabbas leur fit adieu de la main, gaiement, tout en continuant à cacher assez bien sa surprise. Ses deux complices, amis et militants de la cause, furent contenus sans difficulté par les Romains que cela amusait.

Les événements s’acheminaient maintenant rapidement vers leur consommation. Quintilius s’arrangea pour qu’un scribe officiel préparât un titulus, ou résumé trilingue du crime du crucifié, destiné à être cloué sur le bois de justice. Il eut un instant de trouble quand on lui apporta le bout de planche passé au lait de chaux, sur lequel l’inscription peinte en noir était encore humide IESVS NAZARENVS REX IUDAEORVM disait l’inscription en latin. Et en grec : IESOUS HO BASILEUS TON IOUDAION. L’araméen, qu’il lisait assez mal, disait la même chose, présumait-il.

— Ce n’est pas du tout ce que j’avais ordonné, fit-il observer. Le crime de cet homme est de se prétendre le roi des Juifs. Ceci le fait passer vraiment pour le roi. Emportez-moi ça et recommencez. Qu’on s’amuse à le placarder tel quel et les Juifs nous tomberont dessus comme un tas de briques.

— Sauf votre respect, messire, dit le scribe (un bancal qui répandait une odeur assez délicieuse de peinture à la colle et d’huiles aromatiques). Son Excellence nous a vus préparer l’inscription dans la cour. Elle nous a demandé ce que nous allions y mettre et nous le lui avons dit. Alors c’est elle qui nous a commandé d’écrire ça. Elle nous a même aidés un peu pour l’araméen. Il faut dire que c’est une fichue langue !

— Son Excellence le procurateur ? C’est impossible.

— Si, si. Il a dit qu’il se doutait bien que cela offenserait quelques personnes, messire, mais qu’il était grand temps qu’il y en eût d’offensées. « Si quelqu’un se plaint, a-t-il dit, réponds que j’ai écrit ce que j’ai écrit ». Et là-dessus il est parti.

— Que le sang retombe sur sa tête ! marmonna Quintilius.

— Pardon, messire ?

— Emporte ça. Tu le remettras à l’officier chargé de la corvée de crucifixion.

— Bien, messire.

Jésus était désormais totalement entre les mains des Romains. Il était de coutume de faire précéder les crucifixions d’une flagellation que, si le condamné était juif, les Syriens de l’armée d’occupation n’étaient que trop heureux d’administrer. Dans la cour crasseuse de leur casernement, ils avaient déjà entièrement dévêtu Jésus, le forçant à étreindre un gros pilier de pierre (bras autour du fût et poignets liés). Déjà le sang ruisselait fort.

— Quʼest-ce qu’il est costaud ! N’a rien d’un Juif. C’est boiteux, ton affaire. Fouette-lui l’autre joue du cul.

— Oui, sergent.

— Vise le bout de peau qui pend, là. Tu peux donc pas travailler proprement ? Un coup de fouet devrait arranger ça. Tiens, Médor, attrape, v’ là un peu de viande fraîche pour toi.

La flagellation se poursuivit.

— Tu peux pas le faire gueuler un peu, ce fumier ? Comment veux-tu qu’on sache s’ils ont mal, s’ils crient pas.

— Y veut pas, sergent. C’est un costaud, comme vous dites, sergent.

— Cela suffira, dit le jeune officier qui commandait le détachement. Remettez-lui ses vêtements.

— On a à peine commencé, mon lieutenant. Les gars en veulent, vous savez. Y a des tas d’endroits qu’ont même pas été touchés, mon lieutenant.

— C’est un ordre, sergent.

Un Syrien arrivait en ricanant, à la main une sorte de cerceau hérissé de piquants, qu’il tenait précautionneusement.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda l’officier.

— Ben, mon lieutenant, il dit qu’il est roi, pas vrai ? Il insulte la majesté de l’empereur, mon lieutenant. On devrait le couronner.

— Bon, mais dépêchez-vous. Nous prenons du retard.

Ils enfoncèrent le cerceau hérissé de piquants – des branches d’épines tressées – sur la tête de Jésus, en se dressant sur la pointe des pieds à cause de sa grande taille.

— Il lui faudrait quelque chose dans la main.

— Un sceptre, sergent ?

— Donnez-lui ce fouet à tenir. Il y a peu de chances qu’il s’en serve. Y manquent de ressort, ces Yaoudis.

Ils jetèrent sur le dos de Jésus une grande cape rouge de soldat et lui mirent le fouet dans la main. À cause de la couronne, le sang lui ruisselait sur le visage. Il y eut encore un bref intermède de révérences et de salamalecs accompagnés de : « Salut, roi des Youpins ! Tu l’as dans ton royal cul, hein ? sacrée majesté youde », et ainsi de suite.

— J’ peux pas les empêcher, mon lieutenant, confia le sergent à l’officier.

— Suffis, maintenant. En route !

— Bien, mon lieutenant.

Ils dévêtirent Jésus une fois de plus ; le sergent lui administra un dernier coup de pied symbolique dans les testicules, puis on lui remit sa robe sans couture, point trop sale encore, à part le sang qui commençait à l’imprégner. Et on lui ôta le fouet.

— On a la permission de lui laisser la couronne, mon lieutenant ?

— Oui, oui. Dépêchons, nous sommes en retard.

On conduisit alors Jésus à quelque distance des casernements syriens, jusqu’à un chantier de bois où attendaient un vieil homme et un adolescent, spécialisés dans la fabrication des croix de supplice. Le vieil homme regarda Jésus comme pour prendre les mesures d’un vêtement neuf.

— Dites, mon lieutenant, c’est un drôle de morceau, celui-là, fit observer le vieillard à l’officier qui commandait la corvée. C’est çui-là qu’est bon pour essayer le nouveau modèle ?

— Le une-pièce, tu veux dire ?

— En son temps j’ai expliqué que c’était pas une très bonne idée. Évidemment, j’avais compté sans un gabarit pareil. Pour un morceau, c’est un morceau !

Le chantier contenait un certain nombre de traverses destinées à être fixées sur place à un montant déjà planté. Mais il y avait également une très belle croix toute neuve, faite d’un seul tenant avec un astucieux assemblage de mortaises et de tenons, bien qu’un ou deux clous roublards montrassent le nez à la jonction de la croix.

— Ça, c’est du bon bois. On y a travaillé dur. Dommage de le barbouiller de sang, mais c’est la vie, bon ! Tu crois que tu peux t’en tirer ? demanda le vieil homme, non sans bonté, à Jésus. Y t’ont déjà pas mal ensanglanté, pas vrai ? C’est quoi, cette chose que t’as sur la tête ?

— Du cèdre, dit Jésus en caressant et en humant le bois de la croix. Tu étais charpentier ?

— Étais ? Étais ? Je le suis toujours, l’ami. Regarde-moi ça si c’est pas plan et droit. C’est du bon travail à la scie et à l’herminette. Un péché et une honte que c’est, de penser que ça doive servir à quoi ça va servir ; probable qu’y aura pas grand monde pour remarquer beaucoup le travail qu’on y a mis. Et dire que maintenant on va m’y planter des laideurs de sales gros clous. Si je suis charpentier ? Ça alors, c’est ce qui s’appelle de l’insolence ! Chacun son métier, moi je dis toujours, et les autres n’ont qu’à se taire.

— Moi aussi j’ai été charpentier. Un bon charpentier n’aurait pas eu besoin de clouer ainsi l’entrecroix. Et les mortaises et les tenons sont bâclés.

— Ma foi, grommela le vieil homme en se frottant le menton, y en aura pas beaucoup pour le remarquer, comme je disais.

— Dieu le remarque. Dieu loue le bon travail et condamne le mauvais.

— Oh, ça va ! dit l’officier qui commandait la corvée. Assez de prêchi-prêcha. Soulève ça et en marche ! Il y a encore du chemin à faire.

Comme Jésus se penchait pour soulever la croix, du sang ruissela de son front sur le bois. Le vieil homme eut un soupir résigné.

— Ça pèse, dit-il, même pour un gaillard comme toi. Il te faut trouver le point d’équilibre, comme on dit.

— Le point d’appui. Je sais, dit Jésus.

Puis il grimaça de douleur, car le bois retombait sur une partie à vif et en sang de l’épaule. Il chercha et trouva le point d’appui ; la croix oscilla, puis prit son équilibre et s’immobilisa. C’était la crispation des bras levés pour la supporter qui, il le savait d’avance, serait plus douloureuse que l’écorchement causé par la lourde masse de bois.

— Si c’est pas de la belle ouvrage, ça, dit le vieux. Ça se voit encore mieux maintenant qu’elle est debout. C’est tout ? demanda-t-il au jeune officier. Bon, alors on peut fermer la boutique, jeunot. Vale, schalom, andio et le reste.

Le lieu du supplice était une colline appelée, d’après sa forme, lieu du Crâne et située (elle l’est toujours, bien entendu) juste en dehors des murs de la ville, vers le sud-ouest. Le jeune officier dit :

— Cela fait un bon bout de chemin. C’est pénible, hein ? Qu’importe, ce sera bientôt fini. Enfin, façon de parler, naturellement.

Ainsi donc la marche commença. L’un des soldats du détachement battait un petit tambour à main, de fabrication orientale, pour soutenir la cadence. Un autre portait sous le bras le titulus trilingue et blasphématoire. Jésus, qui allait en tête – de sorte qu’on pût le fouetter s’il tombait ou s’il traînait – s’efforçait d’avancer bon pas en tenant bien haut son front ensanglanté. Mais la croix pesait lourd. Déjà, à l’approche de la grande rue qui traversait la ville d’est en ouest, ils entendaient la forte rumeur d’une multitude, les coups de plat de glaive et les ordres des sous-officiers du cordon de police. Cette foule s’était assemblée non pas tant pour voir passer Jésus en route vers le supplice que pour exprimer ses sentiments sur la mort imminente des deux zélotes – lesquels avaient emprunté ce même chemin il y avait tout juste un quart d’heure, en portant de simples traverses sur leurs épaules.

Une foule est un étrange animal, doué sans aucun doute d’une âme qui lui est propre, bien différente de celle des simples individus qui la constituent. Il faut dire que sa colère à propos de l’exécution d’Aram et de Jobab était dans une certaine mesure modifiée maintenant par l’acquittement de Barabbas, lequel se tenait très ostensiblement au premier rang des spectateurs, où on l’acclamait et le félicitait. Quand Jésus apparut, nombreux furent ceux qui virent l’inscription du titulus et que rendit furieux l’allusion à sa royauté. Mais ils ne discernaient pas très bien la cause de leur colère : était-ce la prétention de Jésus lui-même, ou alors ce qui ne pouvait être qu’une insolente satire de la part des Romains ? Jésus semblait encore plus imposant et plus grand qu’il n’avait jamais paru : sorte de grand taureau humain, calme, ensanglanté et chargé d’un monstrueux fardeau. Le fait que cette foule n’avait encore jamais vu pareille croix – le procédé courant étant, ainsi que je l’ai déjà précisé, celui de la traverse mobile et du montant fixe et permanent – était une source de peur respectueuse et d’étonnement. Il y eut un moment de silence dans la masse humaine, au-dessus de laquelle s’élevèrent les pleurs des femmes. On chuchotait un peu partout que l’une d’elles était la mère du criminel – « Là, vous voyez, cette belle femme, si digne et honorable ». Un murmure de sympathie monta, et l’officier chargé de la corvée de crucifixion, malgré son inexpérience relative, sentit courir sur sa peau un frisson prémonitoire, conscient de ce qu’un tel murmure contenait en soi plus de danger en puissance que toutes les clameurs, les malédictions et les jets de pierres. Ce fut la nervosité qui le poussa à donner un léger coup de fouet sur le flanc de Jésus. Celui-ci se retourna brusquement, l’énorme croix pivotant en l’air dans le mouvement, pour lui jeter un regard de pitié.

— Avance, dit l’officier d’une voix qui implorait presque. Ça ne me plaît pas plus qu’à toi.

Alors Jésus, se tournant de côté, s’adressa, de sa voix claire, forte et familière, aux femmes de Jérusalem :

— Ne pleurez pas sur moi, filles de Jérusalem. Pleurez sur vous et sur vos enfants. Le jour vient où l’on dira : heureuses les stériles, heureuses les mamelles qui n’ont point allaité. Et l’on dira aux montagnes : tombez sur nous. Car si l’on fait ces choses au bois vert, que fera-t-on au bois sec ?

Paroles des plus énigmatiques et, apparemment, se rapportant à des événements à venir, non pas à ceux déjà en cours. D’autant plus terribles à cause de cela et du fait que les mots, lourds d’épouvante, faisaient naître un malaise animal que beaucoup commençaient à ressentir ; car le ciel s’emplissait de nuées et le vent avait changé de direction. La sécheresse, semblait-il, touchait à sa fin. L’officier aiguillonna nerveusement Jésus du manche de son fouet, et c’est alors que le supplicié, non par faiblesse physique, mais par suite de la présence d’une grosse pierre sur son chemin, trébucha et faillit tomber à terre en entraînant sur lui la grande croix. Dans le silence des souffles retenus, une voix d’homme résonna très haut :

— La loi romaine, hein ? La justice de Rome ? Je lui crache dessus, moi, à votre justice romaine.

— Qui a dit cela ? Qui ? Où est-il ?

L’officier qui commandait le détachement tremblait de nervosité.

— Là, mon lieutenant. Le voilà.

Deux ou trois membres du service d’ordre avaient empoigné l’homme, qui était maigre et plus très jeune, mais aussi, en cet instant, plein de courage et clamant sa colère. L’un des policiers dit :

— Tu as envie d’en tâter, c’est ça ? Vas-y, prend la relève, prends-la !

Le ridicule des efforts de l’homme pour prendre à Jésus sa croix, la façon dont il s’effondra immédiatement sous l’incroyable fardeau, vint renforcer les sentiments mêlés de la foule, incapable de se libérer en frappant les Romains et en poussant des clameurs contre leur tyrannie. Quel que fût le tort en passe de s’accomplir, il était trop immense et complexe pour qu’une simple émeute de zélotes pût le redresser. Quand l’homme lâcha la croix pour la troisième fois en s’affalant avec elle, Jésus lui-même le releva doucement et lui demanda :

— Quel est ton nom ?

— Simon. Je suis tout juste arrivé de Cyrène. Pour la pâque. Jamais je n’aurais cru devoir faire cela.

— Accepte ma bénédiction si tu le veux bien, Simon. Défie-toi de la colère. Pardonne à tes ennemis.

Ces paroles de Jésus provoquèrent dans la foule un regain d’émotion alors que la sensibilité des spectateurs était déjà soumise à trop rude épreuve pour tolérer encore le moindre surcroît. La sourde rumeur qui courut fut telle qu’elle surprit même les vétérans les plus endurcis du détachement. Ce fut à ce moment que le soldat qui avait rythmé la marche en frappant du poing son tambour lança à terre son instrument et s’écria en latin d’Ibérie :

— Je n’en veux plus ! Battez-moi, pendez-moi, mais je n’en veux plus !… No prendo plu. Fustigame, supendeme, no prendo plu.

Sur quoi, il se mit à hurler comme un chien et on l’entraîna, toujours hurlant. Jésus dit à la foule, avec une grande autorité :

— Laissez les choses suivre leur cours jusqu’au bout. Ne faites rien. Priez. Et surtout pardonnez, à l’exemple de votre père céleste.

Et ce fut ainsi qu’une foule redevenue silencieuse pour une très grande part suivit Jésus et les soldats peu rassurés jusqu’au lieu du Crâne. Là, un fort détachement d’hommes en armes était rassemblé, la garnison ayant eu très vite vent de l’attitude insolite du peuple, et il était interdit à quiconque de franchir le cordon de troupe posté un peu plus bas qu’à mi-pente de la colline, exception faite, bien entendu, des protagonistes du drame qui allait se jouer. Les amis de Barabbas étaient déjà en position pour la crucifixion et poussaient de grands cris pitoyables. Le processus de crucifixion était le suivant. On forçait brutalement le condamné à se coucher sur le dos et deux ou trois soldats de poids le maintenaient dans la posture obscène de Mars offrant son sexe pendant qu’on lui attachait les poignets à la traverse avec une corde. Puis venaient les clous : un dans la paume de chaque main, ce qui provoquait un craquement délicat d’os et un riche jet de sang. On pouvait alors considérer l’homme comme bel et bien semi-crucifié. On le forçait ensuite à se mettre debout – ce dont il s’acquittait à la manière d’un aveugle hurlant et chancelant – puis à tituber sous le fouet jusqu’au montant rigidement fiché en terre tel un arbre.

Les deux hommes durent grimper tour à tour à la même échelle, car il n’y en avait qu’une sur place, dressée contre un des montants. Puis ils durent se tourner, aidés sans ménagement par les crucificateurs professionnels, de façon à présenter le dos au montant. Bras étendus, chaque doigt transformé en gouttière sanglante, il leur fallut endurer l’insertion de la traverse dans la profonde entaille pratiquée d’avance dans le haut du montant, et, là, rester pendus, à se balancer. Ensuite on retirait l’échelle.

Venait enfin le dernier acte du processus, beaucoup plus délicat et difficile que ne l’imaginent les esprits peu éclairés. On plaçait un pied par-dessus l’autre et on les fixait tous deux par le même clou – un homme les maintenant, l’autre maniant le marteau – à l’espèce de cale qui saillait sur le montant. Ce clou, comme on peut le concevoir, était exceptionnellement long. Un ou deux coups de marteau bien ajustés suffisaient à un vrai professionnel ; mais l’homme qui maintenait les pieds croisés, craignant naturellement que le marteau dérapât et que le clou ne vînt à lui transpercer une main, sinon les deux, était parfois trop enclin, malgré lui, à lâcher prise, en sorte que pieds et jambes s’écartaient et se débattaient.

Avec Jobab et Aram, tout se passa bien. Leurs hurlements étaient un crève-cœur, mais les crucificateurs étaient des professionnels endurcis. Les deux hommes, est-il besoin de le rappeler au lecteur, étaient totalement nus. Une forte cheville sortait du montant, entre les jambes du supplicié, pour empêcher le corps de s’affaler, ce qui donnait l’impression que Jobab et Aram avaient chacun deux phallus. Cette illusion faisait parfois sourire brièvement les bourreaux. Ce jour-là, cette petite obscénité n’amusa personne. Car nul n’aimait l’aspect du ciel : à en juger par les nuages, la pluie ne tarderait pas à faire rage, et une crucifixion sous la pluie n’avait rien de plaisant.

En gravissant la pente, Jésus pressa le pas, comme il arrive à un homme pliant sous le faix lorsqu’il voit approcher le but, si bien que l’officier et les soldats de l’escorte durent allonger aussi le pas pour ne pas se laisser distancer. Ils étaient plus essoufflés que lui. Il lâcha sa croix en parvenant au sommet, puis leva un regard plein de pitié vers les deux crucifiés qui gémissaient. Quelquefois la mort prenait longtemps ; d’autres fois elle était brève. Ce n’était pas tant la perte de sang qui tuait, que la difficulté d’aérer les poumons, car la contrainte de la posture s’opposait au processus normal de la respiration. Déjà l’on voyait et l’on entendait les mouches s’affairer autour des plaies des mains et des pieds – créatures bénies de Dieu vaquant aux nécessités premières de leur existence, au-dessus de la méchanceté de l’humanité et de ses efforts tourmentés pour trouver une forme acceptable d’ordre social et moral.

Jésus vit, entre les deux croix et leurs misérables occupants, la profonde cavité aux parois de brique où devait s’implanter le pied de son bois de justice. Il tourna son regard vers le bas de la colline et la grande foule silencieuse qui s’y tenait, et il distingua nettement sa mère, debout à côté du vieux boulanger Jotham. Celui-ci semblait secouer la tête comme pour déplorer l’entêtement de Jésus à vouloir, jusqu’au bout, se faire remarquer en public. Jésus sourit faiblement. Le bourreau en chef dit :

— C’est une nouvelle façon de faire. Je ne sais qui a eu cette brillante idée, mais je ne suis pas sûr qu’elle soit si mirifique que cela. N’importe, il faut voir.

— Eh bien, dit Jésus, allons-y.

— D’accord. J’aime pas la figure que ça prend là-haut.

Jésus commença par se dépouiller de la robe sans couture que l’officier commandant la corvée lui prit des mains et jeta sur son épaule. Les Romains regardaient ce grand corps avec une crainte respectueuse qui les faisait hésiter : la haute taille, la carrure, la belle musculature des bras et des jambes, la peau fine déchirée par l’impudence des coups de fouet. L’un des légionnaires hocha la tête malgré lui, comme pour déplorer pareil gâchis.

— Comme ceci ? demanda Jésus en se couchant sur la croix, les pieds joints, les bras étendus, comme il eût fait sur un lit.

— Ma foi, ça aide, dit l’exécuteur en chef en mauvais araméen.

C’était un homme à l’air usé, qui attendait probablement depuis trop longtemps une permission de détente.

— Si tu peux garder la position, ça nous permettra d’ajuster exactement le repose-pieds. Presque tous ils se débattent et se bagarrent. Mais ça, ça aide vraiment.

Le repose-pieds fut cloué rapidement et le chef bourreau reprit :

— Tant qu’à faire, on pourrait commencer par les pieds.

Il regardait Jésus, comme quêtant son approbation.

Ainsi donc le grand clou fut planté dans les deux pieds et le repose-pieds à la fois. Jésus poussa un long cri et abaissa son regard douloureux. Il vit ruisseler le sang. Il dit :

— Je ne voulais pas crier. Je voulais être…

Sur quoi il s’évanouit. Mais il reprit presque aussitôt connaissance.

— Oh, ils crient tous, dit l’exécuteur en chef. C’est humain, comme on dit. Moi aussi je crierais si on me faisait ça. Bon, et maintenant, si tu peux garder les mains comme elles sont, en essayant de ne pas les bouger, on pourra se passer de corde. On enfoncera les clous, pan, pan, en un tournemain. Ce sera vite fait, je te promets.

Les mains ouvertes furent donc clouées à la traverse ; les doigts se convulsèrent, puis agrippèrent les têtes de clou, comme pour y prendre réconfort.

— Y a pas de bite en bois, dit l’aide du bourreau à son chef. J’aime pas du tout ce nouveau genre.

— Tant pis ; s’il s’affale, il s’affalera, répliqua le chef. Et maintenant, c’est le plus dur.

Il attendit que le titulus en bois fût fixé à la base du repose-pieds, puis il cria un ordre :

— Aux cordes !

Il fallut dix hommes pour dresser la croix et son fardeau dans la gaine. Le pied du montant fut amené au bord de celle-ci, en sorte que, à l’instant où la structure entière serait hissée droite, il s’insérât dans l’orifice et glissât en place jusqu’au fond de brique avec un bruit sourd, puis, après avoir d’abord oscillé et vibré, se tînt à la verticale, sans que rien pût l’ébranler, que le vent – et de fait un fort vent soufflait maintenant. La difficulté fut de haler la croix jusqu’à la position verticale. De solides cordes furent nouées autour des bras de bois, à raison d’une par bras, et cinq hommes tirèrent de chaque côté, en suant et jurant. Mais sitôt le pied engagé dans la gaine, tout se passa sans ennui. Le grand corps déchiré, avec sa ridicule couronne d’épines que personne n’avait songé à ôter, s’affala et saigna. Les professionnels, s’essuyant les mains, contemplèrent leur œuvre avec fierté. Tout de même, l’exécuteur en chef dit :

— C’est pas une bonne façon. L’ancienne était meilleure.