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Pilate regardait tomber la pluie lorsqu’un secrétaire vint lui annoncer que le Grand Prêtre Caïphe sollicitait une audience et, de ce fait, attendait dans une antichambre.

— Il n’a donc pas peur d’être contaminé ?

— Bien au contraire, Excellence. Il semble très impatient d’être introduit et de vous parler.

— Fais-le entrer.

Caïphe fut introduit avec révérence. Pilate fit une brève inclinaison. Le Grand Prêtre répondit par un plongeon.

— Excellence, dit-il en acceptant un siège, je vous apporte la gratitude du sanhédrin. Merci donc pour votre, hum, collaboration.

— Je n’ai collaboré à rien du tout, Éminence. Je me suis lavé les mains, littéralement, de toute l’affaire. Je n’ai qu’un regret maintenant : j’aurais dû montrer moins de prudence et plus de courage.

Caïphe écouta attentivement l’araméen glacé de Pilate, puis répartit en latin subtil, émaillé de aliquantulum, de sensim et de haudquaquam.

— Vous parlez avec une franchise louable. Mais vous savez aussi bien que moi que les devoirs d’un chef séculier diffèrent à peine de ceux d’un grand prêtre. L’on ne nous a pas mis pour présider à la destruction insidieuse et graduelle, ou soudaine et scandaleuse, de l’ordre établi. Ma vie est toute prudence. Le courage ? C’est l’incitation au chaos. Je le laisse aux hommes tel que ce mort.

— Dites-moi, s’enquit Pilate, tuane condemnatio… la condamnation fut-elle bien vôtre ? Ou vous êtes-vous seulement montré prudent face à la haine et au fanatisme ?

— Que voilà des termes quelque peu forts, Excellence. Mes collègues ont décelé dans cet homme, et à juste titre ce me semble, une menace pour l’orthodoxie. Mon opinion a toujours plus ou moins été que, si l’orthodoxie est suffisamment sûre de soi, elle n’a nul besoin de craindre l’hérétique qui fait balancer le peuple. Mais, ah !… l’aspect séculier de la situation étant ce qu’il est…

— Vous parlez de la possibilité pour Rome de se dissocier officiellement de votre Église – de vous et de vos collègues – pour favoriser une religion qui ne crierait pas tout le temps : « Écoute, ô Israël » ?

— C’est une façon d’exprimer la chose, concéda Caïphe. Quant à la condamnation, j’en accepte la responsabilité. Mais mes raisons n’étaient pas celles de mes collègues.

— Quelles qu’elles fussent, le roi des Juifs n’en est pas moins mort.

— Cette histoire de sang royal est vraie. Il descendait de la maison de David par les deux côtés de la famille. Libre à nous d’exagérer un peu maintenant et de parler d’un roi sacrificiel. Il est bon qu’un homme paie de sa mort les péchés d’un peuple. Plus noble est le sang, plus admissible le sacrifice.

Pilate dit, après avoir soupiré une ou deux fois :

— J’appartiens à une face grossière. Nous sommes parfaits pour construire des routes et organiser des armées, mais nos exploits intellectuels ne vont pas très haut. Nous laissons la philosophie aux esclaves grecs. Sur le plan de la théologie, nous sommes forcés de nous considérer comme très en arrière de vous, Hébreux. Donc, dites-moi, Éminence : que peut bien signifier précisément cette expression : « le Fils de Dieu » ?

— Un fils de Dieu, rétorqua Caïphe, et les fils de Dieu. Nuance. De même que le Tout-Puissant est notre père, ainsi sommes-nous tous fils de Dieu. Mais le seul et unique Fils de Dieu… cela signifierait que Dieu, esprit, et esprit suprême, aurait donné le jour à un enfant mâle. Concept des plus barbares s’il en est.

— Pourtant, vous enseignez que rien n’est impossible à votre Dieu. Est-il si inconcevable qu’une déité qui soit tout esprit se présente elle-même au monde sous une forme physique ?

— Excellence, répondit Caïphe avec un léger sourire, on vous élève, vous autres Romains, dans l’idée que les dieux descendent sur la terre, prennent physiquement corps de façon éphémère… se font taureau, cygne, paon, pluie d’or…

— Oh, allons ! dit Pilate. Vous faites insulte à mon intelligence.

— Je vous dirai seulement ceci… que si Dieu avait vraiment décidé de créer un nouvel aspect de lui-même en enfermant toute son essence spirituelle dans le corps d’un être humain, ce n’aurait pu être qu’à une seule fin : lui permettre de se sacrifier à lui-même, en consommant ainsi l’expiation suprême des péchés de l’humanité. Et les péchés de l’homme aux yeux de Dieu doivent être infiniment plus terribles que le pécheur humain n’est capable de le concevoir.

— Mais qu’est-ce que le péché humain ?

— Oh, cela n’a rien à voir avec les infractions aux lois diététiques, répondit Caïphe non sans impatience, ni avec l’adultère ou le vol. C’est comme une souillure inexplicable, peut-être même entièrement involontaire, que la créature infligerait à la lumière du créateur. Comme si – mais quelle pauvre et ridicule analogie ! – un homme se mettait à vomir sur le pur éclat d’une neige toute fraîche et que cette neige se mît à hurler, en proie à une intolérable douleur. Cela doit vous paraître grotesque, je le sais ; mais le grotesque est un aspect fidèle du mystère. Et il est un autre mystère que je dois mentionner : si ce que je dis est vrai, alors Dieu doit aimer l’homme d’un amour si intolérable, si déchirant que…

— Je ne suis qu’un simple Romain, gémit presque Pilate.

Cela faisait un moment qu’il écoutait non sans malaise cet homme violenter et torturer la langue romaine dans sa grande simplicité, à un point qui eût été à peine supportable de la part d’un des nouveaux poètes d’Alexandrie – quasinix clamet, tu parles ! et il avait, pour les subtilités de l’Orient, la saine méfiance de l’Occidental.

— S’il en est donc, ou s’il se peut qu’il en soit, reprit-il, tout ainsi, alors il est possible de parler de la consommation d’un sacrifice – et de vous-même comme de l’agent de ce sacrifice ?

— Nullement, répondit Caïphe. De même que les écritures ne m’autorisent pas à spéculer de la manière que je vous ai d’ailleurs présentée comme une forme d’idée concevable et c’est tout, oui, purement concevable. La notion de Messie – de Messie du peuple juif – n’a rien à voir avec cela. Et le temps du Messie n’est pas encore venu.

— Mais le païen, le non-juif, le…

— Le gentil ?

— Oui, le gentil reste-t-il libre de croire à ce… à cet inconcevable, voulez-vous dire ?

— Le gentil est libre de croire à ce qu’il veut. Excellence, je vous ai déjà pris trop de votre précieux temps. Je venais en porteur d’une petite requête. C’est aujourd’hui Yom Schischi – dies Veneris – jour d’amour, curieusement – et le sabbat commence au coucher du soleil. En cette sainte période de la pâque, le Schabat est tenu pour jour très hautement sacré. Mes collègues du Conseil jugent peu convenable que les corps de ces trois Juifs, là-haut sur cette colline, continuent à souiller la sainteté de ces journées. Nous sollicitons l’autorisation de faire enlever les cadavres.

— Vous n’aurez qu’à voir mon adjoint en partant. Il vous arrangera cela. Et comment comptez-vous disposer des corps ?

— Les zélotes enterreront les leurs. Quant à l’autre… il y a un nouveau cimetière réservé aux étrangers à cette ville. Le corps d’un suicidé anonyme y repose déjà. Cela fera deux suicidés, dont un connu.

— Suicidé ? Un suicidé, ce Jésus ?

— Au sens large et peut-être légèrement frivole du terme, Excellence. Il avait résolu de mourir, n’est-il pas vrai ?

Sans répondre à la question, Pilate reprit :

— Pour cet autre, comme vous dites, un tombeau est déjà prévu. Un membre éminent de votre race et de votre loi est venu me voir – moi, et non pas vous, notez bien. Il était angoissé à la pensée que l’on pût ne pas disposer décemment du corps du roi des Juifs. Il est donc venu à moi. Preuve de courage… ou d’intuition.

— Et qui est cet homme ?

— Ah, il désire que son nom reste secret. Voici donc un Romain protégeant un Juif contre les Juifs ses frères. Lézarde dans l’édifice ; promesse de division. À votre place, jʼéprouverais quelque appréhension devant l’avenir.

— Je souhaitais seulement, répliqua Caïphe, connaître l’emplacement du tombeau. Vous comprenez… on a raconté que ce Jésus se lèverait d’entre les morts. Lui-même, il parlait de la destruction du Temple et de sa reconstruction en trois jours. L’idée a effleuré certains esprits qu’il s’agit là, peut-être, d’une allégorie toute simple. Et c’est le genre de prédiction qui peut très bien frapper l’esprit des superstitieux. Partout l’on craint que les partisans de notre homme, qui sait ? n’enlèvent en secret le corps pour le cacher, puis disent ensuite l’avoir vu ressuscité. Pourrait-on garder le tombeau ?

— Rien n’empêche que vous y fassiez monter la garde.

— Nous avons besoin, dit Caïphe, d’hommes désintéressés. Si ce sont de nos gens, les disciples de ce Jésus prétendront qu’il est vraiment ressuscité d’entre les morts, mais que ses ennemis le nient. Je vous serais donc très reconnaissant de…

— Très bien. L’on postera une garde romaine. Quelle sorte de personnes êtes-vous, reprit le procurateur d’une voix soudain durcie, si je puis me permettre cette question, sauf votre respect, Éminence ? D’abord, vous vous frottez les mains devant la mort de cet homme, et maintenant l’évidence de sa mort offense la délicatesse de votre suscepti…

Le secrétaire venait d’entrer, avec un message tracé dans la cire. Pilate lut, tout en continuant à parler. Puis, avec un regard et un sourire acides à l’adresse de Caïphe qui se levait pour prendre congé, il ajouta :

— Jésus bar Abbas… le prisonnier que j’ai relâché en usant de mon droit de clémence… il n’a pas tardé à réitérer ses crimes. Il vient déjà de tuer un centurion romain. Soit, soit, il y a un crucifix qui l’attend. Bonsoir, Éminence.

Caïphe s’inclina aliquantulum gauchement et sortit.