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Et ainsi prend fin mon récit. Les événements que j’ai décrits, les personnages que j’ai tenté de tracer, appartiennent déjà à un passé en grand danger de se perdre dans le mythe, en sorte que Jésus pourrait fort bien grandir encore d’une coudée pour devenir un vrai géant, et Judas Iscariote rapetisser pour devenir un homme qui avait besoin de trente piécettes d’argent. Bientôt, je n’en doute pas, il y aura, pour ainsi dire, des versions officielles de Jésus, de sa vie, de sa bonne parole, faisant autorité par la grâce d’hommes prétendant détenir l’autorité, et imposées dans leurs moindres détails aux fidèles. Mon histoire à moi ne veut pas être un texte sacré, sans toutefois s’abaisser non plus au niveau d’un simple divertissement. J’ai beau ne pas être chrétien, je crois que Jésus de Nazareth fut un grand homme et que sa vie est digne du genre de compte rendu désintéressé dont est seul capable un non-croyant. Quand je dis que je ne suis pas chrétien et quand je parle de non-croyant, j’entends que je ne me soucie guère, d’aucune façon, de la preuve supposée des origines divines de Jésus et du fait qu’il naquit du sein d’une vierge, comme de sa résurrection et de ses prétendus miracles. « À leurs fruits vous les reconnaîtrez », disait-il. Ce sont les fruits qu’il a donnés qui m’intéressent, non en tant qu’objets colorés disposés dans un bol en bois, mais comme substances esculentes, pleines de sucs nourrissants et savoureux.

Il est des gens pour affirmer que le créateur de l’univers s’adonna par jeu à sa création et l’entretient comme un divertissement. Si oui – et je suis à demi enclin à le croire –alors l’existence humaine n’est peut-être guère plus qu’un jeu, en ce sens que, comme l’homme n’a pas le pouvoir d’être responsable du maintien de cette vie, son temps ne peut être occupé que par des vétilles, lesquelles, sous peine de périr d’ennui, il doit considérer comme douées d’une grande importance et d’une immense et suprême signification. Il pare sa maison et son corps, il accommode les fruits de la terre, écoute de la musique, lit des histoires. Parfois, ses divertissements sont sanguinaires et tyranniques ; il les nomme alors politique, art de gouverner, ou même devoir et nécessité d’expansion impérialiste. L’homme est un animal social dont la joie est d’édifier des sociétés humaines mal ficelées, que de méchants individus se font une volupté d’enfermer dans le cadre rigide de lois et de sanctions superstitieuses et de baptiser pompeusement « États ». Que ce soit par obligation que les humains entretiennent entre eux des devoirs réciproques, c’est là un fait que personne, je crois, ne peut nier.

Jésus de Nazareth enseigna l’importance du devoir et en clarifia la nature à la lumière du mot amour – ahavah ou agape, plutôt qu’amor à proprement parler. C’est un mot traître et malaisé à définir dans toutes les langues, mais Jésus démontra par la parabole et par l’exemple le sens qu’il attachait à ce terme. Il avança une impossibilité : l’amour de nos ennemis. Mais l’impossibilité perd de sa force, vue sous cet angle que je suis bien forcé de qualifier de ludique, et que l’on a appliqué à la création du monde et à sa conservation. Le devoir aussi est un jeu – diaboliquement difficile, mais malgré tout jouable. Jeu de la tolérance, jeu de l’autre joue que l’on doit tendre, jeu de la répulsion naturelle à la vue d’une peau vérolée ou lépreuse, répulsion que l’on doit dominer pour la couvrir de baisers pleins d’amour. Et le gagnant reçoit un prix, et ce prix s’appelle : royaume des cieux. Royaume peuplé d’hommes et de femmes qui jouent bien le jeu et désirent le jouer encore mieux. Et les membres du royaume sont toujours reconnaissables : à leurs fruits vous les reconnaîtrez. Le jeu donne un extraordinaire intérêt à la vie. Pourquoi tant de gens, non contents de refuser d’y jouer, persécutent-ils, avec une férocité qui paraît forcément quelque peu disproportionnée, ceux qui ont envie de jouer ? C’est parce qu’ils prennent la vie trop au sérieux.

Jésus et ses hommes ne prenaient pas du tout la vie sérieusement. Il fallut sauver Matthieu qui, lui, l’avait prise au sérieux, de la façon que nous avons vue ; mais le reste des suivants étaient des hommes qui, ne possédant rien, n’avaient donc rien à prendre au sérieux. Posséder des biens est dangereux, et le comble de la folie qui consiste à prendre les choses au sérieux est la possession périlleuse d’un empire. Possédant une chose, on se battra toujours pour elle, quitte à trouver peut-être que cette lutte offre une solution de choix à l’ennui. Mais la lutte est destructrice de soi comme de l’ennemi ; elle est immensément épuisante et se termine trop souvent par la perte de la chose pour laquelle on luttait. Mieux vaut, infiniment, jouer le jeu du royaume.

J’aurais encore beaucoup à dire sur ce sujet, mais je n’ai rien d’un philosophe moraliste (c’est-à-dire d’un arbitre du jeu du comportement social). Je ne peux parler que de ma propre vie et de la satisfaction que j’ai gagnée à cultiver l’art de la tolérance, de la longanimité et de l’affection. Il est, bien entendu, nécessaire de s’aimer soi-même avant d’aimer les autres (sinon que serait la vertu ludique d’aimer son prochain comme soi-même ?), mais la nature de cet amour est difficilement explicable aux pharisiens et aux saducéens. Ce n’est pas un amour actif ; c’est un amour quintessentiel : s’aimer soi-même comme un être remarquablement créé et (je préférerais éviter le terme si je le pouvais, mais je vois bien que c’est impossible) quelque peu miraculeusement conservé en vie. Si Dieu s’en est contenté (comme disent d’habitude les chrétiens), alors c’est assez bon pour vous.

Malgré l’apparition de Jésus ici-bas pour y prêcher la doctrine de l’amour, et malgré le solide travail de ses disciples (tous mis à mort par les sérieux, de façon étrangement ludique), on ne peut prétendre que le royaume des cieux, promis par lui en récompense de l’amour, ait pour le moment grand chance de l’emporter sur le royaume des sérieux, que l’on peut aussi appeler royaume de César. Considérez ce qui s’est passé depuis la mort de Jésus (je parle de sa mort sur la croix telle qu’elle est rapportée, et non de celle qui suivit la résurrection à la vie, que je ne suis pas du tout sûr, d’ailleurs, de pouvoir admettre). Les Romains envahirent la Britanie sous Aulus Plautius. Caractacus fut traîné à Rome dans les chaînes de l’esclavage. Boudicca se révolta en Britanie ; la rébellion fut écrasée. Saül, l’homme qui devint Paul, fut exécuté pour avoir prêché l’amour. Rome flamba et l’on accusa les chrétiens. Les Juifs de Palestine se soulevèrent enfin contre le pouvoir romain ; la révolte fut très méchamment réprimée par Titus. Bar-Cochba (dont le prénom était, dit-on, Jésus) s’insurgea à son tour ; cette fois, cela aboutit à la dispersion des Juifs. Jésus de Nazareth avait vu clairement ce qui arriverait, et il suppliait les hommes d’être aussi frivoles que le lys des champs et d’essayer (ce dont les lys sont incapables) de jouer le jeu de la tolérance et de la charité.

Un jour, peut-être tous les hommes apprendront-ils à entrer au royaume, de sorte que le royaume des cieux se confonde enfin avec celui de César – auquel cas le nom même et la couronne de lauriers de César ne seront plus que hochets d’enfant. Mais j’ai quelques doutes à ce sujet, tout de même que Jésus, semble-t-il – sinon pourquoi tant de discours sur la récolte des moissons et la destruction de l’ivraie dans le feu ? Quoi qu’il en soit, puisque Jésus a voulu à tout prix que Dieu ne se souciât guère du temps, on peut en déduire qu’il ne se préoccupe guère d’aucune espèce de mesure quantitative et que le royaume n’a pas à s’enorgueillir de ses seules dimensions.

Je prends congé de vous, en priant les vétilleux de ne pas se montrer trop durs pour les défauts littéraires d’un homme sans autre prétention que d’avoir la verve de conter une histoire fort simple. Quant aux hostiles, je leur demande de m’aimer comme je m’efforce de le faire pour eux. À celui qui, peut-être, dans les temps à venir, traduira cette chronique dans une langue qui ne sera pas l’une des miennes, je demande de prendre conseil des exigences de l’esprit et de ne pas tatillonner en s’en tenant purement à la lettre. Et à tous je dis : travaillez ferme au jeu de l’amour, afin de pouvoir me rejoindre, et le rejoindre, lui, au royaume. Shalom. Ila al-laqua. Andi’o. Kwaheri. Bonne route.