8

Quelques semaines plus tard, à la tombée de la nuit, les onze disciples étaient assis autour d’une table dans la salle du haut d’une auberge proche de la mer de Galilée. Le serveur, un jeune luron – un petit éclat de bois planté entre ses dents de la chance, comme une sorte d’amuse-bouche qu’il agitait avec la langue – demanda :

— Je sers maintenant ?

— C’est du froid ou du chaud ? s’enquit Simon.

— Ce sera chaud quand ça arrivera. Si ça vous dit de manger chaud, ça vous regarde.

— Alors, sers, dit Pierre. Et il faudrait encore une assiette et une coupe.

— Vous attendez quelqu’un ?

— Nous ne sommes pas sûrs, répondit Thomas. Nous pensons que oui.

— Dans ce cas, vous feriez bien de faire un peu de place, non ? dit le serveur.

Et il s’en fut chercher une cruche de vin et une corbeille de pain. Les disciples qui s’étaient assis sur le banc voisin du mur se mirent à remuer gauchement les pieds, ne sachant où ménager une place.

— On pourrait le mettre à côté de toi, dit Thomas à Jean. Comme avant.

— C’est vrai qu’on est un peu disposés comme la dernière fois, fit remarquer André. Il y a de cela combien ? Un mois ? Ça paraît des années !

— On est onze à présent, dit Pierre. Il va falloir chercher un nouveau.

— Peut-être qu’il en choisira un, dit Matthieu. Peut-être même l’amènera-t-il avec lui.

— Non, dit Pierre. Je crois que c’est à nous que tout cela revient, désormais.

— À toi, tu veux dire, dit Barthélémy. Doit-on commencer à t’appeler maître ?

— Non, Pierre suffit. Pierre, un point c’est tout.

Puis :

— À propos de ton rêve, Philippe… je finis par devenir un peu comme notre Thomas : méfiant. Nous étions plus confiants, autrefois. Est-ce qu’il a dit le jour ? Et l’heure ?

— Depuis le temps que je le raconte, dit Philippe non sans irritation, j’en suis fatigué. Il a chanté une petite chanson.

— Chante encore pour voir, dit Thaddée.

— Ouais, d’accord, dit Thomas. Mais pas toi, hein ? Pas de tes bouts de musiquette sur ton flutiau.

Philippe se contenta de réciter le petit poème, sans moduler la voix :

Lorsque paraîtra l’ange
Au jour de la dernière
Choisis ta chère
Et puis prends place et mange.

— La dernière quoi ? C’est ça la question, fit remarquer Matthieu. Les rêves n’ont pas changé depuis le temps des Joseph et autres : ça n’est jamais dit clairement.

— La dernière cène, dit Simon. Ça m’a l’air assez clair, pourtant. Sauf que ce n’était pas la dernière.

— Ça le sera si on ne le revoit pas, dit André.

— Vous êtes sûrs que c’était bien lui ? dit Pierre en regardant d’abord Thomas, puis Matthieu, assis de l’autre côté.

— Oui, c’était lui, répondit Matthieu, tandis que Thomas reniflait de mépris.

— Et il a disparu comme ça ?

— Comme un oiseau. Il a tourné les talons, comme pour s’en aller, et plus personne ! Pas vrai, Thomas ?

— Mais était-ce lui ? répéta Pierre.

— Écoute voir, dit Thomas, tu me connais. J’ai toujours été… comment dit-on ?

— Un sceptique, compléta Barthélémy.

— Je l’ai touché, et ensuite il m’a sermonné comme j’ai dit : que c’est mieux de croire sans voir – sur ce point je fais toujours mes réserves, mais n’importe. En tout cas, aucun doute à avoir. D’accord, Matthieu ?

— Moi, ce que je n’arrive pas à comprendre, tout de même, c’est que, s’il était en route pour la Galilée, pourquoi n’a-t-il pas continué le voyage avec nous ?

— Peut-être avait-il des gens à voir, dit Simon. On n’est pas les seuls au monde.

Long silence. D’en bas monta le fracas des écuelles en métal, puis le juron d’un cuisinier. Thaddée dit :

— On raconte que la mère est venue réclamer le corps. Hélas, trop tard. On ne lui a pas permis de l’enlever. Mais il y a une sorte d’inscription sur la tombe, maintenant. Rien que le nom.

— C’est qui ? demanda André.

— Tu le sais diablement bien, répondit Simon. Il est ici même en ce moment, d’une façon. Du fait même qu’il n’y est pas, si tu vois ce que je veux dire. Pauvre bougre. Pourtant le fond n’était pas mauvais. Il avait la foi. Jamais je ne comprendrai.

— L’innocence, dit Pierre, est parfois une forme de trahison.

C’était sa première déclaration gnomique. Tous le considérèrent avec respect.

— Il fallait que quelqu’un fasse ce qu’il a fait. Nous autres, nous avons eu de la chance, j’imagine.

Il avait entièrement chassé de son esprit le souvenir de son propre reniement, à force, surtout, de méditer sur la parabole du fils qui avait dit non, mais s’était exécuté, alors que celui qui avait dit oui n’en avait rien fait.

Le serveur entra avec un plat fumant :

— N’en v’là des beaux poissons grillés, tout frais péchés d’aujourd’hui !

— « Choisis ta chère », c’est bien ça ? demanda Simon.

— Façon générale de parler, répondit Barthélémy. La chère, ça peut être n’importe quelle nourriture cuite, pas forcément de la c-h-a-i-r.

— Y a quelqu’un en bas qui vient juste d’arriver, dit le serveur en posant le plat. Des fois que ça serait lui ? Un grand type dans un grand manteau. Si c’est lui, vous n’aurez pas à manger froid.

Il sortit, et l’on put entendre le bruit de ses pas descendant rapidement l’escalier, cependant qu’un autre pas, plus lent et grave, montait. Ils se regardèrent entre eux. Matthieu se racla la gorge en faisant un bruit de trompette. Puis, gauchement, ils entreprirent de se lever – non sans peine pour les plus proches du mur, tant la table les coinçait. Un homme grand et solide entra, enveloppé d’un manteau et encapuchonné. D’un geste vif il rejeta ce vêtement à terre et sourit. Jésus. Les plaies de ses mains étaient en bonne voie de cicatrisation. Jean eut le geste qu’il fallait : il repoussa la table. La brusquerie fit rouler par terre une écuelle qui tourna comme une toupie en résonnant, puis tituba, s’immobilisa. Et Jean prit Jésus dans ses bras. Jésus, en souriant, lui tapota le dos et dit :

— Des poissons du lac. Parfait. Mangeons.

Ils mangèrent, sans grand appétit sauf lui. Cet homme était mort, il avait connu la tombe. Où était-il allé, en réalité et en esprit, durant cette journée de mort physique ? Personne n’avait envie de le demander. Jésus parlait gaiement. Il disait :

— … totalement accomplies, dans le moindre détail. Jusqu’à mon vêtement joué aux dés. Je l’aimais bien, cette robe.

Celle qu’il portait maintenant n’était pas sans couture. Où l’avait-il trouvée ou achetée ? Qui la lui avait donnée ? La seule personne amie et ayant un peu d’argent à laquelle ils pouvaient penser était une prostituée repentie. Où était-elle passée, celle-là, à propos ? Et Jésus avait-il déjà rendu visite à sa mère ? Sinon, le ferait-il ? Il y avait tant de questions qu’ils auraient aimé lui poser, sans en trouver l’audace.

— « Ils se sont partagé entre eux mes vêtements, et sur ma vêture ils ont tiré au sort ». Nous n’avons plus personne avec nous pour dire : « Ceci, maître, est dans le vingt-deuxième Psaume de David ».

Tout le monde était très mal à son aise, à présent, à part, naturellement, Jésus.

— Et tout ce qui se passera dorénavant, dès l’instant où je vous quitterai… tout cela aussi, oui, est prédit. Vous irez prêcher le repentir et la rémission des péchés, en mon nom, à toutes les nations… à commencer par Jérusalem.

— Maître, quand nous quitteras-tu ? demanda Pierre. Et pour aller où ?

— Où ? répéta Jésus tout en mâchant son pain. Finalement, je retournerai là d’où je suis venu. Quand ? Ne me le demandez pas maintenant. Je vais vous quitter, moi, le ressuscité, nullement malheureux d’être de nouveau chair et sang et de vivre selon la chair… Pour où, demandez-vous ? Ne me posez pas non plus cette question, car je ne le sais pas. Ma mission touche à sa fin ; la vôtre doit commencer. Ce que les hommes doivent apprendre, il faut qu’ils l’entendent de la bouche de non-ressuscités. Il vous est cependant permis de savoir que je serai sur cette terre, bien que ce ne puisse plus être avec vous… sauf dans le sens que j’ai évoqué avant ma mort.

— Avant ta mort, dit Pierre, s’interrompant car les mots l’avaient frappé avec la force d’un coup de poing dans la mâchoire. Tu es mort et tu es revenu. C’est bien difficile à admettre.

Il frissonna. Jésus lui donna une grande tape dans le dos, comme pour lui faire passer une arête.

— Difficile à admettre, répéta Jésus. Mourir est douloureux, mais la mort elle-même n’est rien du tout. Rappelez-vous bien ceci : mourir existe, la mort n’existe pas. Rappelez-vous ce que j’ai dit et fait avant de mourir. Le pain et le vin, ces dons de Dieu, et la parole, aussi palpable que le pain et le vin. La parole est vôtre, maintenant, et la puissance, et vôtres seront le triomphe comme aussi la souffrance. Le chemin, vous avez déjà pu le voir, sera ardu.

La nature se manifesta volubilement à cet instant par le vacarme d’une créature sauvage, toute proche, qui venait d’être prise et qui criait.

— Vous commencerez par Jérusalem. Mais la bonne parole n’est pas réservée au seul Israël. Vous serez dispersés, comme la semence par les vents d’automne… vers d’autres cités, d’autres pays. Vers les îles des Grecs et vers l’Éthiopie, vers les îles de cette mer que les Romains appellent mare nostrum, vers Rome elle-même. Car la bonne parole est destinée à tous les hommes.

— Quand commencerons-nous ? Bientôt ? demanda Pierre.

— Demain, répondit vivement Jésus. Ou, si vous le voulez, ce soir. Il me reste peu de choses à vous dire. Aimez les hommes, mais méfiez-vous d’eux, car ils vous livreront et vous châtieront, et à cause de moi vous serez traînés jusque devant des gouverneurs et des rois afin d’être jugés et punis pour avoir prêché l’amour. Mais à l’heure où vous serez cités afin de témoigner pour le Fils de l’Homme, ne craignez point. Ce ne sera pas vous qui parlerez, ce sera l’esprit de votre père dans les cieux qui parlera par votre bouche. Vous serez haïs… à cause de moi. Mais celui qui endurera jusqu’à la fin sera sauvé. Et la parole triomphera. Allez maintenant, et faites-vous des disciples dans toutes les nations, et baptisez-les au nom de trois personnes : au nom du père, au nom du fils, et au nom du saint esprit qui de nous tous ne fait qu’un. Et souvenez-vous de ceci : je serai toujours avec vous, jusqu’à la fin du monde.

Il y eut un silence, dans lequel on entendit les pas du serveur qui montait. Il s’arrêta sur le seuil, son éclat de bois, son amuse-bouche, se trémoussant entre ses dents de la chance.

— Tout va bien ? Encore un peu de vin ? À qui je donne l’addition ?

— À moi, répondit Jésus.